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la province qui portait le nom de Lyonnaise. Ses ruines et ses inscriptions nous apprennent, mieux que celles de toute autre cité impériale, comment fonctionnait, dès le second siècle, la machine déjà fort compliquée d'un gouvernement provincial. On aime à répéter que le BasEmpire fut le triomphe du régime bureaucratique; jamais triomphe ne fut moins brusque et plus longtemps préparé. Ce qui est plus vrai, c'est que les almanachs officiels et les codes législatifs nous font trop bien connaître les bureaux administratifs du v° siècle. Mais, grâce aux inscriptions de Lyon, nous pouvons pénétrer dans ceux du temps des Antonins et des Sévères, et constater que déjà le personnel y est nombreux, bien distribué, sévèrement enrégimenté.

Le gouverneur de la province de Gaule lyonnaise dirige les affaires civiles et militaires. Il y a, près de lui, un intendant des finances impériales, dont le district s'étend jusqu'en Aquitaine. Les administrations les plus importantes ont leurs chefs particuliers: un chevalier romain est à la tête du bureau de recensement; un autre veille au service des postes. Les grandes exploitations fiscales de la Gaule ont également à Lyon leur direction centrale; par exemple la Monnaie, la Douane et les Mines. Chacun de ces ministères a son directeur général, préfet ou procurateur, qu'assistent des chefs de service, préposés ou adjoints. Audessous s'échelonnait la foule des employés subalternes, cornicularii ou hommes de confiance, beneficiarii ou ordonnances, greffiers, teneurs de livres, comptables, archivistes, trésoriers-payeurs, caissiers, courriers, portiers. La plupart de ces employés furent pris, surtout depuis Hadrien, parmi les anciens soldats; l'organisation des bureaux était à moitié militaire. C'est ce que montre mieux encore le Notitiæ dignitatum, qui donne au v siècle les cadres des grands bureaux de l'Empire; mais on peut reconnaître que les administrations lyonnaises laissent peu de places à créer et sont déjà des modèles du genre.

Il faut ajouter à ce personnel la domesticité des procurateurs, des préfets, des gouverneurs. C'étaient tous, plus ou moins, des parvenus, et, comme tels, fort épris de luxe et avides de clientèle; ils aimaient également les nombreux cortèges et les tables somptueuses. C'étaient des Trimalchions fonctionnaires. A l'époque où la plupart des chefs d'emploi n'étaient encore que des affranchis du prince, ils ne marchaient pas sans une foule compacte d'amis et de serviteurs. Un esclave impérial, simple intendant, dispensator, du fisc des Gaules, en résidence ordinaire à Lyon, voyageait avec une suite de seize esclaves, qui remplissaient auprès de lui les fonctions de secrétaires, hommes d'affaire, valets de pied, valets de chambre, dépensier, médecin, argentier, cuisiniers.

Tout était donc prêt et réuni à Lyon pour donner aux empereurs, quand ils y séjourneraient, l'idée d'une capitale émule de Rome. Ils y trouvaient, comme sur le Palatin, leur maison à eux, la domus Juliana de l'antiquaille; ils y trouvaient aussi des chevaliers de leur cohorte, des vétérans de leur armée et la troupe empressée d'une domesticité officielle. Quand Vitellius s'arrêta dans Lyon avant de marcher contre l'Italie, ce fut là, pour la première fois, qu'il put se donner l'air d'un empereur : grâce au gouverneur de la province, il composa sa maison et organisa ses ministères.

Pour protéger leur demeure et garder l'hôtel de la monnaie, pour faire honneur à cette capitale, à ces prêtres, à ces fonctionnaires, les empereurs avaient placé dans Lyon un assez fort détachement de troupes. En Gaule, les soldats étaient aux frontières; il n'y avait point de stations militaires dans les villes de l'intérieur, pas même dans les colonies fortifiées. Un écrivain ancien, en célébrant la paix qui régnait dans les Gaules, rappelle qu'un millier d'hommes suffisait à les contenir : c'étaient ceux qui occupaient Lyon. La ville eut, comme Carthage et comme Rome, le privilège d'une garnison. Ce fut une cohorte entière qu'on y établit. Elle porta pendant longtemps le titre de « cohorte urbaine », comme celles qui séjournaient dans Rome : elle était inscrite et numérotée à leur suite; ce n'était en principe qu'un détachement du corps de troupes chargé de garder la Ville Eternelle.

Mais ce n'était pas la seule force militaire qui pouvait, le cas échéant, défendre Lyon et menacer la Gaule. Depuis Auguste jusqu'à Caracalla, les empereurs ont établi dans la cité de nombreux vétérans : les inscriptions en mentionnent plus de cinquante. Chaque année, d'anciens soldats des légions rhénanes étaient dirigés vers Lyon, pour y recevoir, avec le titre de colons, un établissement brillant et solide; mariés presque tous, ils faisaient souche de Romains et de Lyonnais. L'État veillait ainsi de fort près au recrutement de la population lyonnaise. Le commerce et l'industrie, l'esclavage et la propagande religieuse amenaient sans cesse dans la ville une population exotique et une tourbe mêlée et remuante. Mais les vétérans des légions maintenaient l'influence des traditions romaines et l'élément militaire. Ils formaient une réserve qui, au besoin, renforçait la cohorte active; ils constituaient, en pleine nation gauloise, un foyer permanent de patriotisme romain. Ces colons lyonnais étaient fiers de leur origine : ils s'opposaient glorieusement aux Allobroges de Vienne et peut-être aussi aux Éduens d'Autun : « Là-bas, disaient-ils en montrant la cité viennoise aux généraux de Vitellius, là-bas est l'étranger et l'ennemi; nous, nous sommes la colonie ro

maine, une partie intégrante de l'armée » se coloniam romanam et partem:

exercitus.

Voilà qui pouvait faire réfléchir les sénateurs gaulois du Conseil. Eux aussi, à ce compte, étaient des étrangers et des ennemis; ayant si près d'eux, presque au seuil de leur temple, une colonie de l'armée romaine, ils ressemblaient un peu, dans les jours de crise, à d'illustres otages. Ne serait-ce point là un des motifs pour lesquels le Conseil de Lyon n'eut jamais la tentation d'intervenir dans les guerres civiles et les rivalités d'empereurs (1)?

Voilà ce que les inscriptions lyonnaises nous font connaître sur la politique romaine dans notre pays. Elles nous permettraient aussi de reconstituer l'histoire même de Lyon, depuis ses origines jusqu'aux temps des barbares; elles nous montreraient comment, de ces éléments si divers et si disparates, s'est formée la population lyonnaise, et comment elle a pris malgré tout, et presque dès le début, cette originalité attrayante, ce caractère laborieux et mystique, cette humeur intelligente et inquiète, qu'elle a conservés jusqu'à nos jours. Mais on a seulement voulu, dans cet article, indiquer quel profit l'histoire générale de l'Empire peut recueillir de ces inscriptions, quand elles sont publiées et commentées par un homme comme M. Allmer. Grâce à elles et grâce à lui, nous avons pu comprendre comment les Romains ont gouverné une nation et fondé une capitale.

CAMILLE JULLIAN.

NOUVELLES LITTÉRAIRES.

INSTITUT NATIONAL DE FRANCE.

ACADÉMIE DES SCIENCES.

M. Helmholtz, membre associé étranger de l'Académie des sciences, est décédé le 8 septembre 1894.

(") Voir sur ce point Guiraud, Assemblées provinciales, p. 195 et suiv.

LIVRES NOUVEAUX.

FRANCE.

Mémoires du chancelier Pasquier, publiés par M. le duc d'Audiffret-Pasquier, de l'Académie française. 1 partie : Révolution, Consulat, Empire, III, 1814-1815, et 2 partie : Restauration, I, 1815-1820, Paris, Plon, 1894. Nous sommes en retard pour annoncer la publication des tomes III et IV des Mémoires du chancelier Pasquier, le troisième comprenant la première Restauration, les Cent Jours, et la deuxième Restauration, avec le ministère de Talleyrand et la Chambre introuvable; le quatrième, la période plus longue, du 21 septembre 1815 au 23 octobre 1820: premier ministère Richelieu, ministère Dessole, ministère Decaze, et deuxième ministère Richelieu jusqu'à l'ouverture du congrès de Troppau.

Les faits, dans leur ensemble, sont bien connus; mais le récit de l'auteur jette un jour nouveau sur certains événements auxquels il a été mêlé comme ministre, ou dont il a suivi la marche comme témoin toujours si bien place. Signalons, dans le tome III, les embarras de la royauté restaurée entre les anciens officiers qui perdaient tout à la chute de l'Empire et les émigrés qui prétendaient tout avoir, ses fautes, ses maladresses, qui déconcertaient la masse de ses partisans dans le peuple et donnaient des armes à ses adversaires; avec cela l'incroyable sécurité du gouvernement, l'inertie de la police à l'égard de l'ile d'Elbe; toutes choses qui provoquérent et rendirent facile le retour de Napoléon. Si, dès la première rencontre de l'Empereur avec l'armée qui devait le combattre, on put prévoir la chute des Bourbons, il n'était pas moins aisé, devant l'attitude de l'Europe, de prédire le résultat de cette entreprise si rapidement victorieuse. M. Pasquier en fournit une preuve qu'on n'aurait pas imaginée. Frappé par un décret qui l'exilait à quarante lieues de Paris, et désirant obtenir un délai de quelques jours, il alla voir Fouché, ministre de la police, qui lui dit que Napoléon n'en avait pas pour quatre mois, et, dans une seconde entrevue, ce singulier ministre de Bonaparte le pressa de ne pas s'éloigner, le voulant avoir sous la main à l'heure prochaine où l'écrasement de son maître ramènerait à Paris les Bourbons; et c'est ce qui arriva. Le ministre de l'empereur déchu resta le ministre du roi restauré, et M. Pasquier fut son collègue, sous la présidence de M. de Talleyrand. Il eut les sceaux avec l'intérim de l'intérieur, et à ce double titre il put apprécier au juste la façon d'agir de ces deux hommes, qui n'étaient de ses amis ni l'un ni l'autre. Il raconte les allures de Fouché parmi ses collègues, et comment Talleyrand manœuvra pour l'éliminer, sans se douter que c'est lui-même, en raison des griefs de l'empereur de Russie, qui mettait, bien plus que Fouché, le ministère en péril. Une manière d'éliminer Fouché, soutenu par Wellington, c'était de dissoudre le ministère. Talleyrand s'y prêta, comptant bien être invité par le roi à reconstituer le cabinet. Louis XVIII en chargea le duc de Richelieu.

Le tome IV commence avec le premier ministère de Richelieu. Dans la période de cinq ans environ qu'embrasse ce volume, M. Pasquier fut encore en position de

bien voir les choses: membre influent du parti modéré dans la Chambre où il revenait siéger, réélu à Paris et nommé président de la Chambre nouvelle, repris par Richelieu comme garde des sceaux, sorti avec lui du ministère, quand la présidence passa au général Dessole, ministre des affaires étrangères sous la présidence de M. Decazes, et maintenu dans ce poste, quand, après l'assassinat du duc de Berri, un irrésistible mouvement d'opinion eut amené Louis XVIII à sacrifier son favori pour rappeler Richelieu.

Sans avoir les coups de théâtre de l'année précédente, la période nouvelle offre encore ample matière à l'historien. Ce sont d'abord les représailles de la funeste époque des Cent Jours, le procès et l'exécution du maréchal Ney, la condamnation et l'évasion heureuse de Lavalette, les régicides exceptés de l'amnistie; les conspirations, qui, impunies ou réprimées, renaissent pour ainsi dire d'elles-mêmes; conspirations à Paris, conspirations dans les départements, à Lyon, à Grenoble; conspirations de bonapartistes, conspirations de libéraux : les bonapartistes prenant l'enseigne de libéraux; les libéraux, pourvu que les Bourbons soient renversés, acceptant Napoléon II; conspirations même de royalistes, comme cette conspiration dite du bord de l'eau où le général Donadieu et Chateaubriant se trouvaient compromis; puis, le renouvellement de la chambre des députés, la discussion des projets de lois qu'on pourrait appeler organiques, loi sur les élections, loi sur la liberté individuelle, loi sur la presse, discussion où l'éloquence parlementaire, après un long silence, reparaît avec un incomparable éclat et où M. Pasquier, sans prendre rang à côté des Royer-Colard, Foy, Laisné, de Serre, tient encore une place très honorable.

M. Pasquier, fort modéré de caractère, rend hommage aux talents dans tous les partis; mais son impartialité n'est pas de l'indifférence. Royaliste de la nuance du duc de Richelieu, il n'est ami ni des ultras, qui par leur zèle compromettent la cause royale, ni des libéraux, qui par leur empressement compromettent la liberté, ni même des doctrinaires. Il n'a pas toujours des paroles très sympathiques, soit pour Royer-Colard, soit pour M. Guizot, dont les noms reviennent souvent dans ses récits, et cela ramène plus d'une répétition dans ses jugements. Ces répétitions sont un peu le défaut de ces Mémoires, répétitions fort naturelles au cours de la composition, et que l'auteur aurait supprimées s'il eût publié lui-même son œuvre, mais que son éditeur devait respecter. Cela n'ôte rien à l'intérêt du livre, qui occupera une place considérable dans la précieuse collection des mémoires sur l'Empire et sur la Restauration. H. Wallon.

L'Année philosophique, publiée sous la direction de M. F. Pillon, ancien rédacteur de la Critique philosophique; 4° année, 1894. · Un volume in-8°, de 316 pages.

Paris, Félix Alcan.

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Ceux qui s'intéressent aux mouvements philosophiques, si divers, si nombreux, si contraires qu'ils soient, ont lu avec une sérieuse satisfaction les trois premiers volumes de l'Année philosophique, publiée sous la direction de M. F. Pillon. Ils liront avec la même attention le quatrième volume, qui porte la date de la présente année, et l'estimeront non moins que les précédents. Cet ouvrage rend un signalé service aux études dont il s'occupe; il en montre l'état actuel, la marche, les polémiques, tant au point de vue de l'histoire qu'à celui de la théorie. Il permet de comparer les doctrines, de voir comment elles résistent les unes aux autres, se complètent ou se corrigent mutuellement. Ce recueil, il est vrai, reste l'organe d'un groupe depuis longtemps connu par ses spéculations originales; mais en cela encore

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