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et le vœu de Platon, exprimé au nom de la philosophie, n'était pas très différent : que le pouvoir soit au plus digne, comme le voulait Alexandre mourant. La Chine a réalisé cet idéal par des moyens qui lui sont propres, et elle a atteint le but mieux que les autres peuples. Elle a éprouvé des révolutions comme tous les États: changements de dynastie, guerres civiles, insurrections, mais tous ces bouleversements n'ont pas détruit l'institution, que tous les dominateurs ont respectée.

A cette première cause de bon ordre et de durée est venue s'en joindre une autre non moins puissante: les empereurs se sont toujours considérés comme les pères du peuple, et c'est au bonheur de leurs sujets qu'ils ont appliqué leurs efforts les plus sincères. Parmi les Fils du Ciel qui se sont succédé, on en cite à peine quelques-uns qui aient oublié leurs devoirs et qui aient essayé de détourner au profit de leur ambition ou de leur vanité personnelle l'autorité dont ils étaient investis. Ceux qui ont été coupables de cet égoïsme en ont été châtiés plus d'une fois, et leurs successeurs se sont gardés d'imiter un funeste exemple. De cette sollicitude vraiment paternelle sont sortis tant de règlements et de conseils pleins de bienveillance et de douceur, qui concernent, non pas seulement la morale, mais tous les actes ordinaires de la vie. Les moindres détails ont été prévus et prescrits, et la conduite des dociles sujets est devenue presque uniforme d'un bout de l'empire à l'autre. Le respect de la famille, qui est naturel au cœur humain, a été poussé à un degré inconnu partout ailleurs; de la famille, le respect, avec l'amour, est descendu de cette hiérarchie instinctive dans toutes les autres hiérarchies sociales et factices. On peut dire que l'empire, tout vaste qu'il est, ne forme qu'une famille. Ce sentiment a si bien pénétré tous les cœurs, qu'un Chinois ne s'établit jamais à l'étranger sans esprit de retour, et que, s'il ne peut revenir au sol natal, il a toujours soin d'y faire rapporter ses restes. C'est encore là une forme du patriotisme, et l'on ne trouve qu'en Chine cette passion du rapatriement, même après la mort.

Il est possible que des institutions si bien conçues et si bien pratiquées aient contribué aux vertus du peuple chinois. Il n'en est pas sur terre de plus laborieux, de plus dur à la fatigue, de plus sobre; à ce point que les nations les plus civilisées ne peuvent soutenir la concurrence. Pour la supprimer, elles essayent de recourir à la violence; elles ne triomphent pas, malgré leur puissance; et ce qu'elles auraient de mieux à faire, ce serait de rivaliser au lieu de chercher à détruire. La population chinoise brave ces persécutions; et, en se soumettant aux conditions les plus intolérables, elle continue à vaincre ses rivaux, qui en seront réduits à céder.

A ces qualités ajoutez-en d'autres qui ne sont pas moins incontestables, le génie de l'agriculture et de l'industrie, qui à bien des égards valent les nôtres, des découvertes admirables, qui souvent nous ont devancés de plusieurs siècles. Si la Chine n'a pas su se faire un alphabet au lieu de son écriture idéographique, elle a composé et imprimé plus de livres que toute autre nation. Elle avait, grâce à sa typographie, des bibliothèques immenses quand notre Occident n'avait encore que de rares manuscrits.

En un mot, la civilisation chinoise, qui est parfaitement originale, est extrêmement développée; et elle a, sur toutes les autres, ce privilège d'avoir duré sans interruption depuis quatre mille ans tout au moins, sans que son cours ait été interrompu sérieusement. Les populations européennes n'ont pas eu le même bonheur. L'invasion des Barbares a détruit la société antique; et la civilisation chrétienne a dû chercher une voie nouvelle pendant près d'un millier d'années. Nous avons fini par la trouver. Mais à quel prix ! Que d'épreuves douloureuses! quelle lenteur! que de luttes intestines ! que de divisions! La Chine a eu aussi à subir quelques orages qui ont laissé des traces dans ses annales, mais qui n'ont fait que passer. Le calme est bientôt revenu, et l'ordre n'a pas été profondément troublé. Il n'y a eu aucune de ces révolutions qui sont si fréquentes chez nous, où elles ne font que des ruines.

Prudence consommée des chefs, absolument dévoués au bien public, discipline morale imposée au peuple, qui obéit docilement, stabilité des choses, paix et prospérité générales, travail intelligent, progrès des arts, accroissement inouï de la population, unité plus vaste qu'aucune autre et plus solide, tel est le spectacle qu'offre la Chine dans ses traits principaux. A la considérer dans son ensemble, on comprend mieux l'orgueil des Célestes, qui traitent de barbares le reste du genre humain et qui croient être arrivés à la perfection. Les nations ont de ces illusions sur elles-mêmes, tout aussi orgueilleusement que les individus; elle ne se jugent pas mieux, et elles ont bien de la peine à convenir de leurs défauts. La Chine ne s'avoue pas non plus les siens, et elle aura bien des examens de conscience à faire, si elle doit jamais se corriger. Le contact prolongé avec les peuples de l'Occident produira-t-il une conversion? et cette conversion est-elle possible et désirable? Ce sont là des objets de doute; et, à l'heure présente, personne ne peut résoudre de telles questions, réservées à la Providence.

Il semble qu'il y a deux grandes lacunes dans l'esprit de ces races: elles n'ont conçu clairement ni l'idée de la liberté ni l'idée de Dieu. On dit bien que Confucius a fondé une religion; mais l'expression est in

exacte, et il faut le savoir tout en continuant à l'employer. La religion est essentiellement le lien qui rattache l'âme et la conscience de l'homme au Créateur qui les lui a données. Au fond, la religion n'est que cela; et c'est ce qui fait sa grandeur et son utilité. Dans les Kings de Confucius, il n'y a pas trace de ces notions. Tous les préceptes sont purement traditionnels, et le législateur ne s'est appuyé que sur cette base; il demande tout à la tradition pour en tirer la morale publique et privée. Mais la tradition est excellente quand on l'accepte dans une certaine mesure; si elle se substitue à toute initiative et à toute nouveauté, elle étouffe la nature, loin de la seconder. Il est bon de respecter les ancêtres; mais les ancêtres eux-mêmes ont été nécessairement des novateurs à un moment donné, et c'est faire comme eux que d'innover à son tour quand ou paraît sur la scène du monde, comme nos prédécesseurs y ont paru. C'est peut-être cet attachement exclusif à la tradition qui a consolidé la société chinoise; mais, du même coup, la Chine est devenue presque immobile, en subordonnant toute activité à la reproduction et au maintien du passé. A vrai dire, ce n'est pas là une religion, bien que ce puisse être un élément précieux de sociabilité. C'est sans doute aussi ce qui a développé chez les Chinois cet esprit d'imitation qui les a rendus presque ridicules.

Si l'idée de la liberté sous toutes ses formes est absente de la pensée chinoise, l'idée de Dieu ne lui est guère moins inconnue. Les Kings parlent assez souvent du Ciel, et il semble que sous ce mot on comprend une puissance qui est supérieure à la terre; mais le plus ordinairement, c'est une expression tellement vague qu'il faut y ajouter beaucoup pour croire que le Ciel est pris pour Dieu. Cette restriction est si vraie que le Ciel, tel que les Chinois l'entendent, n'a pas de culte spécial, et qu'il n'est pas plus honoré que la terre, les montagnes, les fleuves, les forêts, les champs, les esprits, etc. L'adoration s'adresse aux ancêtres à peu près exclusivement. On aurait tort d'accuser la Chine d'être athée, en ce sens qu'elle ne nie pas Dieu, ce qui constitue, en effet, l'athéisme; mais ce n'est pas la calomnier que de croire qu'elle ne connaît pas Dieu, c'est-àdire la cause toute-puissante qui a créé l'univers et qui le maintient dans un ordre admirable. La pensée chinoise ne s'est pas élevée jusque-là, et c'est une impuissance absolue dont elle est atteinte. Le bouddhisme et le taoïsme n'ont pas été plus intelligents; et, de fait, cette agglomération énorme d'êtres humains n'a jamais recherché d'où vient l'homme et ce qu'il est. On ne lui en a pas moins prêché une morale très pure à certains égards, mais très étroite et presque uniquement de forme.

On comprend donc que, dans le siècle dernier, des philosophes sen

sualistes aient soulevé la question de savoir jusqu'à quel point une nation entière pouvait être athée et se passer de religion. Le problème n'était pas très bien posé, mais il n'en a pas moins produit de grandes controverses; la victoire semble être restée à l'affirmative, et l'on a si bien cru qu'un peuple pouvait subsister sans religion que, dans la tourmente révolutionnaire, on a essayé de réaliser ce rêve, qui, après un misérable échec, séduit encore quelques esprits, qu'une odieuse expérience n'a pu détromper. Pour notre part, nous ne trouvons pas que l'exemple de la Chine soit décisif, quoique sa population représente le tiers de l'humanité. Elle est une exception; et quel que soit le bonheur matériel auquel cette population est parvenue, il faudrait être bien déraisonnable pour proposer un tel modèle à l'imitation des États européens. L'organisation chinoise, transportée chez nous, serait une déchéance honteuse et un désastre moral qui n'aurait pas eu de précédent dans l'histoire des hommes. On peut admirer sincèrement la sagesse de Confucius, appliquée aux races qui en profitent; mais se mettre à son école et se contenter de ses leçons, ce serait insulter et dégrader notre bon sens et notre intelligence.

D'où vient cet athéisme indirect dans l'esprit chinois? Évidemment, c'est l'idée de cause qui lui fait absolument défaut. Le principe de causalité, que nous regardons comme un élément essentiel de notre raison, ne lui apparaît sous aucune forme. L'univers est ce qu'il est, avec tous les phénomènes dont il est composé; mais on ne se demande pas quel en est l'auteur. La sagesse hellénique a proclamé, par la bouche d'Aristote, que savoir c'est connaître la cause de l'objet que l'on considère. La connaissance de la cause est la condition même de la science. Cet axiome est d'autant plus vrai que l'objet auquel il s'applique est plus grand, et rien n'est supérieur à l'univers, puisqu'il comprend tout. L'intelligence chinoise ne semble pas pouvoir aller jusque-là. Ce défaut originel a eu pour conséquence que la Chine n'a jamais connu la science véritable, comme notre Occident la connaît depuis que le génie grec l'a comprise et pratiquée. Les Chinois ont consigné dans leurs annales quelques phénomènes astronomiques et, entre autres, des éclipses de soleil; mais jamais ils n'ont pu arriver à calculer ces éclipses comme nous les calculons, et tous les éloges donnés à leur prétendue science sont des erreurs ou des flatteries. Aujourd'hui même, ces peuples ne sont pas plus avancés, et la science désintéressée est encore à naître parmi eux. Le contact prolongé avec nos races aura-t--il pour résultat d'ouvrir ces esprits naturellement fermés à la lumière ? On peut en douter, tout en rendant justice à quelques-unes de leurs facultés. Ils n'ont pas celle-là, et probablement

ils ne l'acquerront jamais, malgré les enseignements qui leur seront transmis. La Chine, adonnée à l'art de la divination, de nos jours aussi aveuglément que jadis, peut montrer dans ces chimères puériles beaucoup d'imagination et de sagacité; elle ne s'élèvera pas plus haut, même guidée par nous.

Cette défaillance n'est pas spéciale à l'esprit chinois; on la retrouve presque au même degré chez tous les peuples de l'extrême Asie et dans toutes les religions qu'elle a enfantées. Le bouddhisme n'a si bien réussi en Chine que parce qu'il est atteint d'un mal analogue. Il est athée dans la même mesure que la Chine; il ne nie pas Dieu non plus, il l'ignore absolument; et, tout en adorant le Bouddha et en lui vouant un culte, il n'a jamais songé à le diviniser. Comme le bouddhisme croit à la transformation infinie des êtres, superstition endémique de l'esprit hindou, il explique tout par cette bizarre hypothèse, et le passé de l'individu qui a produit son état présent, et son avenir inévitable; il ne voit d'asile pour l'homme que dans le néant. Le brahmanisme n'a pas davantage la claire notion d'une cause première; son seul mérite est de la pressentir et de la chercher; il ne l'a fixée ni dans Brahma, ni dans Vishnou, ni dans Çiva. Pradjapati lui-même n'a qu'une existence aussi confuse et aussi douteuse; le Véda n'a pas la doctrine systématique qu'on lui a souvent prêtée sur Dieu. Quant au zoroastrisme, son dualisme du bien et du mal est la négation du principe divin.

Il n'y a donc pas lieu de trop blâmer la Chine : elle s'est trompée comme ses voisins; elle n'a pas été plus clairvoyante, elle a partagé la cécité commune. Le spectacle du monde ne lui a pas parlé comme il nous parle; elle n'a pas vu l'unité toute-puissante qu'il atteste, et elle s'est contentée de la solution la plus matérielle et la plus vulgaire, répondant à des besoins urgents, qu'il était bon de satisfaire, mais qui n'auraient pas dû être les seuls à considérer. Pourtant, comme il faut à toute nation d'êtres humains un principe qui la régisse en la dominant, c'est à la tradition que Confucius a eu recours; et c'est elle qu'il a substituée en quelque sorte à l'idée même de Dieu. Ce principe, qui ressortait du passé national, a décidé officiellement de tout l'avenir, et le pays s'y est abandonné, si ce n'est unanimement, du moins dans son immense majorité. Il y a eu une opposition, qui subsiste encore dans la doctrine du taoïsme, sorte de philosophie mesurée à la faiblesse de l'intelligence chinoise. Les généralités de la métaphysique ne l'ont jamais attirée, ou, pour mieux dire, elle n'a jamais été de force à les approfondir.

Le chef de cette opposition a été le fameux Lao-Tseu, un peu antérieur à Confucius et son contemporain; on croit qu'il est né en l'an 604

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