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n'avaient pas oublié depuis lors, on peut le croire, le jeune homme qui les avait ce jour-là bravés. M. Huit ne mentionne pas ce fait. Je ne vois aucun motif de le révoquer en doute : il est bien dans le caractère de Platon. De plus, dans l'Apologie, Socrate dit deux fois que Platon est là avec ses autres amis. Présent pendant le discours de l'accusé, Platon pouvait l'avoir été auparavant et s'être proposé comme défenseur.

Prolongea-t-il son séjour à Mégare? Il semble qu'après un temps assez court il lui ait été possible d'en revenir. L'âme changeante des Athéniens, qui avait déjà donné tant de preuves de sa mobilité, ne resta pas hostile à la mémoire de Socrate. Elle ne put tenir rigueur à ce citoyen excellent, à ce juste qui, on le reconnaissait enfin, n'avait été ni immoral ni impie. Une tradition raconte que, bientôt après qu'il eut bu la ciguë, à la représentation du Palamède d'Euripide, un personnage du drame s'étant écrié : « Vous avez tué, vous avez tué le plus sage des mortels, l'innocent, l'éloquent ami des Muses», un tressaillement attesta le trouble et les remords de l'auditoire. Si ce récit, que contredisent les dates relatives à Euripide, est tenu pour vraisemblable, pourquoi M. Ch. Huit n'admettrait-il pas, à meilleur titre, le passage précédent de Diogène Laërce où il est dit : « Le repentir suivit de près chez les Athéniens; on ferma les jeux et les gymnases; les ennemis de Socrate furent exilés, et Mélitus, en particulier, condamné à mort. On éleva à Socrate une statue d'airain... Quant à Anytus, les habitants d'Héraclée le proscrivirent le jour même où il était entré dans leur ville. » En concédant que dans ces lignes il y ait quelque exagération, par exemple, l'érection de la statue, on ne peut y méconnaître le souvenir d'un vif et prompt retour d'opinion, dont Platon a dû profiter pour reprendre le chemin d'Athènes.

Il est à présumer qu'il avait hâte d'y rentrer. Là avait été le berceau de son génie et là était le lieu qu'il réclamait pour continuer de grandir. A l'endroit même où Socrate avait été méconnu et sacrifié à de violentes rancunes, il allait justifier sa mémoire en rétablissant la vérité sur sa vie consacrée tout entière à l'éducation morale des Athéniens. Comment, en effet, à la lecture de l'Apologie et du Criton, ne pas sentir que ces deux dialogues ont été écrits par un homme plein d'une émotion récente, encore vibrante? M. Ch. Huit a compris qu'ils devaient dater de l'époque où Platon, de retour depuis peu, revit ce qui lui rappelait avec une force nouvelle de déchirants souvenirs. Mais pourquoi M. Ch. Huit compare-t-il ces compositions éloquentes à des «brochures de circonstance? Ces mots surprennent; la comparaison est inexacte.

Après cette défense posthume de celui qui avait été son père intel

lectuel, Platon resta-t-il à Athènes? Voyagea-t-il, au contraire, et dans quels pays? De quelle façon l'Académie fut-elle fondée, quel y fut l'enseignement, pour quels auditeurs, d'après quel programme, si toutefois il y en eut un? Autant de questions qui sont enveloppées dans la biographie du maître, et dont nous examinerons quelques-unes avec M. Huit dans un prochain article. CH. LÉVÈQUE.

CATULLE et ses MODÈLES, par Georges Lafaye, maître de conférences à la Faculté des lettres de Paris. Hachette, 1894, in-8°, XI-256 p.

PREMIER ARTICLE.

L'Académie des inscriptions et belles-lettres avait mis au concours la question suivante : « Rechercher ce que Catulle doit aux poètes alexandrins et ce qu'il doit aux vieux lyriques grecs. » M. Lafaye, qui a obtenu le prix, publie sous ce titre : « Catulle et ses modèles », la partie principale du mémoire couronné. Il a eu raison d'en détacher des études préliminaires, qu'on a pu lire dans la Revue internationale de l'enseignement (1893 et 1894): L'alexandrinisme et les premiers poètes latins. — Les Grecs professeurs de poésie chez les Romains. L'alexandrinisme chez

les précurseurs et les amis de Catulle. La question, ainsi concentrée sur Catulle, prend plus d'intérêt en faisant porter toute l'attention du lecteur sur la figure la plus importante; elle n'en est peut-être que plus difficile à traiter, parce qu'on s'attend, de la part de l'auteur, à une plus grande précision.

Ce qui fait l'importance de Catulle, c'est qu'il représente, plus peutêtre que son grand contemporain Lucrèce, le moment où la poésie latine, tout en s'assimilant plus complètement les qualités des modèles grecs, et surtout des modèles alexandrins, dégage sa propre originalité et s'approche, par un progrès décisif, de la perfection de l'âge suivant, celui qu'on appelle le siècle d'Auguste. Bien qu'Horace comprît sans doute Catulle dans son dédain pour les poètes antérieurs, il n'en est pas moins vrai qu'il avait trouvé chez lui l'emploi heureux de la strophe saphique et de ces iambes de Paros, qu'il se vantait à tort d'avoir « le premier fait connaître au Latium ». De même, Catulle, mieux que per

IMPRIMERIE NATIONALE,

sonne de son temps, avait donné l'exemple de l'esprit et de la grâce dans l'élégie, dans les hendécasyllabes et, en général, dans ce qu'on appelle la poésie légère. Enfin, et c'est peut-être sa plus grande gloire, on ne peut étudier la Didon de Virgile sans se souvenir de l'Ariane de Catulle.

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Quels furent donc ces mérites propres que Catulle montra dans l'imitation des Grecs, qui le mirent de son temps hors de pair et firent de lui, en le plaçant au premier rang parmi les poètes vraiment latins, le digne précurseur des poètes du siècle d'Auguste? Quels furent les modèles qu'il choisit et en quoi consistèrent ses imitations; quelle fut chez lui la part de l'inspiration personnelle et qu'est-ce qui lui appartient en propre? Telles sont les questions qu'il faudrait résoudre; mais la solution reste nécessairement incomplète et douteuse sur plus d'un point. Il y a à cela deux raisons : la perte d'une grande partie des modèles grecs, qui nous réduit souvent à soupçonner au lieu de reconnaître avec certitude les imitations, et notre ignorance au sujet de Catulle lui-même. Nous aurions besoin de mieux connaître les détails de sa vie, ses études, ses rapports avec la société contemporaine et les mœurs de cette société, pour interpréter ses œuvres et pour obtenir plus que des vraisemblances. Ces difficultés n'ont pas rebuté, surtout dans ces derniers temps, les savants et les critiques. Depuis dix ans, dit M. Max Bonnet, on a écrit sur Catulle l'équivalent de quarante fois au moins le volume de ses œuvres. » M. Lafaye renvoie, particulièrement aux prolégomènes de M. B. Schmidt (1887), aux prolégomènes et aux commentaires de MM. Benoist (1882), Riese (1884), Baehrens (1885), Ellis (2o édit., 1889) et Thomas (1890), et à un certain nombre de dissertations spéciales, parmi lesquelles il signale d'abord Moritz Haupt, Catullus qua arte poetas expresserit Alexandrinos (Berlin, 1855); K. P. Schulze, De Catullo Græcorum imitatore (Iéna, 1872); P. Weidenbach, De Catullo Callimachi imitatore (Leipzig, 1873); Couat, Étude sur Catulle (Paris, 1875); W. Henkel, De Catullo Alexandrinorum imitatore (léna, 1883). Il a lui-même le mérite d'examiner suivant une bonne méthode cette question de l'imitation dans Catulle. Il l'étudie successivement dans les différents genres que le poète a cultivés: les poèmes ïambiques, les lyriques, qu'il appelle avec plus de propriété méliques, les hendécasyllabes, le conte épique et les élégies avec les épigrammes. Pour chacun de ces genres, il expose ce qu'avaient fait les Grecs dans la période ancienne et dans la période alexandrine, et il cherche ensuite à déterminer par des

(1) Revue critique, 1890, t. II, p. 334.

:

comparaisons, quand elles sont possibles, et par l'examen du détail, à quelles sources Catulle a puisé et ce qu'il a fait lui-même. Je vais tâcher de donner une idée de l'utile et excellent travail de M. Lafaye en ajoutant quelques observations que la lecture m'a suggérées.

Dans la poésie ïambique, les modèles de Catulle paraissent avoir été surtout Archiloque et Hipponax dans la période ancienne et Gallimaque dans la période alexandrine. On serait plus affirmatif si, à défaut des originaux grecs, dont il reste si peu, nous avions les commentaires que le succès et la célébrité du poète avaient suscités de bonne heure, s'il est vrai, comme on le soupçonne d'après quelques mots d'un grammairien, que les premiers remontaient jusqu'à son contemporain Asinius Pollion. On ne peut guère douter cependant que tels aient été les maîtres dont il avait suivi les exemples. Ce rapprochement des noms d'Archiloque et de Callimaque a quelque chose d'assez singulier, car l'imitation de l'un semblerait devoir exclure celle de l'autre. On sait, en effet, que Callimaque avait prétendu faire tout autre chose qu'Archiloque. La violence du vieux poète répugnait à sa délicatesse; il réprouvait de même les attaques virulentes de Simonide d'Amorgos et d'Hipponax. Il présenta donc au public un Hipponax adouci, comme il l'indiqua lui-même dans le prologue de ses lambes; de petits récits enjoués, des moralités, des satires sans fiel, qui respectaient les vivants, et, tout en admettant une certaine familiarité de ton, restaient dignes, par leur décence, d'Apollon et des « belles Muses», comme il les appelait en les invoquant, et auxquels sa dévotion se montrait fidèle. Cette innovation d'un révolutionnaire à tempérament pacifique ne passa pas sans protestation de la part des admirateurs d'Archiloque. Il y eut là un des épisodes de la fameuse querelle de Callimaque et d'Apollonius. Si Callimaque comparait Archiloque à un homme ivre, Apollonius appelait Callimaque buveur d'eau et n'en célébrait qu'avec plus d'ardeur la fête d'Archiloque avec celle d'Homère dans de solennelles agapes. Il y avait donc en présence deux écoles opposées. Ce fut le mérite de Catulle de ne point se borner, ni dans ce genre ni dans d'autres, à subir l'influence alexandrine, mais de demander aussi des inspirations plus franches et plus vives aux poètes antérieurs.

M. Ellis, dont l'autorité est grande en cette matière, pense que c'est Archiloque à qui Catulle doit le plus, et il est probable, en effet, que le souffle du poète grec passa dans l'âme du poète latin; mais les leçons de Callimaque et des autres maîtres alexandrins furent aussi pour beaucoup dans les œuvres de celui-ci. Sans doute, elles ne furent pas étrangères au choix et à l'expression de certaines de ses idées; il est certain qu'il

leur dut un genre de talent auquel il attachait une valeur sérieuse, l'habileté technique, et une rigueur dans l'emploi des mètres que les anciens poètes, plus libres dans leurs allures, n'avaient pas connue. Il nous dit lui-même qu'il s'amusait, avec son ami Galvus, à improviser des vers de différentes mesures :

Delicatos

Scribens versiculos uterque nostrum
Ludebat numero modo hoc, modo illoc "".

Un pareil exercice le rompait aux difficultés de la versification; il semble aussi qu'il dût le disposer à employer indifféremment tel ou tel mètre pour un même sujet, et c'est en effet ce qu'il lui est arrivé de faire. Il est possible qu'en cela aussi il ait suivi l'exemple des alexandrins; ce pouvait être, aussi bien que le raffinement de l'art, le signe d'une décadence, où les caractères propres de chaque genre se seraient émoussés. Le recueil des ïambes de Callimaque contenait des pièces choliambiques; mais, pour en tirer une conclusion, il faudrait être sûr de la ressemblance des sujets traités dans les deux espèces de mètre. Ce qu'on peut dire, c'est qu'à partir de la période alexandrine le choliambe servit à peu près pour toute espèce de sujet. Dans Catulle, l'emploi de différents mètres pour des sujets de même nature est un fait certain, au moins pour les pièces satiriques. Non seulement elles sont écrites en ïambes et en choliambes, ce qui, d'ailleurs, ne doit pas surprendre beaucoup, mais elles revêtent la forme de l'hendécasyllabe et aussi des vers élégiaques, soit dans l'élégie proprement dite, soit dans de nombreuses épigrammes.

Il n'y a dans le recueil de Catulle que trois pièces en trimètres ïambiques. Une, la pièce LII, n'a que quatre vers, ou plutôt trois, car le quatrième est la répétition du premier, et les deux autres, les pièces IV et XXIX, n'en ont que vingt-sept et vingt-cinq. M. Lafaye les commente longuement, et il a raison: il fallait bien mesurer le commentaire à l'importance que ces pièces avaient eue à Rome. La XXIX est une satire écrite contre Mamurra, qui avait dirigé avec succès (comme prefectus fabrum) les travaux du génie dans des campagnes de Pompée et de César, en avait rapporté de grandes richesses, fort mal acquises, et était connu, à ce qu'il semble, par ses dissipations et par ses débauches. Catulle l'attaque avec une extrême violence. La force du mouvement, l'ironie, l'élégance, la hardiesse cynique font de cette petite pièce un chef

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