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branche VIII (1) et la branche XXIII, sans doute la plus récente qui ait été recueillie (2), - L'Artois a montré une fécondité remarquable, et, vu son voisinage de la Flandre, cette grande part qu'il a prise au cycle a une importance particulière. On lui doit les branches I (au moins telle que nous l'avons (3)), X (4), XIV (5) et XXII (6).

La plus ancienne date que nous présentent nos branches serait celle de 1165, si un ingénieux rapprochement fait par M. Martin sur le v. 366 de la branche IV pouvait être considéré comme assuré (7). Plus certaine est la date que nous fournit la branche VI: elle fait intervenir un certain frère Bernard, qui revient de Grandmont et, tout-puissant sur l'esprit du roi, sauve Renard du gibet où il va monter; Jonckbloet a reconnu avec toute raison, dans ce personnage, le frère Bernard qui fut prieur de Grandmont en Poitou, puis, dès avant 1 179, correcteur d'une succursale de Grandmont établie dans le bois de Vincennes, déjà alors bien en cour, et plus tard si en faveur auprès du roi Philippe qu'en partant pour la croisade en 1 190 celui-ci ordonnait de ne rien faire que par le conseil frere Bernart (8). C'est sans doute entre 1 180 et 1 190 qu'a été écrit le passage qui le concerne. La branche I remaniée est à peu près du même temps, car, d'une part, le sultan par excellence y est Noradin, mort en 1173, ce qui exclut en tout cas une date postérieure à la troisième croisade, et, d'autre part, Hersent dans son discours remarque que

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Amplosis, les manuscrits flamands van bloys pour van Anbloys. Ce passage ne se retrouve pas à l'endroit correspondant

du français, et on ne connaît en Vermandois ni Amblois ni Amplois; le nom est sans doute altéré, mais il paraît bien que ce passage renvoie à un original écrit en Vermandois.

(1) On y parle d'Amiens; on lit à la rime veir et caïr.

(2) Les picardismes y sont nombreux. (3) C'est ce que prouvent la mention d'Arras et l'emploi du mot willecome, emprunté au flamand voisin. Jonckbloet dit que le mot est aussi normand; mais le normand ou anglo-normand n'a que le verbe welcumer; la forme willecome est bien flamande et artésienne.

(4) On y mentionne Térouanne. (5) Arras et Saint-Amand, dans la Flandre, y sont mentionnés. (6) On y

lit veir, qui est aussi bien

artésien que picard, et willecome.

(7) Renard, dit le poète, n'aurait pas été plus empêché se il fust pris devant Halape. Il s'agirait d'un fait rapporté par Roger de Wendover: en 1165, Noradin ayant assiégé Harenc, près d'Antioche, les chrétiens vinrent l'attaquer; beaucoup furent pris et envoyés à Alep (Halape). Mais on peut objecter qu'ils ne furent pas pris « devant Halape »; il semble qu'il s'agit plutôt d'une expédition manquée contre cette ville.

(8) Voyez sur ce personnage (omis dans le Répertoire de M. le chanoine Ul. Chevalier) le passage de Rigord, Hist. de Fr., XVII, 8, et la note des éditeurs, ainsi que sa lettre de 1170 (Hist. de Fr., XVI, 470). Jonckbloet et après lui M. Martin s'expriment un peu obscurément en disant qu'il était « correcteur de l'abbaye de Grandmont au bois de Vincennes ».

Pâques est cette année le premier jour d'avril, ce qui arriva en 1179 et en 1184, puis seulement en 1263 (1). — Richard de Lison, l'auteur de la branche XII, nomme plusieurs contemporains, entre autres Gautier de Coutances, archevêque de Rouen de 1185 à 1207, et Guillaume Bacon, nommé dans des actes en 1184 et 1 185.- La jolie branche II est antérieure à 1200, car non seulement Guillaume le Clerc, en 1210 ou 1211, nomme Costanz des Noes, le vilain qui y figure, mais l'auteur de Guillaume de Dole, en 1200, parle aussi des goupils qui enlèvent les chapons de « dan Costanz»: il est vrai que l'allusion de Guillaume.le Clerc (et à plus forte raison l'autre) s'applique à la forme non remaniée.

α

La plus récente datée des branches qui figuraient dans l'ancienne collection est la branche IX: le prêtre de la Croix-en-Brie qui en est l'auteur y parle de la grande chasse du comte Tibaud; or il doit s'agir de Tibaud IV, qui, né en 1201, ne dut guère mener de chasses avant 1220-1225; il est peu probable qu'il s'agisse de son père Tibaud III, qui mourut tout jeune en 1201. Parmi les branches contenues dans l'archétype qui ne nous fournissent aucune indication externe de date, la plus archaïque de style paraît être la branche VIII, et ensuite la branche III. Il ne faudrait pas cependant les faire remonter trop haut. En effet M. Paul Meyer vient de montrer que jusque vers 1160, c'està-dire jusqu'à Chrétien de Troies, les poètes accouplaient deux à deux par le sens les vers octosyllabiques: or, dans ces deux branches, on n'observe pas cette règle (2). Toutefois, dans l'une et dans l'autre, la « brisure » est assez rare on peut sans doute les placer vers 1170-1175. La branche XI paraît la plus récente de toutes, postérieure même aux branches IX et XVI. — Parmi les branches qui ne font pas partie de l'ancienne collection, aucune n'a d'indice chronologique; la plus récente paraît être XXIII (que donne un seul manuscrit du xiv° siècle); la branche XIII est certainement aussi de la seconde moitié du XIIIe siècle, bien qu'elle se trouve dans de nombreux manuscrits.

Trois auteurs se sont nommés ou désignés dans nos branches. Le seul intéressant est Pierre de Saint-Cloud. Il est certain qu'un trouveur de ce nom s'était acquis, sur la fin du x1° siècle, une grande réputation par des poèmes sur Renard. Le remanieur de la branche I le dit formellement, et nous apprend en même temps que Pierre n'avait pas traité l'épisode du plaid. L'auteur de la branche XXV n'est pas moins net (3). Pierre

(1) Cette ingénieuse remarque, qui me paraît tout à fait probante, est due à M. Martin.

(2) Voir Romania, t. XXIII, P. 25.

(3) Signor, oi aves assés, Et ans et jors a ja passés, Les aventures et le conte Que Pierres de Saint Cloot conte De Renart et de ses affaires.

de Saint-Cloud est en outre mentionné dans une branche d'Alexandre qui a dù être composée vers 1180 (br. IV, 2° partie): c'est Antiochus, regrettant Alexandre, qui allègue une maxime de Pierre de Saint-Cloud (1). Quoi qu'on en ait dit, il est impossible qu'un auteur se nomme de cette façon ce serait non un « anachronisme», mais une vraie absurdité; l'anachronisme qui consiste à faire citer par Antiochus un poète français du xi° siècle est déjà assez choquant (2). La maxime citée ne se trouve d'ailleurs dans aucune de nos branches; elle a bien l'air d'avoir formé un vers de dix et non de huit syllabes (3). Ed. du Méril a remarqué que Césaire de Heisterbach, parlant d'hérétiques condamnés au feu en 1209, nomme un Petrus de Sancto Clodovaldo, sacerdos, qui échappa au supplice en se faisant moine. Jonckbloet a bâti là-dessus tout un roman à la fois littéraire et biographique : attribuant à Pierre de Saint-Cloud et la branche I et beaucoup d'autres, il a voulu retrouver dans son œuvre prétendue la trace de ses opinions hérétiques. Tout cela est absolument vain. Il y avait certes plus d'un Pierre de Saint-Cloud, et notre auteur, célèbre vers 1180, paraît sensiblement plus ancien que l'hérétique de 1209; en outre, suivant toute apparence, il employait son engin et s'art à tout autre chose qu'à des subtilités théologiques. M. P. Meyer, qui est porté à regarder Pierre de Saint-Cloud comme un des auteurs de l'Alexandre, remarque que pour le Renard une seule branche lui appartient avec certitude, la branche XVI. En effet, le début est des plus nets :

Pierres qui de Saint Clost fu nez

S'est tant traveilliez et penez

Par priere de ses amis

Que il nous, a en rime mis

Une risee et un gabet

De Renart qui tant set d'abet;

et la fin est également affirmative:

Ici fet Pierres remanoir

Le conte ou se vout travellier,
Et laisse Renart conseillier").

(1) Pieres de Saint Cloot si trueve en l'escriture Que mauvès est li arbres dont li fruis ne meure. Voir P. Meyer, Alexandre e Grand, II, 139.

(2) Toutefois la variante Seignors, li sages om... (Jonckbloet, p. 123) est à écarter, d'abord parce que les copistes suppriment et n'ajoutent pas des traits

de ce genre, puis parce que l'interpellation Seignors est ici déplacée.

(3) Par exemple: Bien est prové, sil truis en l'escriture, Maus est li arbres dont li fruis ne meüre.

(4) Il faut noter que ce n'est ici que la fin d'une première partie dont nous n'avons pas la suite. C'est certainement à tort que

Aussi M. Martin, tout en constatant la faiblesse d'exécution de cette branche, pense-t-il qu'elle a rappelé l'attention sur le cycle et donné lieu au prologue de la branche I, œuvre du remanieur. M. Sudre ) est allé plus loin. Après avoir indiqué le peu de succès des tentatives de Jonckbloet, il ajoute : « Il reste même à démontrer que Pierre de Saint-Cloud est l'auteur de la branche qui porte son nom. » Ce qui doit, en effet, faire douter que le remanieur de I ait pensé à XVI en écrivant son prologue, c'est que les allusions (voir ci-dessus) qui dateraient la branche I de 1179 ou 1184 appartiennent à ce remanieur (2), et qu'il paraît impossible que la branche XVI soit aussi ancienne (3). D'autre part, l'hypothèse de M. Sudre est surprenante au premier abord; elle me paraît toutefois admissible. Pierre de Saint-Cloud dut composer vers le milieu du x1° siècle les poèmes (4) qui lui avaient valu sa réputation. Au xí° siècle, un rimeur qui voulait ajouter une branche au Roman de Renard eut l'idée de lui attribuer son œuvre pour profiter de cette réputation. On ne peut appeler cela un plagiat, puisque c'est précisément le contraire: c'est un genre de supercherie que les libraires ont beaucoup pratiqué jadis et que certains commettent encore de nos jours, et qu'il faut sans doute ici imputer à un jongleur, poète en même temps comme il arrivait souvent, et désireux d'assurer un bon débit à sa marchandise (5). Il faut remarquer que le sujet de la branche XVI (Le partage de Renard) n'a laissé aucune trace dans les branches du XIIe siècle (6).

Jonckbloet a cru la retrouver dans la branche XI. Isengrin est furieux du traitement que Noble lui a fait subir, et Renard lui propose de se venger du roi; le poète s'arrête pour laisser Renard méditer son plan : il avait évidemment l'intention de nous raconter comment il l'avait conçu et exécuté.

(P. 22, et déjà Romania, XVII, 299.

(2) Les passages qui les contiennent n'ont rien qui leur corresponde dans le Reinhart Fuchs.

(*) La forme Saint Clost ne peut être du XIIe siècle; deux manuscrits lisent Saint Cloot (forme de la branche XXV et de l'Alexandre), mais alors le vers a une syllabe de trop.

(") D'autres encore sans doute que des branches de Renard ; du moins l'allusion de l'Alexandre parait se rapporter à une

œuvre d'un autre genre et d'une autre forme.

(5) Il ne s'agit donc pas tout à fait, comme le dit M. Sudre, «d'un poète sans talent empruntant un nom célèbre pour se faire lire ». Le fait que ces vers sont, en tout cas, destinés à être récités par un jongleur explique parfaitement le nous au lieu de vous du v. 4, qui étonnait Jonckbloet.

(6) L'histoire du partage de Renard se retrouve, il est vrai, dans l'Ysengrimus (VI, 145 ss.), mais avec des circonstances très différentes et assez bizarres. Elle forme aussi le sujet d'un petit poème, la Compagnie Renart (publié par Chabaille), qui n'a pas été admis dans les collections cycliques. Enfin, elle a fourni, mais à l'état de vague réminiscence, le sujet de deux épisodes du second Reinaert néerlandais (voir Sudre. p. 131, n.). Mais

Il suffit de mentionner les deux autres auteurs: le prêtre de la Croixen-Brie (br. IX), qui annonce en terminant une œuvre plus sérieuse, et Richard de Lison (br. XII), qui était certainement aussi un ecclésiastique et écrivait pour amuser ses pareils.

On a dit souvent, à cause de ces trois collaborateurs (en admettant que Pierre de Saint-Cloud fût le prêtre hérétique de 1209), que toutes les branches de Renard avaient des clercs pour auteurs. Le fait est très contestable pour les branches les meilleures et les plus anciennes (II, III, IV, V, VI, VIII, X, XXII, I). Il est probable, comme nous le verrons, que les premiers poèmes sur Renard et Isengrin ont été composés en latin, donc par des clercs, et que les premières imitations françaises ont eu la même origine; mais de bonne heure le sujet se répandit dans le monde des jongleurs, et les attaques mêmes auxquelles le Roman de Renard a souvent donné lieu de la part des auteurs édifiants (1) prouvent qu'il avait un caractère tout laïque et mondain.

En dehors de ces vingt-six branches, qui nous représentent ce qui constituait le Roman de Renard vers le milieu du x siècle, certaines allusions nous font connaître l'existence de branches perdues ou de formes plus anciennes; l'espace me manque pour reproduire ici celles que nous offrent Benoit de Sainte-More (vers 1175), le traducteur des Moralia de Martin de Braga (vers 1185), Guillaume le Clerc (vers 1210), Gautier de Coinci (vers 1225), le Ménestrel de Reims (1260). Outre leur valeur pour l'histoire du cycle, ces allusions ont le mérite de nous attester l'immense popularité dont jouissait en France, sous Louis VII, Philippe II et saint Louis, l'histoire de Renard. Cette popularité ne se

tous ces récits paraissent indépendants. Il était naturel qu'on fit entrer dans le cycle un conte qui, comme celui de Renard médecin, mettait en présence, à peu près dans le même rapport, le lion, le loup et le goupil; mais ce conte n'est pas arrivé à en faire partie intégrante : épisode isolé et fortuit, il n'est l'objet d'aucune allusion et est resté inconnu au Reinhart

Fuchs. C'est qu'en effet, malgré l'apparence, il s'accommode mal à l'esprit du cycle: le goupil n'est pas ici la cause de la mésaventure du loup, comme il devrait l'être, et les tentatives qu'ont faites, chacun de leur côté, pour donner à cette histoire un lien avec le reste, les auteurs de l'Ysengrimus, de la branche XVI et

du Reinaert n'ont pas réussi. Le premier veut que l'aventure ait été insidieusement préparée par Renard, mais avec quelle invraisemblance! Le second insiste sur le mauvais vouloir de Renard envers Isengrin, mais cela ne change rien à l'histoire, où Isengrin est victime de sa seule naïveté tandis que Renard se tire d'affaire par son esprit. Le troisième fait raconter plus tard ce trait par Renard au roi Noble irrité contre lui afin de l'adoucir, mais c'est fort maladroit.

(1) Ainsi le traducteur des Moralia de Martin de Braga, Gautier de Coinci, Chardri opposent le caractère sérieux et utile de leurs récits à la futilité des contes de Renard.

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