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gliger de ce qui se publie en France et à l'étranger sur Platon, les monographies très étudiées qu'il a lues à l'Académie et où il éprouvait certains chapitres de son livre encore inédit, ces moyens et ces préparations l'ont mis en état de donner un ouvrage qu'on ne saurait regarder en tout comme définitif, dont cependant le pareil n'existe pas dans notre pays.

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Toutefois il ne s'est pas contenté de perfectionner autant qu'il était en lui sa composition primitive. Il l'a notablement et heureusement agrandie. Dans le programme académique, la question biographique ne figurait pas; déjà très vaste, il l'eût été beaucoup trop avec cette augmentation, laquelle, à elle seule, réclamait un volume. Disposant pour son ouvrage imprimé du temps et de l'espace, M. Ch. Huit a eu raison d'apporter à son travail cet utile complément. Victor Cousin avait dit il a longtemps : « Nous avons étroitement uni la biographie des philosophes à l'histoire de leurs opinions, convaincu qu'en fait d'histoire rien n'est arbitraire et indifférent, et que les théories les plus générales dépendent plus ou moins du temps et des circonstances au milieu desquelles elles naissent et se développent. » De même, M. Ch. Huit, sans accorder aux influences extérieures une part excessive et fatale, reconnaît qu'elles ont une action dont il serait imprudent de ne pas tenir compte. « Le génie vient du ciel, écrit-il; mais qui dira ce que peuvent les circonstances extérieures pour favoriser ou comprimer, pour hâter ou retarder sa libre expansion. L'homme même le plus intérieur, le moins curieux des choses du dehors tient par cent liens invisibles au sol qui le porte, au siècle qui l'a vu naître; pour ne demander qu'à la méditation ou au raisonnement l'explication de l'énigme du monde, le métaphysicien n'en paye pas moins son tribut, comme tout autre, aux événements dont sa génération est le témoin ou subit le contre-coup. Telle est la théorie générale; elle est incontestable et présentée ici en très bons termes. Avec l'application se font voir de graves difficultés, principalement en ce qui concerne Platon.

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La première vient du silence que les anciens ont gardé sur eux-mêmes. Les philosophes de la grande époque de l'hellénisme et beaucoup de leurs successeurs n'ont pas pensé à laisser à la postérité leurs confidences, leurs confessions, leurs Mémoires, ce qu'on appellerait aujourd'hui leur autobiographie ou leur autopsychologie. De leur part, nul Journal intime, nul recueil de Souvenirs personnels. Si l'on est en droit de trouver que, de nos jours, il y a en ce point abondance, peut-être surabondance, il est bien permis de regretter l'extrême discrétion des anciens. « Quel que soit le nombre et l'éclat des systèmes qui se sont succédé en Grèce pendant trois siècles, le Discours sur la méthode est une

confession qui n'a pas de modèle dans les annales de la pensée hellénique. » Et quel livre c'eût été que celui où Platon nous eût raconté sur les plus secrets de ses sentiments d'homme, de citoyen, de philosophe et sur les raisons de certains actes de sa vie, ce que ses Dialogues nous tiennent caché!

Dira-t-on qu'à défaut de ce livre nous avons les Lettres? Il faudrait d'abord en démontrer l'authenticité. Or, voilà ce que personne n'a pu faire encore, car ce n'est pas une méthode de démonstration que d'affirmer que la tradition est une autorité indiscutable. M. Ch. Huit ne partage pas à cet égard la robuste confiance de Grote et de M. Ch. Waddington. Après examen, il adopte l'avis de presque tous les critiques modernes et il conclut en ces termes : « Les Lettres mêmes dont sur tel ou tel point particulier on aimerait à invoquer le témoignage, en raison du ton de sincérité qu'elles semblent offrir, portent, tantôt dans l'esprit qui les a dictées, tantôt dans les erreurs matérielles qu'elles contiennent, des traces assez évidentes d'une origine postérieure. Les plus importantes remontent sans doute aux premiers temps de l'ancienne Académie (1). » Mais, dit M. Chaignet, - dont notre auteur s'approprie le jugement, - il est impossible d'admettre que Platon, si avare dans ses ouvrages d'informations sur lui-même, ait composé exprès des Mémoires dans un cadre qui devait être si peu de son goût. Ces lettres ne sont qu'une forme artificielle donnée à des renseignements historiques sur la vie, la personne et les tendances du grand philosophe (2). »

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Pour contrôler ces renseignements, avons-nous quelques écrits, quelques témoignages des contemporains de Platon? S'ils ont existé, où ont-ils laissé des traces? Diogène Laërce attribue à Speusippe un Пeptδειπνον ου Εγκώμιον Πλάτωνος. Simplicius cite deux fois une biographie de Platon par Xénocrate, et l'on ignore s'il avait entre les mains une œuvre authentique. Hermodore avait composé une dissertation Пepì Пλάτwvos, dont l'objet précis n'est pas connu. Ces écrits soulèvent des questions que l'érudition récente ne résout pas. Ils émanaient de témoins oculaires et seraient très précieux; mais tous ont péri. Aristote transmet deux ou trois renseignements biographiques sur son maître. D'après Diogène Laërce, Aristoxène avait écrit une Vie de Platon et Cléarque son Éloge. L'une et l'autre son perdus. On ne rencontre chez Cicéron, chez Plutarque, chez Élien, que des indications éparses. Les documents

(2)

(1) Ch. Huit, t. II, p. 319. A.-E. Chaignet : La vie et les écrits de Platon, p. 148, Paris, Didier, 1871, 1 vol. in-18. Ouvrage couronné par l'Académie des sciences morales et politiques.

assez étendus qui subsistent sont les suivants : le III livre tout entier des Vies de Diogène Laërce; le préambule placé par Apulée en tête de sa dissertation: De habitudine doctrinarum Platonis; la Vie de Platon dont Olympiodore est l'auteur probable et qui est jointe à son commentaire sur le Premier Alcibiade; enfin un fragment anonyme qui semble n'être qu'une reproduction peu modifiée de la composition biographique d'Olympiodore.

Les documents les plus étendus appartiennent donc aux temps de la décadence et sont postérieurs d'un grand nombre de siècles au philosophe dont ils parlent. Prétendra-t-on qu'ils ont néanmoins de la valeur puisque ceux qui les ont écrits ont pu se fonder sur de judicieux travaux antérieurs, puisque Diogène Laërce, notamment, assure qu'il a recueilli avec soin tout ce qui est relatif à Platon? Ces raisons ne rassurent pas M. Ch. Huit. Il constate les divergences, les contradictions, l'habitude d'accepter les témoignages de toutes mains sans contrôle, sans le moindre sens critique. Olympiodore et l'Anonyme divinisent Platon, selon la coutume de la plupart des néo-platoniciens. Diogène Laërce, dont l'érudition n'est pas contestable, en gâte le mérite par des erreurs flagrantes, par de lourdes méprises, si bien qu'on se méfie de ses assertions les plus vraisemblables. Comment donc procéder? Imitera-t-on Tennemann, dont la Vie de Platon a encouru le reproche de n'être qu'une sorte de roman psychologique construit sur les données douteuses de la tradition? Suivra-t-on l'exemple de Grote répétant comme des oracles Diogène Laërce et Olympiodore, quoi qu'il leur plaise de raconter? Steinhart à composé une œuvre assurément estimable à certains égards: sa Vie de Platon, à n'y considérer que les traits essentiels, offre un portrait qui n'est pas infidèle absolument; mais il conçoit le caractère du philosophe athénien d'après sa doctrine métaphysique et morale et rejette tout ce qui ne cadre pas avec cet idéal. Ce n'est pas là, en matière de biographie, une méthode assez sûre.

Čelle de M. Ch. Huit est plus sage: elle reste historique et critique. Non qu'elle s'applique sous une forme unique, toujours la même pour tous les cas. «Il y a, dit-il, quelque péril à vouloir en ces matières trancher tous les problèmes à l'aide de quelques appréciations générales. Tel historien, véridique d'ordinaire, a pu se rendre coupable d'une grave méprise; tel autre, sans le moindre souci de l'exactitude, a pu nous conserver une indication précieuse, que rien n'autorise à rejeter. Aussi nous paraît-il préférable d'instituer un débat spécial pour chaque cas particulier et, partant, de nous borner ici à quelques réflexions.» Ces réflexions, nous les avons plus haut résumées; et, pour compléter l'idée

que l'auteur donne de sa méthode, nous devons citer encore deux lignes : « Il ne nous reste, dit-il, que l'hypothèse sur les points où la possession de la vérité aurait pour nous le plus de prix. » Il se propose donc, en employant ces moyens, de reprendre la tâche insuffisamment remplie par Tennemann, Grote et Steinhart. «Aurons-nous, se demande-t-il, le secret d'être original sans dénaturer les faits, précis sans nous interdire des échappées à travers l'histoire de la société et de la civilisation d'Athènes? Réussirons-nous à étendre sur ce terrain le domaine de ce qui doit être tenu pour certain?» Trois points ont surtout captivé son attention: l'éducation philosophique de Platon, ses voyages à l'étranger, la fondation de son école. Toutefois, à ces trois études il a rattaché celles que naturellement elles appelaient.

Parmi celles-ci, il en est une à laquelle se sont livrés presque tous ceux qui ont comparé le génie de Platon avec la civilisation d'Athènes au moment où il est né. Ils ont cherché si le génie du philosophe était l'expression la plus fidèle de la floraison merveilleuse d'un petit peuple qui, dans l'histoire, est resté l'un des grands. Tout au moins, ils ont tâché de saisir les relations intellectuelles qui ont existé entre l'esprit de Platon et celui des penseurs, des poètes, des orateurs, des architectes, des peintres, des statuaires du siècle de Périclès. Après avoir rapidement tracé le tableau d'Athènes dans sa splendeur; après avoir cité de remarquables pages de MM. Duruy, Émile Burnouf, E. Gebhart, M. Ch. Huit s'écrie : « Heureuse époque, bien faite pour placer l'âme du jeune homme sur la voie de cet idéal qui devait être l'objet de ses rêves! » Soit. Toutefois, le chapitre se termine par une réflexion plus personnelle, que l'auteur demande la permission de risquer. « Si Platon, dit-il, n'avait vu que l'apogée de cette époque mémorable, n'aurait-il pas été tenté d'y trouver, comme dans la perfection même, la règle suprême de la morale, de la politique, de la science et de l'art, assignant pour limite à sa pensée l'horizon même de la réalité? Mais, avec les années, il en a pu voir aussi le déclin. Les ombres ont apparu à son regard à côté de la lumière, ef il a eu comme un pressentiment de ce qui manquait à cette civilisation... pour assurer le règne de la vertu dans les individus, de la paix dans 'État... » Il est toujours malaisé, sinon impossible, d'entrevoir ce qu'eût été et ce qu'eût fait un homme de génie s'il était venu au monde cinquante ans plus tôt ou plus tard. Cependant, à supposer que Platon fût né à la même date que Socrate, et que, par conséquent, il eût assisté à l'entier épanouissement de la civilisation athénienne, est-il vraisemblable qu'il eût reconnu, par exemple, dans la démocratie, même telle que Périclès l'avait organisée, éclairée, contenue, la perfection de

IMPRIMERIE NATIONALE.

l'État, l'idéal politique à imiter? Son âme et son intelligence aristocratiques par nature autant que par système, ainsi que nous les montrent les Dialogues, ne l'en auraient-elles pas empêché? Il n'aurait pas eu besoin, semble-t-il, pour pressentir le déclin, d'en apercevoir les commencements. Il lui aurait suffi de constater ce qui en constituait à ses yeux les causes certaines. Conjecture pour conjecture, celle-ci nous paraît un peu moins éloignée de la vérité que celle de M. Ch. Huit.

Sans s'y trop attarder, M. Ch. Huit s'est occupé de la date de naissance et du portrait de Platon. En quelle année Platon est-il né? Il y a, à cet égard, quelques divergences, mais peu considérables. Il s'agit de choisir entre 429, 428 et 427. Or voici le moyen qu'indique M. Ch. Huit pour arriver à une solution exacte. La tradition constante place la mort de Platon en 347, sous l'archontat de Théophile. D'autre part, la croyance généralement acceptée est que Platon mourut à la fin de sa quatre-vingt-unième année. C'est assurément là un bon argument pour fixer la date de sa naissance en 428. Telle est la conclusion à laquelle nous nous arrêterons nous aussi.

Quant aux portraits de Platon, il est autrement difficile d'arriver à un accord et à quelque certitude. Le débat à ce sujet prouve combien peuvent différer d'avis ceux qui essayent de retrouver l'original d'un buste antique, en l'absence de toute désignation expresse, et rien que d'après l'image que chacun s'est formée du personnage. L'iconographie, en ce qui regarde Platon, nous laisse dans l'embarras. Avant Alexandre, les bustes et portraits, même des hommes illustres, ne sont que des exceptions. L'ombrageuse démocratie athénienne n'aimait pas cette glorification des particuliers. Dans la suite, les artistes sculptèrent plus librement les statues des grands hommes; mais, quand les modèles n'existaient plus depuis longtemps, le sculpteur n'était dirigé que par son inspiration et par une tradition altérée, sinon effacée. De là, aujourd'hui, une égale admiration et une même origine accordées à des œuvres différentes. Il est curieux et instructif de comparer entre elles et avec celles des archéologues les interprétations, données par les philosophes, des bustes qui portent le nom de Platon. En présence du buste célèbre de Florence, dont le grand duc de Toscane lui avait envoyé un moulage, Victor Cousin s'exprime ainsi : « Platon revit tout entier dans ce marbre... Ce vaste front est bien le siège d'une vaste pensée : les yeux un peu saillants et la bouche légèrement entr'ouverte indiquent l'enthousiasme, tandis que sur les mêmes lèvres repose un sourire fin et bienveillant. »> Une autre image supposée du philosophe est commentée par M. E. Gebhart dans les termes suivants : « Le buste de Platon est au Vatican dans

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