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le cabinet du Méléagre. Il a le front droit et haut... Tout indique que chez le philosophe la sensibilité est endormie et que seule l'intelligence veille... Il contemple d'ailleurs plutôt qu'il ne raisonne : c'est Platon le poète, le Platon du Phèdre et du Banquet oubliant la terre et songeant au ciel. » M. E. Gebhart aperçoit les mêmes caractères, avec plus de grandeur imposante, dans le buste découvert à Herculanum en 1759 et qui appartient aujourd'hui au musée de Naples : « La tête, par un mouvement admirable, s'incline en avant; il plonge plus profondément dans les rêveries métaphysiques; il va pouvoir écrire les discussions subtiles du Phédon. » Plus enthousiaste, plus explicite encore, l'abbé Perreyve, en regardant ce même buste, est transporté d'admiration : « Quelle âme, quelle vie immatérielle ! La force et la clarté de l'intelligence s'y reflètent comme en un miroir. La tête est légèrement inclinée comme celle d'un homme qui sort d'un rêve et écoute ses souvenirs. Je ne puis croire que l'artiste n'ait pas pensé en ce moment au divin système de la réminiscence... » Les trois interprétations qu'on vient de lire, même quand elles portent sur trois bustes différents, se ressemblent, à part quelques nuances. De plus, elles n'impliquent aucune hésitation, aucun doute : les trois juges ont été convaincus qu'ils avaient devant eux des images fidèles de Platon. Et voilà qu'un antiquaire de grand renom, que l'archéologue Visconti est d'un avis tout autre: dans le beau buste du musée de Naples, il croit reconnaître une figure de Bacchus triomphateur, du Bacchus indien.

Poursuivons cette étude intéressante : nous allons voir maintenant, à l'inverse, d'autres archéologues très affirmatifs, réfutés, démentis par un philosophe; de sorte que le débat aura offert tous les genres de divergences. En 1881, M. Salomon Reinach acheta à Smyrne une tête en marbre d'époque romaine, qui a été placée au Louvre. En 1886, au musée de Berlin, le jeune savant remarqua une tête assez semblable à celle-là, dont le socle portait inscrit le nom de IIAATON en lettres dont la forme indique une époque n'ayant pas précédé celle des Antonins. Comment résoudre la difficulté? Mais il existe au Vatican un buste analogue avec le nom de Zénon. MM. Heilbig et S. Reinach se prononcent en faveur de Platon. M. S. Reinach soutient même que le buste de Smyrne offre la véritable physionomie du philosophe. « D'ailleurs, ajoute-t-il, c'est jusqu'ici l'unique portrait de Platon attestant une provenance hellénique, tandis que celui du Vatican est plus svelte et d'un travail plus délicat. » Enfin on a compté jusqu'à huit répliques du même original, ce qui, d'après M. S. Reinach, prouverait qu'il existait dans l'antiquité une figure de Platon datant de son époque et peut

être de la main de Silanion. Voilà certes des raisons qui paraissent probantes. Pourtant elles ne convainquent pas M. F. Ravaisson. Ce type, d'après l'éminent philosophe, est d'expression plutôt vulgaire; les tempes y sont recouvertes par la chevelure; le visage se rétrécit au lieu de s'élargir en remontant vers le haut de la tête et ne répond guère à l'aspect tout aristocratique, à l'imposante prestance et au large front que presque tous les anciens attribuent au beau et robuste Platon. Καλὸς ἦν Πλάτων καὶ loxupés, dit Épictète, en deux mots qui résument la tradition antique (1). De ces discussions savantes et contradictoires, que devons-nous conclure? C'est, évidemment, que nous ne possédons aucun buste de Platon d'une incontestable authenticité. Souhaitons que l'École française d'Athènes, dont les mains sont si habiles et si heureuses, en ramène un à la lumière.

Quelle éducation reçut Platon et quels furent ses premiers maîtres? Nous n'avons là-dessus que des renseignements de date relativement récente, mais dont certains se répètent et ont un caractère de vraisemblance. Ils nous apprennent que Platon eut, pour professeur de lecture et d'écriture, Denys; que Dracon, élève du célèbre Damon, lui enseigna la musique, et Ariston, d'Argos, la palestre. Son éducation première fut donc la même que celle de tous les jeunes garçons de son temps. Poussat-il l'étude de la gymnastique jusqu'au dernier degré? Le biographe anonyme dit que Platon remporta aux jeux publics deux couronnes, l'une à Olympie, l'autre à Némée. Le philosophe qui a écrit le Timée pose en principe qu'il ne faut développer exclusivement ni l'âme ni le corps, mais qu'il importe de cultiver l'une et l'autre, parce que rien n'est beau sans harmonie. Toutefois il ne s'agit, dans ce passage, que d'éducation. Quant aux exercices des athlètes de profession et aux athlètes euxmêmes, certaines lignes de la République indiquent assez que Platon les avait en médiocre estime et qu'il n'a pas dû rechercher les succès du pentathle.

Ses goûts le portaient ailleurs. On voudrait savoir plus sûrement si, comme l'atteste une tradition, il s'adonna, dans sa jeunesse, à la peinture, de même que Socrate avait d'abord cultivé la sculpture. La vive imagination de Platon, la poésie de sa pensée et de son style, lesquelles, d'après M. Paul Girard (2), sont comme un reflet de cette passion lointaine qui l'avait attiré vers le dessin et les couleurs, ne me paraissent pas à cet égard des preuves suffisantes.

(") Diss. I, 8, 13. (3) L'éducation athénienne au y' et au Iv2 siècle avant Jésus Christ, p. 223.

Je croirais beaucoup plus volontiers qu'il s'essaya à des œuvres poétiques, alors qu'il n'avait pas encore rencontré Socrate. D'abord, il faut se rappeler que, au v° siècle, la poésie atteignait à Athènes le plus haut degré de perfection. C'était, de plus, une passion très répandue de se livrer à la composition poétique. D'après Aristophane, grand était le nombre des faiseurs de vers. M. Ch. Huit aurait pu citer l'exemple de Socrate lui-même, qui en faisait dans sa prison, presque au moment de mourir. Il n'y a nul motif de croire que Platon ait résisté à cette tentation, à laquelle succombaient tant d'esprits. Élien raconte que Platon avait terminé une tétralogie destinée au concours des Dionysiaques, lorsque, tout à coup, il fut fasciné « par la sirène de Socrate», à tel point qu'il se retira du concours et qu'il abandonna pour toujours la poésie. Le fait n'est pas prouvé, mais il n'y a là rien d'invraisemblable. Et, au surplus, n'est-il pas permis de voir comme un souvenir de jeunesse et l'aveu d'un ancien penchant dans ce passage du X livre de la République « N'imiterons-nous pas, mon cher ami, la conduite des amants, qui se font violence pour s'arracher à leur passion, après qu'ils en ont reconnu le danger? Grâce à l'amour que nous ont inspiré dès l'enfance pour cette poésie les belles institutions politiques où nous avons été élevés, nous ne demanderons pas mieux que d'avoir à la reconnaître pour très bonne et très amie de la vérité; mais tant qu'elle n'aura rien de bon à alléguer pour sa défense, nous l'écouterons en nous prémunissant contre ses enchantements... et nous prendrons garde de retomber dans la passion que nous avons ressentie pour elle étant jeunes, et dont le commun des hommes est atteint (1). »

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Avant de devenir l'élève de Socrate, Platon avait-il eu d'autres maîtres? On n'est pas l'élève des hommes dont on a seulement entendu quelques leçons, lu quelque livre ou retenu quelque fragment de doctrine. A la fin du v° siècle, Athènes était, pour les philosophes, comme un lieu de rendez-vous. Pour parler notre langage moderne, c'était là que se localisait surtout le mouvement philosophique. Si Platon est muct sur certains penseurs du passé, s'il ne nomme nulle part ni Anaximène, ni Anaximandre, ni Diogène d'Apollonie, si parmi ces premiers chercheurs il ne cite et ne loue que Thalès, il a du moins connu les grandes conceptions d'Anaxagore, rappelé quelques vues d'Empedocle. Toutefois ce n'est pas là attester que ces derniers furent pour lui des maîtres. D'après Aristote, ce serait par Cratyle, disciple d'Héraclite, qu'il aurait été initié aux recherches philosophiques. Or, qu'en a-t-il reçu et gardé?

(1) Traduction Victor Cousin, tome X, page 264.

Rien que la doctrine de l'écoulement universel, laquelle n'est, chez Platon, qu'un point de départ d'où il prend son élan pour monter, par la dialectique, à ce qui est permanent, immuable. Hermogène, nommé par Diogène Laërce à côté de Cratyle, est un inconnu qui n'a laissé aucune trace dans l'histoire. Resterait Démocrite, dont certaines affirmations ont de l'écho dans le système platonicien; et, par exemple, si Démocrite fait au scepticisme une part, c'est aux dépens de l'expérience sensible et au profit d'une raison très analogue à celle qu'exalte l'auteur des Dialogues. Mais, à cette ressemblance près, il n'y a entre les deux doctrines que les plus profondes différences. Quant à l'influence de l'éléatisme sur l'esprit de Platon, M. Ch. Huit la nie et nous verrons plus tard pour quels motifs, lorsqu'il s'agira de l'authenticité du Parménide.

Platon n'a pas eu d'autre maître que Socrate. Mais cela dit, notre curiosité est loin d'être satisfaite. Il serait très intéressant de lire, dans quelque texte digne de confiance, comment ils se rencontrèrent, dans quelle occasion, en quel endroit. En 408, Platon avait vingt ans ; il a pu entendre pendant huit ans Socrate, qui est mort en 400. Celui-ci, depuis longtemps, se promenait dans Athènes, s'arrêtant sur les places, chez des marchands, aux comptoirs des banquiers, interpellant, interrogeant tantôt les sophistes, tantôt les jeunes gens, avec une bonhomie spirituelle ou une ironie victorieuse. Son bon sens s'élevait souvent à une grande hauteur; sa parole très simple était parfois éloquente, émouvante. Le charme qui émanait de ce personnage extraordinaire, et dont Alcibiade dans le Banquet célèbre la puissance, Platon ne l'a si fortement dépeint que parce qu'il l'avait éprouvé lui-même. Et le jour où il le ressentit, peut-être dès la première rencontre, il appartint à celui dont il comprit aussitôt le génie. Aucun renseignement précis ne nous en apprendrait davantage, quant à l'essentiel.

Platon a-t-il écrit ses premiers Dialogues avant la mort de Socrate? Certains critiques ont pensé qu'il n'eût pas commis une pareille inconvenance. C'est raisonner à un point de vue tout moderne. A Athènes, mettre en scène un personnage vivant était chose admise: Aristophane ne s'en est pas privé. Et, d'après Diogène Laërce, Socrate lui-même aurait dit un jour qu'il est bon de se livrer volontairement aux critiques des poètes comiques; car, si elles sont fondées, on en profite pour se corriger; et, si elles ne le sont pas, que nous importe? D'ailleurs, le même Diogène a recueilli une tradition non moins vraisemblable qui prête à Socrate un propos significatif. Il venait d'entendre la lecture du Lysis de Platon et il s'écria: «Que de choses ce jeune homme me fait

(1).

dire!» Όσα μου καταψεύδεται ὁ νεανίσκος (1) L'Anonyme attribue à Socrate des paroles encore plus vives, et qui ont comme l'accent de quelqu'un qui ne se reconnaît pas dans le portrait qu'on lui dit être le sien : « Ce jeune homme me mène où il veut, aussi loin qu'il veut et contre qui il veut. » Οὗτος ὁ νεανίας ἄγει με ὅπη θέλει, καὶ ἐφ' ὅσον θέλει, καὶ πρὸς ous éλer (2). Ces mots, s'ils ont en effet été prononcés, ne paraissent pas néanmoins avoir exprimé la désapprobation d'une doctrine philosophique.

Puisqu'il aimait son maître autant qu'il l'a admiré, pourquoi Platon n'a-t-il pas assisté à ses derniers moments? Au début du beau dialogue où la mort du sage, du plus sage des hommes, selon l'oracle de Delphes, est racontée en termes si pathétiques, Phédon, répondant à Échécrate, énumère tous ceux qui étaient présents et dit en terminant : « Platon, je crois, était malade » Πλάτων δὲ, οἶμαι, ἠσθένει. Est-ce que ce passage manque de clarté? Platon, qui ne parle presque jamais de lui-même, écrit ici son nom, afin d'expliquer et d'excuser son absence à cette heure suprême. Pourquoi, par une singulière interprétation, prétendre que le récit du Phédon est l'œuvre, non d'un absent, mais d'un témoin oculaire, et que Platon, en disant qu'il n'était pas là, quoiqu'il y fût, s'est servi d'un artifice oratoire, afin d'agrandir et d'idéaliser les choses qu'il raconte (3)? Est-ce qu'un pareil moyen de produire un puissant effet sur le lecteur était nécessaire? Est-ce que cette scène n'était pas par ellemême, et par elle seule, d'une imposante beauté? Platon, qui le savait, n'a jamais été plus simple.

Il est naturel, comme le fait remarquer M. Huit, que les socratiques se soient tous sentis atteints par la condamnation de leur maître et que, inquiets quant à leur propre sûreté, ils aient pris le parti de s'éloigner pour un temps d'Athènes. N'auraient-ils eu rien à redouter, la tristesse et l'indignation les auraient chassés d'une ville si cruelle à la philosophie. Leur exil volontaire n'a donc rien d'invraisemblable.

Platon, d'après Diogène Laërce, se retira à Mégare auprès d'Euclide. Sans doute il fut l'un des premiers à partir. Sa douleur était profonde; son dégoût ne l'était pas moins. Ajoutons que, de tous les amis de Socrate, il était le plus exposé. Son esprit aristocratique, qui ne se cachait pas, aurait suffi à le rendre suspect. En outre, il s'était généreusement avancé, au moment du procès, en demandant à défendre Socrate et en montant à la tribune. Les juges l'avaient sommé d'en descendre. Ils

(1)Diog. La. III, 35. (2) Anonyme, 3. (3) M. Huit blâme cette interprétation, mais ne nomme pas le coupable.

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