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DES SAVANTS.

DÉCEMBRE 1894.

LES GRANDS ÉCRIVAINS FRANÇAIS.- GUIZOT, par

membre de l'Institut.

M. A. Bardoux,

M. Guizot et M. Thiers ont rempli de leurs luttes le règne de LouisPhilippe. Jamais hommes ne furent plus dissemblables, et pourtant, malgré leurs différences, il y eut de grandes analogies dans leurs destinées tous deux méridionaux, nés dans une condition modeste et artisans de leur propre fortune, tous deux historiens, tous deux chargés, jeunes encore et pendant de longues années, de gouverner leur pays. On disait de leur temps que M. Guizot représentait et personnifiait le parti conservateur et M. Thiers le parti libéral. La vérité est qu'ils étaient libéraux et conservateurs tous les deux. Tout libéral devient conservateur en arrivant au pouvoir. M. Guizot se hâtait plus que M. Thiers d'arrêter le progrès de la liberté. On est tout étonné, après ces luttes passionnées, de découvrir qu'ils étaient d'accord sur les principes et qu'ils différaient presque uniquement sur l'opportunité et sur la mesure.

Chacun des deux partis avait deux occupations principales: faire l'apothéose de son chef et vilipender le chef des adversaires. Le plus maltraité dans cette guerre à outrance fut M. Thiers, qu'on poursuivit dans les détails les plus intimes de sa vie privée, avec une fécondité de mensonges et une habileté sans égales. Il ne fut pas possible aux témoins de la vie de M. Guizot de méconnaître la dignité de sa vie, sa probité exemplaire, son travail incessant. On se rejeta sur son ambition et sur les moyens qu'il employait pour perdre ses adversaires. Un de ses anciens amis, devenu son ennemi par suite des complications de la politique, le définit un jour par ces mots cruels : « C'est un austère intrigant. » Et comme on répétait ce mot devant celui qui l'avait prononcé, il reprit de son air le plus dédaigneux : « Ai-je dit austère? » On avait aussi appliqué à M. Guizot cette définition fameuse : « C'est un roseau peint en fer. »

IMPRIMERIE NATIONALE.

Ces accusations, répétées avec violence et persistance, n'empêchaient pas les deux rivaux d'être les chefs de leur pays. Il est rare que la haine n'accompagne pas la gloire, dont elle est souvent l'instrument et le véhicule. Aujourd'hui on se souvient seulement de l'austérité de M. Guizot, parce qu'elle a été poussée, selon le mot dont on se sert dans les canonisations, jusqu'au degré héroïque. Ses intrigues, s'il fut intrigant, ne nous choquent plus. Les plus grands défenseurs de sa mémoire reconnaissent qu'il fut ambitieux, et c'est tout au plus si l'on ne lui en fait pas un mérite. L'absence d'ambition chez un homme capable de s'élever est une cause de faiblesse. On n'arrive pas par hasard, surtout dans une société démocratique. Il faut lutter vigoureusement pour conquérir le pouvoir et la renommée. L'humanité ne vous sait aucun gré d'avoir du génie si vous ne parvenez pas à vous en servir. Elle ne voit et ne subit que ce qui éclate.

Le livre de M. Bardoux est un panégyrique, puisqu'il ne contient guère que des éloges; et c'est un portrait, puisqu'il est conforme à la vérité. Il fait partie de la galerie de nos grands écrivains, dont la publication est une œuvre vraiment patriotique, puisqu'elle a pour but de grandir notre pays en grandissant ses hommes et de faire resplendir nos trésors aux yeux des amis et des ennemis. Le caractère nécessaire d'une publication pareille est de s'élever au-dessus des passions publiques. Le même historien pourrait y écrire l'une après l'autre l'histoire de M. Guizot et celle de M. Thiers.

M. Guizot arriva très vite à une grande situation. Son père était de Nimes, protestant, avocat et pauvre. Sa mère, une femme de haute piété et de grand caractère, l'arracha à la ville de Nîmes, où les protestants et les catholiques étaient en nombre presque égal, et lui fit faire ses premières études à Genève, en pays protestant. Elle voulut qu'il débutât plutôt dans le monde de la pensée par l'autorité que par la dispute.

En sortant du gymnase de Genève, il se trouva seul à Paris, en présence d'une société qui se transformait pour la troisième fois en un quart de siècle. Tous les plaisirs l'entouraient, comme aussi toutes les doctrines. Les plaisirs, il les dédaigna. Parmi les doctrines, il s'attacha uniquement à celles que son éducation religieuse lui représentait comme solides et essentielles. Guizot à vingt ans était un sage.

Ce sage était un grand esprit, poussé par une grande ambition, éclairé déjà par de grandes pensées, servi par un tempérament méridional et par une merveilleuse puissance de travail. Il faut dire aussi qu'il y avait alors une disette d'hommes. La Révolution avait tué les uns, compromis

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les autres. L'Empire avait décimé plusieurs générations. Il avait fallu refaire toutes les écoles, et telle était la confusion qu'on s'aperçut plus d'une fois que le vrai maître était dans l'auditoire et que la chaire était occupée par un ignorant. M. Guizot se trouva d'emblée professeur à la Sorbonne. Il fut presque en même temps secrétaire général du ministère de l'intérieur, puis du ministère de la justice. Il entra aussi au Conseil d'Etat. Ses relations, sous Bonaparte, furent avec les légitimistes, et, pendant la Restauration, avec les libéraux. Ce futur chef du parti conservateur fut réduit au silence et à l'inaction par le ministère de Villèle et ne put reprendre la parole qu'à l'avènement du ministère de Martignac. Il était un des jeunes hommes sur lesquels la liberté avait les yeux. Les ordonnances de M. de Polignac le trouvèrent dans le Midi. Il rentra à Paris le jour même, et, comme il était député depuis 1829, il signa pendant la bataille la protestation des 63 et se trouva, le jour même de la victoire, commissaire, c'est-à-dire ministre de l'instruction publique, nommé par la Commission municipale, portefeuille que le duc d'Orléans remplaça le lendemain par celui de l'intérieur.

On peut dire que toute cette première partie de sa vie avait été vouée à la politique. Cet homme de lettres, ce savant, qui, pendant sa longue vie, ne cessa jamais d'étudier et d'écrire, et dont les œuvres, en y comprenant les Mémoires publiés sous sa direction, occupent plus de cent volumes, a toujours été un homme politique, non seulement parce qu'il menait de front, tantôt dans le gouvernement, tantôt dans l'opposition, les combats de l'homme politique avec les labeurs du professeur, du journaliste et de l'érudit, mais parce que ses travaux scientifiques tournaient vers la politique, naturellement, presque inconsciemment, par le caractère même de son esprit. Il faisait à la Sorbonne un cours d'histoire qui est proprement un cours de politique. Les faits y sont établis avec érudition, mais réglés et disciplinés. Ce professeur est un gouvernant. Il est vraiment un maître. Ce qu'il enseigne aujourd'hui dans une chaire, il l'enseignera demain à la tribune. Il n'a pas été seulement le chef ou l'un des chefs du parti doctrinaire. Il est dès son début, il a été jusqu'à son extrême vieillesse le doctrinaire en chair et en os. Il a mis en maximes l'art de former et de gouverner les hommes.

Après avoir été en 1830 commissaire à l'Intérieur, il entra dans le ministère du 11 octobre 1832 comme ministre de l'instruction publique. Il était désigné plus que personne pour cette mission; mais on fut surpris dans le public de le voir occuper un poste qui passait alors pour secondaire. Le bruit courut qu'il était le véritable chef du cabinet et qu'on n'avait voulu lui donner ni l'Intérieur ni les Affaires étrangères

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pour ne pas le grandir outre mesure. Officiellement, il n'était que ministre de l'instruction publique; il était en réalité le chef du gouvernement. Il le dit à son arrivée aux membres du Conseil royal, qui étaient au nombre de six, tous illustres et tous confrères de M. Guizot à la Sorbonne et à l'Institut. Il marqua pourtant son passage par la loi de 1833 sur l'instruction primaire, qui fut faite sous sa direction et qu'il se chargea seul de défendre à la tribune. Il en revendiqua constamment la gloire et la responsabilité. M. Bardoux mentionne la part considérable qui revient à Charles de Rémusat. C'est, en effet, Ch. de Rémusat qui rédigea les circulaires du ministre, et une de ces circulaires est un chefd'œuvre. Il aurait fallu mentionner aussi M. Cousin, qui écrivit l'exposé des motifs. Celui-ci m'a souvent raconté qu'il alla se cacher à Saint-Cloud dans l'hôtel de la Tête-Noire, où il vécut dans une solitude absolue jusqu'à ce que son travail fût achevé. Jamais, dit-il, il n'éprouva ni une telle fatigue ni une telle joie. M. Guizot et ses deux collaborateurs, en faisant cette grande loi, avaient entendu donner à tous l'instruction indispensable, et ne donner une instruction plus étendue qu'à ceux qui étaient capables de la recevoir. Ils étaient surtout préoccupés de la nécessité d'attribuer à l'éducation le pas sur l'instruction proprement dite. M. Guizot comptait sur l'influence et la coopération des divers clergés. Il croyait que le maître d'école serait l'auxiliaire du curé ou du pasteur, et, en quelque sorte, leur confédéré pour le bien. C'est dans cette pensée qu'il créa en France l'instruction primaire, si souvent promise depuis la Révolution, et si constamment oubliée.

Cette loi fut une époque dans la carrière de M. Guizot. On éprouvait à la vérité de grandes inquiétudes; mais on sentait que l'épreuve ne pouvait pas être plus longtemps ajournée, qu'il fallait élever le niveau des esprits puisqu'on avait augmenté les droits des citoyens, et que la France, ayant fait un pas en avant dans l'ordre politique, devait avancer aussi dans l'ordre intellectuel. On prit de tous côtés la résolution de travailler fortement à la moralisation de ces nouveaux venus à partager des lumières communes. Puis la politique descendit de ces hauteurs, et la bataille des intérêts recommença.

La violence des querelles politiques s'efface toujours un peu par l'éloignement. Ceux qui liraient aujourd'hui les journaux de 1834 et des années suivantes reconnaîtraient que, dans l'art d'injurier et de calomnier, nous n'avons guère fait de progrès depuis ce temps-là.

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Il est curieux de comparer la façon dont Thiers et Guizot recevaient coups qu'on ne cessait de leur porter. Je parle ici de Thiers tel qu'il était sous la monarchie de Juillet. Son caractère prit une autre allure

quand il dialogua sous l'Empire avec l'empereur, et quand, sous la République, il gouverna et refit la France. Il s'agit donc, je le répète, du publiciste d'avant 1830 et de l'homme d'État d'avant 1848. C'était alors un polémiste avec tous les attributs du genre. Il se désolait, s'indignait, rendait le mal pour le mal, n'oubliait rien, ne laissait rien sans riposter, menait la bataille comme un général, s'y mêlait comme un soldat par le journal, par les brochures, par la tribune, par la conversation; il faisait à lui seul autant de bruit et de besogne que l'armée entière. Guizot souffrait peut-être autant, mais il le montrait moins; il creusait un abîme entre ses calomniateurs et lui, restait impassible dans les hauteurs qu'il habitait, ne tenait compte ni des injures, ni des menaces, ni, s'il faut l'avouer, des vérités, continuait sa route inflexiblement et ne répondait çà et là à ses adversaires que pour les accabler de son mépris.

Le public le jugeait d'après le rôle qu'il jouait plutôt que d'après sa nature. Presque tous les hommes s'étudient à se faire un rôle pour obtenir les suffrages de leurs contemporains et ceux de la postérité, quand ils ont le droit de penser à elle. Il arrive bien souvent qu'en cherchant l'homme sous le masque, on découvre que l'homme, tel qu'il était, était plus digne d'admiration que l'homme tel qu'il se faisait, et je serais bien tenté de le dire pour Guizot, quoique le Guizot qu'il nous a montré soit une belle et imposante figure. Il est toujours dans sa chaire, à la tribune et dans ses livres, homme d'État et philosophe. Pour trouver en lui le cœur tendre, les affections passionnées et un certain enjouement qui n'est pas sans grâce, il faut l'étudier longtemps et de bien près. M. Bardoux y est parvenu, et il sépare avec une observation très fine et un art très délicat l'homme intérieur de l'homme extérieur. Il n'y a jamais contradiction; il y a différence. L'homme d'Etat, le philosophe ne montre que ses côtés sérieux; il ne cache rien de ce qu'il est, mais il omet de faire ses confidences au grand public. Il n'y a pas un atome d'hypocrisie, il n'y a pas même de coquetterie. C'est une façon particulière de comprendre la vie publique.

Il ne se rendait peut-être pas un compte bien exact de cette intervention de sa volonté dans la direction extérieure de sa vie. On le prenait au mot; on croyait que, parce qu'il était austère dans ses actes, il l'était dans sa vie privée. On imaginait un orgueilleux et un ambitieux sans aucune détente. Il y avait bien, parmi ses livres, L'Amour dans le mariage; il y avait bien, dans sa correspondance, ses lettres aux deux femmes qu'il a successivement épousées, et à sa fille. Mais on s'obstinait à les regarder comme des accidents dans sa vie. On pensait que cette joie, et ce na

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