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d'œuvre de poésie satirique. Mais elle dut principalement sa célébrité aux traits dirigés contre les deux protecteurs de Mamurra, Pompée et César; et c'est surtout ce dernier qui est visé par le poète. Le « général unique, unicus imperator », le « Romalus débauché », qui revient deux fois comme un refrain avec les épithètes médiocrement justes de libertin, glouton, joueur, réjouirent fort les ennemis de César, les Memmius, les Curion, les Calvus. M. Lafaye pense que ces ïambes mordants ont dû être chantés à Rome à tous les coins de rue. Ils me paraissent d'une élégance trop savante pour avoir eu ce succès populaire. C'est plutôt dans le cercle des lettrés et des politiques qu'ils réussirent. César lui-même, quelque habitué qu'il fût aux attaques de tout genre, se sentit atteint; on nous dit qu'il se prêta à une réconciliation avec Catulle.

Les derniers vers semblent inspirés par une indignation patriotique : «Est-ce pour cela (pour satisfaire aux appétits de Mamurra), ô puissants beau-père et gendre, que vous avez tout détruit dans la république? » Eo ne nomine urbis, o potissimei

Socer generque, perdidistis omnia?

Un sentiment analogue a dicté la pièce LII, où le poète se plaint des lenteurs de la mort quand les magistratures de l'État sont le partage d'un Vatinius et du scrofuleux Nonius (d'ailleurs inconnu). La mort de Catulle, en effet, était proche, et ce ne serait pas le cas de suspecter la sincérité de son émotion. On ne peut oublier cependant, au moins en lisant la satire contre Mamurra, quelle part ses querelles personnelles pouvaient avoir dans ces protestations indignées. Une certaine Améana, qu'il attaque dans deux petites pièces (XLI et XLIII), lui avait préféré, comme on le voit par la première, le riche Mamurra, dont elle était devenue la maîtresse. Ce serait aller bien loin que de voir dans les émotions patriotiques une des principales sources de la poésie de Catulle. S'il avait éprouvé un besoin impérieux de flétrir les désordres et les crimes contre la patrie, la matière ne lui manquait pas dans ces temps de violences et de scandales où se préparait la chute de la république. Ce n'est pas de ce côté que se sentait entraîné ce jeune homme, épris de poésie et accessible aux séductions de la vie facile. Du reste, Archiloque, dont on prononce le nom surtout à propos des ïambes contre Mamurra et contre César, ne paraît pas non plus s'être dévoué à une grande cause patriotique. Autant que nous en pouvons juger par les rares fragments qui nous sont parvenus, et par ce qu'on nous dit de lui, ce furent ses haines personnelles qui l'inspirèrent. Sa vie aventureuse et misérable fut prise en grande partie par le métier de soldat. Et cepen

dant l'admiration de l'antiquité nous montre un flot de poésie s'épanchant de cette âme ardente et de cette riche imagination. C'était un puissant génie; on l'honorait à côté d'Homère; c'était de lui que procédait l'ancienne comédie attique, si largement abondante et si facile. Il ne faut pas trop insister sur ces souvenirs, si l'on veut sentir tout le prix des petites pièces ciselées par Catulle, qui sont des chefs-d'œuvre dans leur genre.

C'est l'éloge qu'on donne généralement à la troisième de ses pièces ïambiques, où il met en scène un navire hors d'usage, qu'il a vu peutêtre sur quelque rivage d'Asie. Elle n'a rien de satirique et aurait pu tout aussi bien être écrite en vers phaléciens. M. Lafaye, qui en fait bien ressortir la grâce ingénieuse, se montre très frappé du trait mélancolique par lequel le poème se termine: « Mais tout cela n'est plus » sed haec prius fuere. On se rappelle que toute la destinée du navire vient d'être retracée, depuis le temps où, « arbre chevelu », il se dressait sur la cime du Cytore, avant de commencer les nombreux voyages qu'il a heureusement accomplis. M. Lafaye trouve que ce regret du temps passé est un sentiment tout moderne, qu'Archiloque assurément n'a pas connu et qui ne pouvait entrer dans l'âme d'un Homère. Je n'oserais, pour ma part, rien affirmer au sujet d'Archiloque, tout en reconnaissant que la mélancolie ne paraît pas avoir dominé dans le caractère de ce poète énergique et batailleur; cependant qui sait si, dans la masse des œuvres variées que nous avons perdues, il ne se rencontrait pas quelque vers d'un sentiment analogue à celui qu'exprime l'hémistiche de Catulle? Bien des surprises nous seraient réservées, si une fortune inespérée nous rendait cette prodigieuse quantité de poèmes où le lyrisme des anciens maîtres avait chanté sur tant de tons divers. La liberté du génie grec ne se prête guère aux idées trop arrêtées ni aux affirmations trop absolues. Dans Homère, on trouve trois fois employée une sorte de formule en trois mots qu'on interprète en général exactement dans le sens que M. Lafaye attribue aux paroles du poète latin, et dont l'effet est encore plus admirable : « Si cela a jamais existé » ɛl wor' env yɛ. Un des trois passages où elle se rencontre, le plus remarquable, est dans la scène du III chant de l'Iliade où Hélène, assise près des vieillards troyens, leur désigne du haut des remparts les principaux chefs des Grecs, qu'elle a connus autrefois. C'est comme une vision d'un passé lointain qui apparaît à ses yeux. Ce passé a-t-il vraiment existé? Ce héros majestueux dont Priam lui demande le nom, c'est Agamemnon; c'était son beau-frère, «< s'il l'a jamais été ». Et la façon dont elle se traite elle-même ne laisse aucun doute sur la tristesse de ses regrets. Voilà donc dès le

temps d'Homère, concentré dans un trait singulièrement expressif, ce sentiment particulier de mélancolie dont M. Lafaye admire chez Catulle la nouveauté. Je viens de m'arrêter bien longtemps sur un détail; mais comment interpréter Catulle sans examiner et discuter le détail de cette poésie concise et industrieuse dont l'allure facile dissimule tant de travail?

On sait que l'intérêt de ces petits poèmes en mètres choliambiques, phaléciens ou élégiaques qui remplissent presque tout le recueil de Catulle vient en grande partie de ce qu'ils sont des confidences sur sa courte vie. Ses séjours à Rome, à Vérone, ou dans la maison de famille de Sirmio, ou dans sa villa de Tibur, son voyage peu fructueux à la suite du préteur Memmius, ses amours, ses chagrins, ses amitiés littéraires ou autres, enfin sa maladie et l'approche de la mort, reparaissent dans ces pièces écrites souvent sur des riens, mais toutes pénétrées d'impres sions présentes. M. Lafaye n'avait pas à refaire sur tous ces points un travail très minutieusement fait par d'autres, mais il a puisé naturellement à cette source d'intérêt en recherchant dans chacune de ces pièces ce que Catulle devait à l'imitation et, par suite, quelle était sa part d'invention personnelle. Ces deux questions, qui se tiennent de très près, se posent presque constamment, parce qu'on sent presque toujours dans Catulle le littérateur. Elles sont délicates à trancher. D'après le peu que l'on sait et d'après ce qu'on soupçonne, on n'ose pas toujours décider quand le poète imite et quand il parle de lui-même, ni quel est, en somme, son degré de sincérité et la valeur des renseignements qu'il paraît donner.

traités

Le doute peut quelquefois se résoudre, par exemple dans les deux pièces (XII et XXV) où Catulle réclame à des jeunes gens des objets qu'ils lui ont volés. On voit bien par deux fragments d'Hipponax que le poète grec avait fait en vers des réclamations analogues, et il se peut que son exemple ait été pour quelque chose dans le choix des sujets par le poète latin; mais les deux personnages auxquels Catulle s'adresse sont réels, comme les faits dont il est question dans ses poèmes. A l'un, Asinius Marrucinus, frère de Pollion, il redemande sur un ton à demi plaisant des étoffes de Saetabis que le jeune homme lui avait prises dans une débauche, in joco atque vino, et il lui dit qu'il y tient, comme à des souvenirs envoyés d'Espagne par ses chers amis Véranius et Fabullus. Il traite l'autre, un certain Thallus, avec le mépris le plus insultant. C'est peut-être dans les vers à Thallus que se trouverait l'imitation la plus directe d'Hipponax : « Je te tourmenterai le cœur et tu gémiras sous mes coups, si tu ne me renvoies au plus vite un mé

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dimne d'orge, avait dit celui-ci. «Renvoie-moi mon manteau, dit Catulle, ou sinon, le fouet brûlera tes côtes délicates et tes tendres mains, en y imprimant des marques honteuses. » Et la menace se complète par une obscénité déguisée.

Cette pièce est d'une grossièreté extrême, et l'on se demande, en la lisant ainsi que d'autres, quelles étaient les mœurs de cette jeunesse élégante dont Catulle paraît avoir été un des coryphées. On se demande aussi, et c'est là une question qui touche à celle de l'imitation grecque chez Catulle, si la grossièreté du langage ne dépassait pas, chez le poète et chez ses amis, celle des mœurs. Catulle dit lui-même (XVI, 5), pour ce qui concerne la poésie, que le poète lui-même doit être chaste, mais qu'il n'est pas nécessaire que ses vers le soient; et cette distinction sera faite de nouveau par Ovide (Tristes, II, 354), et par Martial (I, 5, 8). Le plus probable, c'est que ni les vers ni la vie de Catulle n'étaient chastes, mais que sa vie était plus chaste que ses vers, et l'on ne doit pas prendre les expressions dont il se sert comme répondant exactement à des faits réels. C'était comme une langue qui, par une espèce de mode, se parlait couramment dans la société où il vivait. L'exemple put venir des Grecs, surtout des Grecs alexandrins, qui n'étaient pas tous de l'école de Callimaque la délicatesse raffinée pouvait très bien s'allier en Grèce avec le cynisme des mœurs et du langage. Il semble pourtant que la brutalité romaine ait marqué là fortement son empreinte, au moment même où le sentiment de l'élégance et de l'art pénétrait plus profondément dans les esprits.

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Ainsi s'expliqueraient en partie dans Catulle des contradictions qui paraissent singulières. Par exemple, à moins de forcer, comme on l'a fait, le sens ironique de la pièce XI, on ne peut méconnaître qu'il y traite en camarades et en amis Furius et Aurélius au moment où il les charge d'un message pour sa maîtresse; dans d'autres pièces, il les accable d'injures et de qualifications obscènes. Il est difficile aussi de ne pas conclure des pièces XCI et CXVI qu'il a existé entre Catulle et Gellius des relations suivies, assez semblables à l'amitié; et ce même Gellius est accusé dans d'autres poèmes, non seulement de vices infâmes, mais d'amours criminels et d'incestes. Ici, il est vrai, il y a autre chose que des habitudes de langage; il faut qu'une rivalité ou quelque autre cause de haine soit survenue entre les deux hommes, et, indépendamment de ce que de pareilles imputations donnent à penser sur les mœurs, on a la mesure de l'irritabilité du poète. Mais Lesbie elle-même, l'objet de cette longue et profonde passion, célébrée dans tant de vers d'une tendresse et d'une grâce exquises, n'est pas à l'abri des plus grossiers ou

trages. Sans cette mode d'impudeur qui s'était établie dans la langue des poètes et de leur société, il est probable que la colère de l'amant trompé ou déçu n'aurait pas usé d'un genre d'invectives qui dégrade à ce point la femme aimée.

Pour compléter ces observations, il faut lire quelques pages que M. Lafaye a écrites dans son chapitre sur les hendécasyllabes, le genre de mètre qui a le plus servi aux hardiesses de la muse latine. Entre autres points qu'il examine se trouve la question de savoir comment le caractère romain, sa gravité traditionnelle, gravitas romana, s'est accommodée de la licence de Catulle. M. Lafaye pense que le jeune poète, avec un mélange d'ardeur impétueuse et d'espièglerie, a voulu donner l'assaut à cette antique forteresse, que c'était pour lui comme une gageure, et qu'il prenait plaisir à effaroucher par de gros mots et de monstrueuses images cette élite bourgeoise qui formait la classe aisée. Il rappelle qu'Horace a soin de détourner les Pisons de ces indécences :

Ne, velut innati triviis ac paene forenses,

Aut nimium teneris juvenentur versibus unquam,
Aut immunda crepent ignominiosaque dicta.
Offenduntur enim quibus est equus et pater et res.

Il peut y avoir du vrai dans cette supposition; mais je crois qu'il ne faut pas assimiler complètement le temps d'Horace et celui de Catulle, si rapprochés qu'ils soient. Dans l'un comme dans l'autre, il y a eu deux sociétés, la société grossière et la société polie, et le conseil donné par Horace est la preuve que, parmi les poètes ses contemporains, tous ne s'interdisaient pas les indécences de langage, immunda ignominiosaque dicta. Il n'en est pas moins vrai qu'alors les poètes en renom, avec Horace lui-même, Tibulle, Properce, Ovide, ne sont pas licencieux comme Catulle ni, si nous en croyons des témoignages anciens, comme l'intime ami de celui-ci, l'orateur et poète célèbre Calvus. Les mœurs littéraires ont changé, et il reste ce fait assez singulier, que l'époque proprement alexandrine de la littérature latine, celle où la délicatesse des alexandrins séduit le plus les écrivains de Rome et se fait le plus sentir dans leur travail poétique, est aussi le moment où la poésie, dans le groupe important dont Catulle est le chef, se complaît le plus dans les hardiesses les plus grossières.

Je suis loin d'avoir parcouru toutes les questions traitées par M. Lafaye au sujet de ce qu'on peut appeler la poésie légère dans Catulle. Mais je dois me borner à recommander aux lecteurs son étude attentive et complète, ses analyses si exactes et ses jugements critiques presque tou

IMPRIMERIE NATIONALE.

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