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jours si justes. Il me faut arriver aux poèmes méliques et aux compositions plus étendues qui se rapprochent de l'épopée. Ce sera le sujet d'un second et dernier article.

(La suite à un prochain cahier.)

Paris, Gaston Bruno Paulin

JULES GIRARD.

LES SOURCES DU ROMAN DE RENARD, par Léopold Sudre, professeur au collège Stanislas. Paris, E. Bouillon, 1893, in-8°, VIII354 pages.

PREMIER ARTICLE.

Avant d'entrer dans l'examen des questions que soulève ce livre et d'essayer, avec l'aide qu'il nous apporte, d'esquisser l'intéressant chapitre d'histoire littéraire auquel il est consacré, il est juste de dire un mot du mérite de l'auteur, de la façon dont il a conçu et exécuté son travail, de ce qui en constitue l'originalité et la valeur durable. J'ai eu le plaisir de guider à l'École des hautes études les premiers pas de M. Léopold Sudre dans la voie attrayante, mais pénible et souvent incertaine ou semée d'obstacles, où il s'engageait vaillamment; j'ai suivi pendant plusieurs années ses efforts persévérants; je l'ai vu surmonter l'une après l'autre les difficultés qui renaissaient sans cesse devant lui, affermir son plan, mûrir ses idées, arriver enfin à la pleine possession de son sujet et mener à son achèvement le petit monument dont il avait, avec une industrie patiente, établi les fondations et construit les étages successifs. Sur ce monument terminé, il a voulu inscrire mon nom à côté du sien, et il m'a fait par là grand honneur: ce témoignage me permet, en effet, de croire que, si M. Sudre ne doit qu'à lui-même ses remarquables qualités de savant et d'écrivain, son érudition peu commune, son excellente composition, son exposition élégante et lucide, il se sent redevable en partie à l'École des hautes études de la direction scientifique qu'il a donnée à son travail et de la méthode sévère qu'il y a appliquée. Il aurait pu assurément écrire sur le Roman de Renard (1) une œuvre plus brillante, plus

(1) M. Sudre écrit Renart, et il a assurément raison tant pour l'usage du moyen age que pour ce qui devrait être l'orthographe moderne; j'écris Renard parce

qu'il est choquant dans le même livre de distinguer par la graphie Renart et le renard, que l'orthographe officielle a pour règle d'écrire d let final dans les mots

accessible au grand public, où il se serait attaché à rendre sensible au lecteur moderne le sel et la grâce piquante de plusieurs des récits de nos vieux rimeurs; ce n'est ni le talent ni le goût qui lui auraient manqué pour cela; il le fera peut-être un jour, et on ne peut que souhaiter qu'il s'y décide. Mais cette fois, fidèle à l'esprit qui a renouvelé dans ces derniers temps l'histoire littéraire du moyen âge français et qui a produit tout récemment les œuvres si importantes de MM. Jeanroy (1), Langlois (2) et Bédier (3), il s'est intéressé à l'arbre moins pour ses larges branches, pour ses gracieuses fleurs ou ses fruits savoureux que pour ses racines et le terrain où elles s'allongent au loin en tout sens. Il s'est demandé, après bien d'autres, mais avec une préparation supérieure et un coup d'œil plus sûr à la fois et plus étendu, quelles étaient les sources de cette œuvre collective, incohérente et multiple qu'on appelle le Roman de Renard et qui, après avoir charmé le moyen âge roman et germanique, a retrouvé dans notre siècle un regain de popularité grâce à des adaptations dont la plus célèbre est celle de Goethe, et a préoccupé vivement, depuis Jacob Grimm, les critiques d'Allemagne, de France, des PaysBas, de Russie et de Scandinavie. Que cette œuvre soit française dans la forme la plus ancienne que nous puissions atteindre et dont dérivent toutes les autres, c'est ce qui est reconnu depuis longtemps; mais où at-elle ses origines? dans l'Orient? dans l'antiquité classique? dans l'Église? dans l'histoire? dans les traditions germaniques? dans cet ensemble de traditions communes à tant de peuples divers qu'on appelle le folklore? dans l'invention des trouveurs français? Toutes ces idées ont été émises, soutenues et combattues depuis cinquante ans. Pour les soumettre à une critique aussi éclairée que possible, M. Sudre s'est muni, avec une conscience et un courage qu'on ne saurait trop louer, de tous les instruments nécessaires, dont plusieurs n'étaient pas faciles à acquérir : il s'est mis en mesure de lire non seulement les textes anciens écrits en allemand ou en néerlandais, mais les importants travaux de la critique russe. Son livre est venu ainsi prendre sa place, à la suite des plus récents ouvrages consacrés au sujet en question, dans l'œuvre commune.

où les formes flexionnelles ou dérivées ont un d (règle qui naturellement a des exceptions, comme toutes celles qui constituent notre singulier code orthographique). A mon avis, il faut accepter l'orthographe reçue dans tous ses détails, si l'on ne veut pas en adopter une complètement nouvelle; sans cela on

tombe à chaque instant dans des inconséquences.

Les origines de la poésie lyrique en France; j'en ai rendu compte ici même en 1892.

(2) Les origines du Roman de la Rose (Paris, 1892).

(3) Les Fabliaux (Paris, 1893).

de l'Europe savante, qui prend part aujourd'hui tout entière, et encore agrandie, à l'étude historique et philologique des œuvres auxquelles jadis, presque toujours sous l'impulsion de la France, elle collaborait aussi tout entière. Mais, tout en étant admirablement informé des travaux de ses prédécesseurs, français, allemands, russes ou finlandais, M. Sudre a été bien loin de se borner à les compiler ou à les résumer, comme l'ont fait les auteurs de quelques travaux estimables, mais peu originaux, dus dans ces derniers temps à la connaissance, enfin plus répandue chez nous, des productions de la science étrangère. Il a fait partout œuvre de critique personnelle, indépendante et réfléchie: n'hésitant jamais à adopter une opinion émise par un autre si elle lui paraisfait démontrée, il n'a pas hésité davantage à la rejeter si elle lui semblait mal appuyée et à lui en substituer une autre, et il a écrit tout son livre sous l'inspiration d'une idée constamment suivie : cette idée, il n'est pas, il est vrai, le premier à l'avoir conçue, mais elle n'avait été indiquée par d'autres qu'en passant et n'avait pas été poussée jusqu'au bout, tandis que chez lui, en devenant le centre d'un système et le point auquel se ramènent toutes les recherches, elle a pris une importance qui la rend presque nouvelle et en renouvelle en tout cas les applications. C'est grâce à la subordination à cette idée maîtresse de tous les détails infiniment multiples et souvent très menus dont il se compose que le livre a reçu une forte unité et se laisse lire d'un bout à l'autre comme un beau théorème suivi dans toutes ses déductions avec une riche et ingénieuse observation. Cette idée, que j'aurai à exposer plus loin, en l'acceptant dans son essence, sauf à en restreindre ou à en modifier çà et là quelques applications, c'est que les récits du Roman de Renard ont pour base principale des « contes d'animaux », empruntés au folklore et arrivés aux poètes français par transmission orale, et non des fables proprement dites d'origine gréco-orientale, bien que celles-ci y aient aussi leur part. L'argument capital par lequel M. Sudre démontre la thèse qu'il pose au début de son livre et qu'il justifie dans chacun de ses chapitres est aussi solide en théorie qu'il est intéressant à suivre en application : l'auteur rapproche de chacun des récits français les contes parallèles qu'on a recueillis dans la tradition vivante des peuples les plus divers, et il montre que tel ou tel de ces contes présente visiblement une forme plus ancienne ou plus complète que le français : il ne saurait donc en venir, et il faut nécessairement que le récit français remonte à la même source que le conte, à cette source mystérieuse et lointaine qui a versé sur le monde, il y a déjà bien des siècles, tout un courant non épuisé de fictions ingénieuses, malicieuses ou naïves, fantastiques ou touchantes.

Quant à rechercher d'où proviennent elles-mêmes les eaux de cette source mère, où gît leur plus profond réservoir, si elles roulent dans leur flot des débris de vieilles religions ou des « survivances » de civilisations primitives, c'est une question que l'auteur ne s'est pas posée et qu'il n'avait pas besoin de se poser: si elle se dresse, en effet, devant le critique qui remonte à l'origine des contes proprement merveilleux et veut en pénétrer le premier sens, elle peut être négligée par celui qui s'occupe des modestes contes d'animaux ; il est clair que nous avons affaire ici non à des mythes ou à des symboles, mais à des inventions à la fois plaisantes et en certain sens morales, nées de l'observation naïve des mœurs des animaux interprétée par des sentiments humains. Mais ce que l'auteur avait d'abord à démontrer, et ce qu'il a démontré avec la plus grande clarté, c'est que le Roman de Renard, en tant qu'il est issu de ces contes populaires d'animaux, n'est pas, comme on l'a souvent dit surtout en France, une œuvre foncièrement satirique. Les récits dont il se compose ont nécessairement dans leur essence même un caractère parodique, puisqu'ils attribuent aux animaux, avec le langage des hommes, des rapports, des sentiments et des actes qui supposent chez eux la conscience, la prévoyance et jusqu'à un certain point la moralité humaines, et que de cette attribution, visiblement fictive, naît forcément le rire, tandis qu'elle exclut toute sympathie profonde, tout sentiment moral sérieux. Le Roman de Renard, c'est, comme l'a dit fort justement Paulin Paris, empruntant sa définition à Pierre de Saint-Cloud, une risee et un gabet, un amusement d'esprit, un spectacle de marionnettes vivantes dans lesquelles nous ne pouvons voir des êtres semblables à nous. La parodie qui est inhérente à cette conception ne va pas, cela est évident, sans une certaine satire générale : les tours que se jouent les animaux mis en scène, l'égoïsme naïf qui dirige leurs actions, la lutte éternelle des forts et des rusés, ne nous amusent que parce que nous y trouvons une allusion perpétuelle à ce qui se passe dans la société humaine ; mais cette satire n'a rien de spécial à telle ou telle classe d'hommes, à tel ou tel état social; loin d'être âpre et blessante, elle est atténuée par la forme visiblement irréelle qu'elle revêt; elle provoque le sourire, jamais la haine ou l'indignation. Mais il devait arriver, il est arrivé chez tous les peuples et aussi en France que les contes d'animaux, une fois entrés dans la littérature courante, ont fourni un véhicule commode à la satire proprement dite, tantôt morale et même édifiante, tantôt haineuse et révoltée ainsi s'est formé peu à peu au XII° siècle ce type de Renard roi du monde dans lequel on a incarné le mal sous toutes ses formes, le mal triomphant et insolent, la corruption, la perfidie, l'ini

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quité, et qui est si éloigné du Renard primitif, du malin compère qui, pour sauver ou entretenir sa vie, trompe tous ceux à qui il a affaire, mais qui échappe à l'odieux par sa nature animale comme celle de ses victimes, et qui met en somme toujours les rieurs de son côté, l'homme applaudissant d'autant plus volontiers à une ruse bien conduite qu'il a moins à craindre d'être lui-même exposé à une ruse pareille. Dans ces définitions et ces distinctions préliminaires, M. Sudre montre un jugement très sûr et beaucoup de finesse; tout lecteur non prévenu se rangera sans peine à son avis.

L'auteur n'a étudié que les sources du Roman de Renard; il n'a pas prétendu en écrire l'histoire. Il nous donne en quelques pages rapides et claires l'inventaire des œuvres diverses qui forment le sujet de ses recherches; il parle brièvement des études qui ont précédé la sienne, des travaux dont il s'est aidé, et notamment de l'édition si méritoire des poèmes français que nous devons à M. Ernest Martin; il n'étudie pas de près la curieuse transformation qui a fait de simples contes populaires, viables dans n'importe quel milieu social, et de fables nées dans la société despotique et hiérarchisée de l'Orient, une sorte d'épopée féodale où se reflète avec une amusante fidélité le monde si particulier du moyen age; il ne s'attache pas à caractériser les modifications que l'estoire de Renard a subies suivant les temps et les lieux où elle a été littérairement mise en œuvre. A la fin de son livre seulement, regardant le chemin parcouru, il présente quelques réflexions sur ce qui reste à nos vieux poètes, après les investigations qui ont partout mis au jour les sources où ils ont puisé leurs récits, d'originalité et de mérite, et il se demande si on ne l'accusera pas d'avoir trop réduit l'une et l'autre. Il répond à ce doute avec beaucoup de justesse et d'esprit : en fait, si les trouveurs ont reçu leur matière d'une tradition qui n'avait rien de spécialement national, ils lui ont bien vite donné une forme toute française, et c'est grâce à cette forme qu'elle a passé de notre littérature dans celle des peuples voisins; c'est cette forme qui, conservée fidèlement dans les imitations étrangères, a encore, après six siècles, assez charmé le grand Goethe pour qu'il s'efforçât à son tour de la reproduire, et qu'il mît ce distique en tête de son œuvre : « Un poète aurait chanté cela il y a des siècles? Comment serait-ce possible? l'histoire est d'hier, elle est d'aujourd'hui. C'est là le grand mérite de la poésie française du moyen âge. Née la première dans le monde nouveau sorti des ruines du monde romain, elle a puisé partout, avec une hardiesse et une spontanéité incomparables, les éléments dont elle a nourri son immense et multiple activité. Ces éléments, elle les a faits siens et les a pour toujours imprégnés

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