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bornait pas à la France. Une imitation en vers franco-italiens (br. XXVII) nous a conservé une forme de l'épisode du Plaid plus ancienne que toutes les autres. Les allusions des troubadours sont nombreuses (), quelques-unes fort intéressantes, comme celle de Pierre de Bussignac, qui renvoie à un récit très archaïque de l'épisode de Renard médecin. En Angleterre, nous trouvons les noms des animaux du cycle, parfois avec d'intéressantes variantes, et une imitation très heureuse d'une des formes de l'épisode du Puits. Enfin c'est hors de France qu'à trois reprises et dans trois langues, on a essayé de construire, avec les récits épars des auteurs français, une véritable narration épique. La plus ancienne de ces tentatives est l'Ysengrimus latin, terminé à Gand par l'écolâtre Nivard en 1148; puis vient le Reinhart Fuchs allemand, écrit vers 1170, en Alsace, par Henri le Glichezâre (2), et enfin le Reinaert néerlandais, dont la première partie, composée vers 1250 dans le pays entre Gand et Anvers, est d'un poète de beaucoup de talent appelé Willem, dont la seconde, fort inférieure, est anonyme et postérieure de plus d'un siècle : c'est du Reinaert flamand, les deux parties réunies en un seul corps, que procèdent toutes les imitations modernes (3) et notamment celle de Goethe.

L'Ysengrimus, le Reinhart Fuchs, le Reinaert sont de véritables poèmes, où il y a de la suite et où règne une certaine unité. Chacun d'eux, au jugement d'un lecteur moderne, mériterait le nom de Roman de Renard. Ce nom, au contraire, ne paraît pas convenir au recueil incohérent de nos branches françaises, et des critiques l'ont jugé fort impropre (4). Mais

(1) Elles ont été réunies par J. Grimm, sur les renseignements que lui avait fournis Raynouard, et, moins complètement, par M. Birch-Hirschfeld.

(2) C'est à tort, à mon avis, que Müllenhoff (Zeitschrift für deutsches Alterthum, XVIII, 9) traduit ce surnom par « clerc vagant ». Glichezâre (allem. mod. Gleissner) est rendu dans les glossaires par simulator, dissimulator, hypocrita », et a ce sens dans les rares passages où il figure. Müllenhoff s'appuie sur une glose (Graff, III, 119) qui le rend par sarabaita, qui signifierait moine qui va de couvent en couvent »; mais ce n'est pas là le sens de ce mot d'origine égyptienne, passé au grec, puis au latin, dans le milieu monacal de l'Egypte : il désigne un

moine qui n'a de la profession que l'apparence, qui ment à Dieu et au monde. et il est très souvent pris au sens « d'hypocrite, qu'il a dans notre glossaire. On trouvera que le Glichezâre se donnait un singulier surnom; mais il ne faisait sans doute que le subir et en avait probablement hérité.

(3) Sauf le charmant arrangement, fait pour les enfants, que P. Paris a publié en 1861 Les aventures de maître Renard et d'Isengrin son compère.

(4) « Cette longue suite de contes facétieux auxquels on a donné le nom fort impropre de Roman de Renard. » (P. Meyer, Alexandre le Grand, II, 330.) M. Voretzsch s'exprime à peu près de même (Zeitschrift für rom. Phi

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IMPRIMERIE NATIONALE.

il ne l'est que si on si on prend le mot roman au sens moderne; au moyen âge, romans ne veut pas dire autre chose que « livre français ». Explicit li romans de Renart, cela signifie : « Ici finit le livre de Renard »; des compilations d'éléments différents ont pu légitimement porter ce nom, ou des compilations qui groupaient des éléments à peu près pareils dans un ordre différent. En France, la « matière » du Roman de Renard, tant qu'elle est restée vivante, a été considérée comme un fonds indéfini et illimité, où chacun pouvait prendre ce qui lui plaisait (1). Ce fonds existait dans la tradition orale; mais les trouveurs qui voulaient profiter de la vogue acquise aux contes de Renard ne se faisaient pas faute de puiser à des sources fort diverses et d'adapter au cadre général de l'estoire de Renart des récits qui en étaient indépendants et qu'ils empruntaient soit à des contes d'animaux répandus dans le peuple, soit à des fables ésopiques, soit à des compositions latines qui, de bonne heure, avaient donné une forme particulière à ces contes ou à ces fables; ils se permettaient même des inventions personnelles, mais presque toujours sur des données antérieures, et, sauf une éclatante exception, avec une pauvreté et une monotonie d'imagination frappantes. Il fallait seulement que tous ces éléments adventices se conformassent à la conception générale d'animaux individualisant des espèces, portant des noms d'hommes et agissant plus ou moins comme des hommes, et, au moins dans la plupart des cas, qu'ils fussent mis en rapport avec la donnée capitale du cycle : la lutte sourde ou déclarée, perfide ou violente, entre Renard, le goupil, et Isengrin, le loup.

lologie, XVI, 39). Mais il faut remarquer que ce nom figure dans les manuscrits du XII et du XIV siècle, et assurément alors il ne semblait impropre à personne.

(1) Très notable est à ce point de vue ce que dit Philippe de Novare (Gestes des Chiprois, $ 142), en 1229: «Et por ce que sire Heimery Barlais estoit plus malvais que tous les autres, il (Philippe) le voura contrefaire a Renart, et por ce que au romans de Renart Grinbert le taisson est son cousin germain, il apela messire Amaury de Betsan Grinbert, et por ce que sire Hue de Giblet avoit la bouche torte et il faisoit semblant que il feïst tousjors la moe, Phelippe l'apela singe. » Et plus loin ($ 152) il nous donne « une branche de Renart, en quoi il

nomma bestes plusors, et afigura le seignor de Barut a Yzengrin... et sire Anceau de Brie a l'ours, et soy meïsme a Chantecler le coc, et sire Toringuel a Thibert le chat. Toutes ces bestes sont de la partie d'Isengrin au roman de Renart. Et sire Heimery afigura il a Renart, et sire Amaury a Grinbert le taisson, et sire Hue au singe... et ces bestes sont de la partie de Renart au romans de Renart. Ce romans de Renart, pour Philippe, c'est évidemment l'ensemble du cycle, caractérisé par la lutte entre Renard et Isengrin. Il ne se fait aucun scrupule d'y ajouter une «branche», qui, d'ailleurs, étant toute satirique et personnelle, ne saurait entrer dans le vrai Roman de Renard.

C'est l'ensemble de toutes ces productions poétiques, en latin, en français, en franco-italien, en anglais, en allemand, en flamand, qu'on peut appeler, en prenant le mot dans son sens le plus large, le Roman de Renard.

La suite à un prochain cahier.)

GASTON PARIS.

MUSÉE DE LYON.

Inscriptions antiques, par A. Allmer et Paul Dissard. 1888-1893; 5 vol. grand in-8°; Lyon, imprimerie Delaroche (ouvrage couronné par l'Académie des inscriptions et belles-lettres, prix Gobert).

Le musée de Lyon est le plus complet et le plus intéressant de nos musées provinciaux. Toutes les sciences historiques, toutes les époques du travail humain, toutes les formes de l'art y sont représentées par un grand nombre de bonnes pièces et quelques morceaux d'une rare valeur. La galerie de peinture a son Pérugin et son Zurbaran; les arts industriels sont figurés par des merveilles, depuis les bijoux des dames romaines jusqu'aux faïences hispano-mauresques; et la collection épigraphique offre d'abord les Tables claudiennes. Toutes ces richesses sont harmonieusement groupées dans le vaste couvent de Saint-Pierre, autour d'un jardin intérieur dont les statues, la fontaine, les bouquets d'arbres forment un poétique décor à d'austères promenades. Le public lyonnais fréquente assidûment les salles de son musée : un excellent petit catalogue, accompagné de bons dessins (1), lui en fait connaître les plus remarquables objets et lui en remet le souvenir sous les yeux. Les deux conservateurs sont accueillants et zélés. Enfin, le conseil municipal, depuis bientôt cent ans, ne cesse de bien ordonner et d'accroître les collections qui lui sont confiées : il montre, à embellir son musée, ce patriotisme élégant et ce savoir-faire artistique qui sont le propre des Lyonnais. Il sait le faire valoir pour donner à ses trésors épigraphiques un prix nouveau, il a chargé MM. Allmer et Dissard d'en faire le catalogue détaillé; et, à en juger par l'apparence typographique, il n'a point ménagé les fonds à ceux qui lui prêtaient leur temps et leur science.

(1) Catalogue sommaire des musées de la ville de Lyon, 1887; dessins d'Adrien Allmer.

M. Allmer ne connaît ni la fatigue ni le repos. C'est à soixante-quinze ans qu'il a entrepris cette œuvre avec la ferme espérance de la mener à bonne fin et le désir d'y prendre la plus large part. On voit vite que son nom n'a pas été inscrit en tête de ce livre seulement pour lui faire honneur la moitié de la tâche, au moins, est bien sienne. M. Dissard s'est réservé la bibliographie des inscriptions, les notes numismatiques, l'épigraphie industrielle, sans doute aussi le pénible labeur des dernières corrections: il a mis à tout ce travail beaucoup de soin, il y a laissé l'empreinte d'une science précise et sûre. La partie purement épigraphique et le commentaire historique sont l'œuvre de M. Allmer: on y retrouve la clarté, l'exactitude, le flair d'érudit de celui qui depuis bientôt trente ans est un des maîtres respectés de l'épigraphie française.

M. Allmer est en effet le dernier survivant de cette brillante génération qui a produit Léon Renier, Creuly, Robert, Desjardins. Certes, il a vécu loin d'eux, beaucoup trop loin; il s'est tenu à l'écart de l'enseignement, il a fui le prestige des contacts parisiens. Il a été surtout un timide et un isolé. Pourtant son influence a été aussi grande et sera aussi durable que celle des maîtres. Ses travaux sur Vienne et le Dauphiné ont été, il y a vingt ans, une révélation épigraphique et une reconstitution historique du pays des Allobroges. Toute une lignée d'archéologues locaux est née de cet ouvrage. La Revue épigraphique du midi de la France les groupe autour de M. Allmer: il les accueille, les soutient, les lance, en quelque sorte, avec une bonté qui n'a que le tort de s'aveugler parfois. Beaucoup de recueils épigraphiques qu'il aime à susciter tirent leur seule valeur des dessins et des copies qu'il se laisse emprunter. Son cabinet du quai Claude-Bernard, où les lettres de Mommsen et de Hirschfeld s'entassent avec celles des plus humbles travailleurs, est presque un institut provincial de science épigraphique. M. Allmer est un homme de la Renaissance égaré de nos jours. Il a, des maîtres de ce temps, l'infatigable juvénilité. C'est en pleine vieillesse que nous le voyons maintenant coordonner les recherches de sa vie. De là sont nés, à la même date, et ce Recueil des inscriptions du Languedoc, et ce Catalogue du musée de Lyon, qui sont de très grandes œuvres. Le voilà qui prépare aujourd'hui la collection de tous les textes épigraphiques relatifs aux divinités gauloises: ceux à qui il a été donné d'apercevoir ce dernier travail souhaitent ardemment que les dieux sourient jusqu'au bout aux espérances de notre maître.

Toutefois, par l'importance historique et le nombre des inscriptions, il n'y aura pas, dans l'œuvre de M. Allmer, un livre d'une portée plus haute et d'une action plus profonde que le Recueil lyonnais. C'est

avant tout un beau travail d'histoire nationale qu'il vient de nous donner.

Le Catalogue des inscriptions de Lyon ne renferme qu'un document public; mais il n'en est aucun, dans le Corpus tout entier, qui nous fasse plus nettement apprécier la politique provinciale des empereurs romains. C'est un long fragment du discours que Claude prononça devant les sénateurs, lorsqu'il sollicita de leur assemblée, en faveur des principaux habitants de la Gaule chevelue, le droit d'entrer dans la curie et d'arriver aux plus hautes fonctions publiques. Jamais plus grave question ne fut débattue dans une plus auguste réunion d'hommes. Il s'agissait de savoir si Rome demeurerait la cité étroite et fermée du monde antique, inaccessible aux vaincus, irréconciliable avec ses vainqueurs, ou si elle élargirait son cadre et ses lois, ouvrirait ses portes et ses conseils, de manière à embrasser en elle l'humanité tout entière; car nul ne doutait que, les Gaulois une fois admis dans cette Rome qu'ils avaient brûlée, toutes les provinces passeraient par la brèche ouverte pour eux dans la vieille cité.

Les sénateurs étaient, en majorité, contraires à cette politique humaine et glorieuse; ils se vengeront plus tard de leur prince en accablant sa mémoire de railleries : « Il voulait, le pauvre homme, habiller toute la terre avec la toge de Rome et les souliers de sénateurs. » Pourtant, ce jour-là, Claude avait tenu le langage d'un chef d'État, qui pressent et qui prépare l'avenir. Qu'on relise le discours des Tables lyonnaises, et on verra qu'il conçut, lui aussi, comme Marc Aurèle, « la bienheureuse cité de Jupiter », c'est-à-dire l'humanité vivant, non pas sous les lois, mais sous le nom de Rome.

Les modernes ont longtemps ratifié l'arrêt de bêtise prononcé contre Claude par les complices de Néron et les amis de Sénèque, et c'est précisément dans son discours qu'ils ont trouvé les preuves de sa gaucherie et de son absence de jugement. A coup sûr, cette harangue impériale n'est pas un modèle de composition et de style : ce qu'est par exemple le discours imaginé par Tacite et attribué par lui à l'empereur. Mais Tacite a écrit paisiblement sa harangue, en s'inspirant bien plus des règles oratoires que des circonstances historiques. Claude a prononcé la sienne en pleine lutte, au sortir de son conseil, où il avait déjà trouvé de grandes résistances, et en face de celles que lui opposait le Sénat. Puis est-elle vraiment si mal distribuée? L'empereur commence, il est vrai, son discours par Numa, le premier étranger que le Sénat de Rome accueillit était-ce maladroit de préparer de très loin les sénateurs à une proposition qui leur semblait presque criminelle? Et, après tout,

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