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pris volontiers la forme à laquelle est resté attaché le nom de Ménippe. Quels étaient la part et la valeur du sérieux dans ses écrits philosophiques, c'est ce que les deux seuls fragments qui sont venus jusqu'à nous (1) ne permettent pas de déterminer. En tout cas, ces études qui avaient attiré sa première jeunesse ne le retinrent pas longtemps; il se laissa bientôt séduire par la vie de plaisir et par le genre de poésie qu'elle inspirait ou qui s'accordait le mieux avec elle, et oes nouveaux goûts le prirent tout entier et pour toujours.

C'est surtout à Tyr qu'ils paraissent s'être développés. Il se transporta de bonne heure dans cette dernière ville, chassé sans doute de Gadara par la dure domination des Juifs qui s'y établit pour un temps vers la fin du ir siècle. Son séjour à Tyr se prolongea pendant de longues années; puis, pour une cause inconnue, il la quitta, déjà avancé en âge, et, après des voyages sur mer, rendus plus pénibles, comme il nous l'apprend (2) par la crainte des pirates, que Pompée n'avait pas encore détruits, il vint définitivement se fixer à Cos, où il acheva tranquillement de vieillir et mourut dans la première moitié du premier siècle. Dans la ville phénicienne se fit en lui la révolution morale qui l'arracha aux leçons de la philosophie et chassa de son front, d'après ses propres expressions, « l'air majestueux de la sagesse, l'Auguste Souveraine (3)». Le beau Myiscos accomplit ce changement:

Je suis pris, moi qui jadis tournais en ridicule les orgies des jeunes gens malades d'amour. Eros, l'enfant ailé, m'a placé dans ton vestibule, ô Myiscos, avec cette inscription: Dépouilles arrachées à la Vertu. (Traduction de M. Ouvré.)

Myiscos eut à Tyr de nombreux compagnons ou successeurs. Une pièce (XII, 256), où est ingénieusement tressée une couronne de jeunes Tyriens, assimilés chacun à une fleur, et qui offre, par conséquent, une analogie frappante avec la pièce qui servit d'introduction à l'anthologie de Méléagre, suggère la pensée que le poète avait publié à Tyr, non pas, comme le supposait Reiske, une anthologie de ce genre de poésie érotique, mais, selon l'opinion de M. Ouvré, un recueil des poèmes qu'il avait écrits sur ses propres amours. En même temps le nombre de ses maîtresses, qui furent toutes des courtisanes, n'était pas moindre. Telle était la vie galante dans ces pays et dans ce temps. M. Ouvré s'occupe consciencieusement à répartir tous ces objets de la passion changeante de Méléagre entre Tyr, où habitèrent la plupart, et d'autres pays où il sé

(1) Athénée, IV, 157, B. XI, 502, C. Pal., XII, 101.

(2) Anth. Pal., XII, 85. (3) Anth.

pas

journa en passant, comme la Pamphylie, et Cos, où l'âge n'avait changé ses goûts. Ce soin scrupuleux s'explique d'abord parce que les dates des amours du poète sont en même temps celles de ses œuvres, ce qui n'est pas indifférent pour la critique; ensuite et surtout parce que ces amours ne sont pas imaginaires. C'est sa vie même qu'il nous raconte à propos de ces personnages réels qu'il a aimés d'un amour plus ou moins sincère. De là souvent un accent de vérité qu'on ne retrouve pas au même degré chez d'autres poètes de l'Anthologie et que les élégiaques Alexandrins n'avaient guère pu mettre dans leurs volumineux recueils. C'est ce qui fait en même temps, pour une bonne part, sa valeur poétique.

Voici donc, d'une manière générale, à quelles dates il publie ses ouvrages. Après avoir écrit les Ménippées à Gadara, il composa et réunit pour le public, pendant son séjour à Tyr, un grand nombre de ses épigrammes; il fit à Cos son Anthologie, où il inséra tous ses vers. Le nom particulier des Ménippées peut avoir été, comme M. Ouvré l'infère, après Jacobs, du premier passage d'Athénée et d'une épigramme de Méléagre (VII, 418), les Grâces. Il ne faut pas oublier que les Grâces grecques, Xápires, sont des divinités de la joie et de la gaieté. On sait que l'Anthologie, le premier recueil général d'épigrammes qui ait été fait, s'appelait proprement la Couronne, nom qui s'explique par le préambule dont j'ai déjà indiqué la nature, et que cette première compilation suscita des imitations nombreuses qui se continuèrent pendant une longue suite de siècles jusqu'aux Byzantins Constantin Céphalas, qui était du dixième siècle de notre ère, et Maxime Planude, qui vivait au quatorzième. On sait aussi que c'est dans le manuscrit de Heidelberg, le Palatinus, qu'on retrouve, distribuée dans sept des livres qu'il contient, l'anthologie de Céphalas, et, par suite, celle de Méléagre, que Céphalas avait dispersée dans diverses parties de la sienne.

M. Ouvré a rapproché ces pièces éparses et en a tiré, avec les renseignements qu'on vient de lire, une image intéressante de la vie amoureuse du poète. Nous y voyons ces banquets où les jeunes gens se rencontrent avec leurs maîtresses, portent leur santé « en buvant leur nom mêlé au vin pur», écoutent les vers qu'elles déclament ou les airs qu'elles chantent sur la lyre asiatique, la pectis, tandis que leurs esclaves dansent avec le sistre et les crotales. « Quelquefois Méléagre, suivi d'une joueuse de flûte, donne, dans la nuit claire, une sénérade à sa bien-aimée. » Zénophile lui donne son portrait, et il la remercie par un madrigal. Ses entraînements sont vifs, mais ils changent facilement d'objet. Aux transports succèdent les dédains. Mais il ne se lasse pas de cette vie d'amour

et de poésie et la prolonge au delà de la vieillesse. Sans doute pourvu des biens de la fortune, il ne chante que pour son plaisir, sans être obligé d'attendre, comme Léonidas, que les marins et les campagnards de Tarente lui payent ses dédicaces pour l'aider à remplir sa huche, ni de compter, comme Archias et Philodème, sur la générosité de Lucullus et de Pison, leurs patrons romains. Il y a peu de dédicaces et d'épitaphes dans le recueil de ses épigrammes; il ne nous entretient guère que de ses galanteries.

Il semble que, dans de pareils sujets, la part de l'originalité n'ait pas pu être bien grande. On avait fait avant Méléagre beaucoup de petits vers. La poésie légère remontait au moins jusqu'à Anacréon et même jusqu'à Sapho et à Mimnerne; et, plus près du poète, l'abondance des Alexandrins s'était répandue sur cette facile matière; ils en avaient épuisé les idées et les formes. Tel est, du reste, un des caractères de l'art grec; s'il n'y en a pas de plus inventif, il n'y en a pas non plus qui se répète davantage; la variété n'est souvent que dans le détail et dans le tour. C'est ce qui a eu lieu, en particulier, dans l'épigramme, dont le fond était peu de chose. Le même poète s'y amuse à traiter plusieurs fois le même thème. Les exemples ne manquaient donc pas à Méléagre; il avait même pris soin de les réunir, puisqu'il avait eu l'idée de composer une anthologie. Dans son recueil, il avait réservé une place aux anciens poètes; mais il avait surtout inséré les œuvres plus récentes. Le préambule de la Couronne est rempli de noms d'Alexandrins (je désigne par ce nom ceux qui appartiennent à la littérature alexandrine, quelle que soit leur patrie), et c'est surtout parmi eux qu'il choisit ses maîtres, dont les principaux paraissent avoir été Léonidas de Tarente et, plus immédiatement, Antipater de Sidon. Il était donc initié à toutes les petites inventions d'un art ingénieux. Il a cependant son originalité. Elle consiste, comme nous l'avons dit, dans un accent de sincérité que prend quelquefois l'expression des sentiments personnels; elle est surtout dans la grâce et la vivacité de son esprit.

Entre Méléagre et ses maîtresses, il n'est question de fidélité ni d'un côté ni de l'autre et la jalousie n'a rien de féroce. Dans une pièce, il se contente de souhaiter à un rival heureux que la lampe s'éteigne pendant la nuit. Cependant il ne s'interdit pas la peinture des feux qui le consument, ni les plaintes sur son abandon, ni les reproches contre les parjures. C'est dans ces thèmes consacrés de la poésie amoureuse que se montre parfois, sinon un sentiment profond, du moins un mouvement naturel de colère ou de mépris : ainsi, dans l'épigramme 175 du 5o livre de l'Anthologie, où les marques d'une nuit de débauche sont notées

comme autant de preuves d'une trahison, et plus encore dans l'épigramme 184, qui est comme une scène prise sur le vif. Le plus intéressant peut-être de ces petits poèmes est celui où il pleure Héliodora, la femme qu'il paraît avoir le plus aimée avec Zénophile (VII, 476). Sainte-Beuve n'avait pas manqué de le traduire. Il avait traduit aussi un certain nombre de jolies pièces, d'une grâce souvent cherchée et subtile, mais qui se distinguent des badinages ordinaires de la poésie galante et qui étaient les œuvres d'un charmant esprit. Une est particulièrement séduisante par sa vivacité. M. Ouvré la traduit à son tour, et je reproduis peu près sa traduction :

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Dis-lui cela, Dorcas; dis-lui et redis-lui tout, deux et trois fois, Dorcas... Cours; ne tarde plus, vole... Un instant, un instant encore, chère Dorcas; attends un peu. Où cours-tu avant de tout savoir? Ajoute à ce que j'ai déjà dit... Mais plutôt (je déraisonne!), ne dis rien, absolument rien... Ou seulement... Non, dis tout; ne t'épargne pas à tout dire... Mais pourquoi t'envoyer, & Dorcas? Me voici moimême avec toi, et même en avant!

:

M. Ouvré étudie les divers aspects de Méléagre dans une suite de chapitres dont les titres sont peut-être un peu disproportionnés avec le sujet L'Amour et les Idées morales, la Mythologie, le Sentiment de la nature, l'Invention poétique. On vient de voir à peu près ce que sont dans Méléagre l'amour et l'invention poétique. Quant à la mythologie, elle se borne à celle d'Éros, qui n'est pas le dieu des théogonies sérieuses ni de la religion, mais l'enfant gracieux et mutin dont les Alexandrins avaient depuis longtemps consacré le type, modèle de figurines plutôt que de statues. Le sentiment de la nature n'est pas non plus une source d'inspiration bien profonde pour un poète si attaché aux plaisirs de la ville. Il n'y a pas à s'arrêter beaucoup ni sur les fleurs qu'il prodigue dans ses vers, ni sur la mention de certains animaux le coq qui annonce la fin d'une nuit d'amour; le moucheron qui murmure un message à l'oreille de Zénophile; le lièvre familier que Phanion a fait mourir pour l'avoir trop bien nourri; la cigale, très joliment décrite d'ailleurs, pour laquelle il cisèle deux épitaphes.

Il faut lire cependant ces chapitres, qui sont pleins de fines observations, ainsi que tout le livre de M. Ouvré, dont je n'ai donné qu'un aperçu fort incomplet. J'ai tenu surtout à indiquer les qualités d'un jeune helléniste qui me paraît capable de traiter avec la même supériorité des sujets plus importants.

JULES GIRARD.

LA FAUNE Entomologique des tombeaUX.

Application

de l'entomologie à la médecine légale, par M. Pierre Mégnin.

Autrefois et même jusqu'à une époque assez récente, lorsqu'on n'était point parvenu à reconnaître le mode de reproduction d'une espèce animale, on n'éprouvait nul embarras on déclarait tout simplement qu'il provenait du limon ou de la chair corrompue. Il y avait une apparence favorable à cette idée lorsqu'on voyait un morceau de viande ou un corps inanimé se couvrir de ces vers que les pêcheurs à la ligne qualifient d'asticots. Il a fallu des expériences scientifiques pour faire connaître la vérité.

L'expérimentateur qui, l'un des premiers, mit en pleine lumière le mode de reproduction des insectes est le célèbre médecin d'Arezzo, qui naquit en 1626 et mourut en 1698, Francesco Redi. L'amour de l'étude et l'amour du vrai, qui toujours se confondent, animaient l'esprit de cet illustre membre de l'Académie de la Crusca. Redi a laissé un livre contenant le récit de ses expériences relatives à la génération des insectes. Le livre parut à Florence en 1668. Un proverbe, emprunté aux Arabes, placé en épigraphe, exprime le sentiment de l'auteur: « Celui qui fait des expériences accroît le savoir; celui qui est crédule augmente l'erreur », dit le proverbe.

Parmi les résultats des expériences du médecin d'Arezzo, ceux qui ont été cités le plus souvent sont relatifs à la naissance des mouches, dont les larves se repaissent de la chair corrompue. N'était-ce pas pour les crédules, gens fort dédaigneux de l'observation patiente, une preuve manifeste de la génération spontanée que la présence des vers sur les viandes, sur les cadavres d'animaux. Ces vers pouvaient-ils provenir d'ailleurs que de la substance même sur laquelle on les trouvait ?

Redi assura que la chair en putréfaction, toujours envahie par des vers pendant la saison chaude si elle est exposée à l'air, est constamment à l'abri de toute atteinte de ces animaux si elle est conservée dans des vases clos. Il vit les vers de la viande, ayant pris leur croissance entière, se changer en pupes, d'où sortaient de grosses mouches bleues, vertes, noires à rayures blanches, et il vit de ces mêmes mouches déposer leurs œufs sur la viande, et de ces œufs naître des vers, où, pour parler exactement, des larves absolument semblables aux premières. Ainsi fut démontrée assez facilement l'origine de ces animaux, dont les apparitions constantes semblaient être sans explication possible.

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