Page images
PDF
EPUB

avant notre ère. Sa famille était assez obscure; mais il avait montré de bonne heure la plus haute capacité, et il avait occupé diverses fonctions avant de devenir archiviste de la Cour impériale. Confucius, chargé de régler les rites, va consulter le sage, qui vit dans la retraite, où il est entouré de la vénération publique. Lao-Tseu reçoit le visiteur avec une déférence assez hautaine, et il cherche à lui prouver qu'il commet une faute en ne voulant s'en fier qu'à la tradition, dont il fait trop grand cas: « Les six arts libéraux, dont vous me parlez, dit Lao-Tseu à Confucius, sont un vieil héritage des anciens rois. Ce dont vous vous occupez ne repose que sur des exemples surannés, et vous ne faites autre chose que vous traîner sur les traces du passé, sans rien produire de nouveau. » Confucius n'est pas ébranlé, et il garde des convictions absolument contraires; mais il est frappé de la supériorité de Lao-Tseu; et lorsqu'il est rentré chez lui, il demeure trois jours dans le plus profond silence à méditer sur ce qu'il a entendu; quand enfin il reprend la parole, il dit à ses disciples: « Je sais que les oiseaux volent dans l'air, que les poissons nagent, que les quadrupèdes courent. Ceux qui courent peuvent être pris avec des filets; ceux qui nagent, avec un hameçon; ceux qui volent, avec une flèche. Quant au dragon, qui s'élève au ciel par le vent et les nuages, je ne sais comment on peut le saisir. J'ai vu Lao-Tseu; il est comme le dragon.

[ocr errors]

C'est sans doute cette subtilité qui a empêché que la doctrine de LaoTseu ne réussît auprès de la foule. Le Tao est à peu près incompréhensible; il semble qu'il est l'unité absolue, sans mouvement, sans pensée, sans intelligence, unité qui serait la Voie par laquelle tous les êtres doivent arriver à l'existence. C'est là l'explication la moins obscure qu'en donnent les commentateurs. Aussi les disciples de Lao-Tseu, les TaoSse, sont-ils beaucoup moins nombreux que ceux du Bouddha ou de Confucius; ce qui ne leur interdit pas de se mettre fort au-dessus des lettrés, qui forment le corps des fonctionnaires impériaux. D'ailleurs, les trois sectes qui se partagent la confiance des peuples paraissent vivre en bonne intelligence, et elles n'ont jamais eu recours à la persécution contre leurs adversaires. C'est un exemple que la Chine peut offrir aux nations civilisées, où un violent prosélytisme a causé tant de désordres et fait tant de victimes. La Chine n'est intolérante que contre les étrangers, qu'elle regarde comme des malfaiteurs et non comme des hérétiques, en attendant qu'elle revienne de préventions peu dignes d'elle. Des trois religions de la Chine, celle de Confucius est la seule qui soit vraiment nationale et indigène, et elle doit, à ce titre, figurer dans l'histoire. Aujourd'hui que l'on connaît les livres sacrés de tous les

IMPRIMERIE SATIONALE.

peuples, quelle place doivent tenir les livres chinois, tels qu'ils se présentent dans l'analyse que nous venons d'en faire, d'après les traductions de M. Legge? Quel rang leur assigner parmi tous les autres? On peut classer les religions selon leur vérité et selon leurs conséquences. Le christianisme est supérieur à toutes les autres; il est adopté depuis dixneuf siècles par tous les peuples civilisés, et l'on peut sans témérité lui promettre l'empire de la terre; il en occupe déjà une partie considérable, et la croisade qu'il entreprend sur le continent africain, de même que ses relations de plus en plus développées avec l'Extrême Orient, lui assure un triomphe universel. Sans doute, c'est là encore une perspective bien lointaine; mais il est des événements qu'on peut prédire à coup sûr, et celui-là en est un, qui n'a rien d'hypothétique, quoique relégué dans un avenir mystérieux.

Après le christianisme, c'est le judaïsme, son maître et sa source, qui doit être classé au second rang. Le Nouveau Testament témoigne assez de la grandeur féconde de l'Ancien, et le christianisme, bien qu'il ait été assez intolérant, ne peut nier son origine, qui fait tant d'honneur à l'esprit humain. Les livres du peuple d'Israël, jugés impartialement, sont les plus beaux et les plus vrais, comparés à ceux de tous les autres peuples, et ils justifient la foi que leurs sectateurs leur ont vouée, inébranlable à travers les persécutions et les calamités. L'islamisme, qui s'est inspiré, dans des temps relativement modernes, de la Bible et de l'Évangile, ne vient qu'en troisième rang; mais il a déposé dans le cœur de ses adhérents une ardeur et une croyance que le judaïsme lui-même n'a point dépassées.

Voilà les trois religions monothéistes, qui ont eu une influence décisive sur la civilisation, dans des proportions diverses. A leur suite, et à une grande distance, viennent la religion de Zoroastre, avec ses deux principes, qui méconnaissent l'unité divine; le bouddhisme, qui prend un mortel pour son idéal et son modèle; le brahmanisme, qui se perd dans l'infini; la mythologie gréco-romaine, qui ne se rachète que par la philosophie. Enfin, au dernier degré, vient la religion dite de Confucius, qui, s'en tenant à des traditions plus ou moins certaines, n'a qu'un fondement humain et qui exclut toute notion de la divinité. Nous convenons que c'est mettre bien bas les croyances du Céleste Empire; mais nous ne croyons pas être injuste en l'appréciant ainsi.

re

M. Legge, qui peut passer pour un juge aussi compétent qu'impartial, dit dans sa préface (1 partie, page xv): «En lisant les ouvrages de Confucius, on ne doit pas oublier que les anciens livres de la Chine n'ont jamais prétendu avoir été inspirés et qu'ils ne contiennent absolu

ment rien qui puisse être pris par nous pour une révélation. Les historiens, les poètes ou d'autres auteurs chinois les ont écrits pour exprimer leurs pensées personnelles. » C'est là, en effet, un caractère qui sépare la Chine de presque toute l'humanité. La Bible, l'Évangile, le Coran, le Véda sont des révélations. Il en est à peu près de même du Zend-Avesta et des Soûtras bouddhiques. La mythologie payenne n'a échappé à cette condition qu'en n'ayant pas de livres sacrés; mais le paganisme avait ses oracles et ses devins, interprètes des dieux. La foi chinoise est restée dans les limites étroites de l'humanité; et elle s'est attachée exclusivement à la tradition, qui elle-même n'était jamais sortie de ce cercle insuffisant.

Si nous ne disons rien de la religion de l'antique Égypte, c'est que, malgré les plus heureuses découvertes, il n'est pas encore possible d'en juger l'ensemble et les dogmes principaux; mais la terre des Pharaons ne tardera pas à nous livrer tous ses secrets, et sa religion ne sera pas toujours aussi confuse qu'elle l'est nécessairement aujourd'hui.

Si nous pouvons maintenant nous donner le grand spectacle de l'histoire des religions, si ces graves études peuvent reposer pour nous sur des documents si authentiques, c'est à la philologie que nous le devons. Notre siècle se sera signalé entre tous les autres par des découvertes aussi précieuses qu'inattendues. Le sanscrit, le zend, l'arabe, le chinois, les hiéroglyphes, les cunéiformes ont été successivement ouverts par l'érudition et ont bientôt répandu sur toute l'histoire une prodigieuse lumière. On a maintenant des faits certains à la place de conjectures, et le tableau général des croyances humaines, en devenant plus varié, n'en est que plus attachant. La religion qui est celle de la civilisation, et qui est aussi la nôtre, n'a rien à perdre à cet examen et à la comparaison; loin de là, elle a tout à y gagner, par ses principes et par ses bienfaits. C'est un résultat que la philologie ne cherchait pas, mais qu'elle a facilité. Avant ses labeurs heureux, on ignorait presque tout, ou, du moins, tout était discutable; à cette heure, la vérité est éclatante et complète. Le XIX siècle peut en être fier, autant que de ses inventions scientifiques et industrielles. C'est l'Angleterre qui a pris l'initiative, à la fin du siècle dernier. Wilkins, William Jones et Colebrook ont découvert le sanscrit; mais c'est la France qui, en 1815, a inauguré l'enseignement public de cette langue, par la fondation de la chaire de M. de Chézy; elle fondait également pour Abel Rémusat la première chaire de chinois, à la même époque. En 1823, Champollion le jeune déchiffrait les hiéroglyphes et leur arrachait leur secret, resté inconnu de l'antiquité. En 1833, Eugène Burnouf expliquait le zend, ignoré jusqu'à lui. Botta découvrait Ninive

et ouvrait la mine abondante de l'assyriologie. Si l'Allemagne n'a pas fait les premières conquêtes, c'est elle qui a peut-être étudié avec le plus de succès les conséquences qui en sont sorties. Quelles richesses de philologie et d'histoire n'ont pas produites tous ces efforts! que d'analyses et de monographies intéressantes et presque innombrables! que de noms illustrés par tant d'investigations!

Pour la Chine en particulier, la France pourrait citer encore Stanislas Julien, l'élève d'Abel Rémusat. L'Angleterre peut, à aussi bon droit, s'enorgueillir des traductions de M. James Legge. La fidélité en est le mérite le plus saillant. On peut en toute sécurité s'en fier à ses interprétations. Il possède la langue chinoise aussi bien qu'un étranger puisse la connaître; un long séjour dans le pays lui a procuré cet avantage, on pourrait presque dire ce monopole. Grâce à lui, on peut se faire désormais une idée exacte des doctrines morales et religieuses de l'empire le plus peuplé du monde entier et le plus ancien. Une organisation politique qui a duré déjà tant de milliers d'années, et qui durera peut-être encore autant dans un avenir illimité, c'est un phénomène inouï. La religion de ce pays n'est pas moins étrange que les mœurs et les institutions sociales d'où elle est issue. Si ce ne peut pas être pour nous un sujet d'imitation, c'est du moins l'objet d'une immense curiosité. Cette curiosité s'exercera bien longtemps encore avant d'être complètement satisfaite; mais chaque jour amène des progrès, dont nous devons être fort reconnaissants envers ceux qui nous permettent de les faire.

BARTHÉLEMY SAINT HILAIRE.

LA VIE ET L'OEUVRE DE PLATON, par Ch. Huit, professeur honoraire de l'Institut catholique de Paris. Ouvrage couronné par l'Académie des sciences morales et politiques. Paris, Thorin et fils éditeurs, 1893, 2 vol. in-8°.

Lorsque, en 1864, l'Académie des sciences morales et politiques, sur la proposition de sa section de philosophie inspirée par Victor Cousin, mettait au concours le grand sujet de la Théorie des Idées de Platon, elle ne demandait aux concurrents que l'exposition, l'explication, l'appréciation, les antécédents et l'histoire d'une doctrine. Dans le programme, qui est très étendu, il n'est rien dit ni de l'authenticité, ni de la date

probable, ni des manuscrits, ni des éditions, ni des traductions des Dialogues. Est-ce donc que l'Académie n'avait attaché aucune importance à ces aspects en quelque sorte extérieurs du sujet? Tout au contraire : elle avait jugé qu'ils formaient, par leur ensemble et leurs détails, un objet spécial d'études difficiles. C'était bien assez, pour une fois, de proposer, même à des hommes sérieusement préparés, l'examen d'une philosophie de cet ordre; l'autre façon de l'envisager viendrait en son temps. Certes, on ne blâma pas M. Alfred Fouillée, qui obtint le premier prix du concours, d'avoir tenté, rien que d'après sa conception du contenu et de l'enchaînement des grands Dialogues, une démonstration aussi hardie que profonde de leur authenticité. On ne reprocha pas à M. Chaignet, qui eut un second prix, d'avoir abordé cette question épineuse. Toutefois il demeurait entendu qu'il y avait là quelque chose qui ne pouvait être traité épisodiquement, et qu'il fallait ajourner.

En 1884, le moment favorable a semblé venu. Un nombre considérable de travaux, surtout en Allemagne, avaient agité en tous sens cette question de l'authenticité des Dialogues. Ainsi mûrie, il était opportun de l'aborder à nouveau.

La question platonicienne, comme l'appellent les Allemands, fut donc proposée. C'est un problème de critique et d'érudition qui enveloppe toute une série de problèmes importants. Le savant qui porte son attention sur l'ordre chronologique et l'authenticité des Dialogues doit se demander: Quelles œuvres ont été écrites par la main de Platon? Nous sont-elles toutes parvenues? En avons-nous, sous son nom, plus qu'il n'en a produit? Est-il possible de savoir quelque chose en ce qui touche la publication, le mode de transmission, l'ordre de succession et comme la date de naissance de ses œuvres? Quels travaux de critique ont-elles suscités chez les modernes? En outre, quels sont les manuscrits de Platon que l'on possède aujourd'hui et quels sont ceux qui méritent le plus de confiance? Enfin, quelles sont les traductions modernes les plus dignes d'estime. — Toutes ces questions comprises dans le problème général, M. Ch. Huit les a traitées d'abord dans le Mémoire que l'Académie a couronné en 1887 (1), puis dans les deux volumes qui ont paru en 1892.

Dans cet intervalle de cinq années, l'auteur a revu et amélioré son premier travail avec un soin scrupuleux. Son érudition étendue et sûre, sa connaissance du grec et de l'allemand son habitude de ne rien né

(1) Voir le rapport fait par M. Paul Janet au nom de la section de philosophie. (Séances et travaux de l'Acadé

mie des sciences morales et politiques, octobre et novembre, 1887, p. 441 et suivantes.)

« PreviousContinue »