Page images
PDF
EPUB

"

[ocr errors]

«

[ocr errors]

comme s'ils étoient poursuivis ; tantôt devancés, tantôt devançants, et toujours disputant entre eux. Brûlés de l'impure flamme de l'amour et enhardis par une criminelle impudence, ceux-ci vont souiller la couche d'autrui ; « ceux-là sont desséchés par l'incurable soif de l'or; d'autres « se tendent mutuellement des piéges; ou bien, emportés « dans les hautes régions de l'amour-propre, le poids de « leur méchanceté les entraîne, et les précipite dans un gouffre de ruines. Ils abattent leur maison, ils la relèvent ; « ils se félicitent, ils se repentent; ils foulent aux pieds les droits de l'amitié; ceux du sang, ils les attaquent, tant la << haine les rend dénaturés! et la cause de tout cela, c'est « l'avarice. Que sont-ils donc? des enfants que des hochets « amusent, qui n'ont encore aucune étincelle de jugement, « et que charme le premier objet qui se présente. En quoi, a dans leurs désirs, l'emportent-ils sur les brutes? si ce « n'est peut-être en ce que la brute s'arrête à ce qui lui << suffit. Le lion a-t-il jamais enfoui de l'or? Le taureau « a-t-il jamais combattu par avidité ? La panthère est-elle

«

"

[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]

insatiable? Le sanglier que presse la soif ne désire que « l'eau dont il a besoin. Le loup dévore l'aliment qui lui est « nécessaire, et retombe dans le repos. L'homme seul, assis << à un banquet, y passe des nuits et des jours, sans être « rassasié. L'animal ne donne qu'un moment de l'année au « soin de sa postérité ; l'homme seul, furieux de volupté, perpétue ses dissolutions. O Hippocrate! je ne rirai point de cet amant qui verse des larmes, parce qu'il a trouvé << par bonheur une porte fermée ! Je ne rirai point de qui méprise follement les dangers, et court s'exposer sur des précipices, ou sur les profonds abîmes de la mer! ou de qui noie son navire sous des fardeaux énormes, et se plaint, après l'avoir ainsi surchargé, que les vagues << l'aient englouti! En rire même ne me satisfait pas. Je « voudrois inventer contre eux quelque tourment nouveau. Ce n'est point la médecine qui leur est nécessaire, ni des

[ocr errors]

[ocr errors]
[ocr errors]

«

« remèdes préparés par une main divine. Jugez-en par « l'exemple de votre ancêtre Esculape; il conservoit les a hommes, et, pour récompense, il fut frappé de la foudre. a Ne voyez-vous pas que je participe moi-même à ce fonds « de méchanceté, puisque, pour découvrir la cause de la « manie, j'immole et dissèque d'innocents animaux ? C'est << dans l'homme même que j'aurois dû la chercher. Ne voyez« vous pas aussi que la haine pour l'homme respire en quel« que façon dans tout l'univers, et que les maladies sont en foule accumulées contre lui? Tout l'homme, dès l'origine, n'est que maladie. Inhabile à se nourrir, il lui « faut un secours étranger; puis son mauvais sens croissant <«< avec ses forces, il lui faut des pédagogues. Il est audacieux << dans la vigueur de l'âge, et digne seulement de pitié dans « son déclin époque de foiblesse où ses travaux passés << sont le seul trésor que sa vanité puisse exploiter désormais. « Le voilà tel que, tout couvert d'ordures, il s'est élancé du « sein de sa mère. Il semble qu'indignés de cette tache originelle, et poussés par une fureur implacable, les hommes « se jettent, les uns dans les batailles et les calamités sans «< fin; les autres, dans les séductions et les adultères ; ceuxci, dans les opprobres de l'ivresse ; ceux-là, dans les larcins << ou les prodigalités. Que n'ai-je le pouvoir d'ouvrir à vos << yeux leurs demeures, de n'y rien laisser sous le voile, et « de surprendre à souhait tout ce qui s'y passe! (*) Quel spectacle! les uns mangent, les autres vomissent; ici des

[ocr errors]
[ocr errors]

«

[ocr errors]

« coups et des tortures; là des préparations empoisonnées; plus loin des embûches tendues, ou des condamnations à << mort; ailleurs des cris de joie, ou des cris de douleur. << Ceux-ci se portent accusateurs de leurs amis : ceux-là ont perdu l'esprit par excès d'ambition: d'autres, plus profonds dans leurs desseins, en cachent le secret dans les replis <«< de leur âme. Que de contraires! des jeunes, des vieux qui sollicitent, qui refusent: des nécessiteux; des hommes

་་

[ocr errors]

(*) Voilà l'idée du Diable boiteux de Le Sage.

[ocr errors]

"

«

«

qui regorgent, ou qui expirent de faim. L'accablement « de la débauche, et l'excès de la misère; la malpropreté « et les chaînes à côté des délices et de l'orgueilleuse opulence; des mains qui nourrissent, qui égorgent, qui « ensevelissent; le mépris de ce que l'on possède, et de « l'ardeur pour de simples espérances; de l'effronterie, une «lésine sordide, une cupidité toujours allumée ; des meurtriers, des victimes; un orgueil superbe, une vanité infatuée « d'elle-même; de l'engouement pour des chevaux, des << hommes, des chiens; pour des pierres, du bois, de l'airain, des tableaux. Où se rendent ceux-ci? Ils courent « à la guerre, à des ambassades, à des cérémonies religieuses; " ils portent des couronnes et des armes ; et les voilà qui a succombent. D'autres courent à un combat naval, à leurs « maisons des champs, à la place publique, à l'assemblée, « au théâtre, à leurs navires en chargement. Celui-ci s'échappe et fuit; celui-là se plonge dans les voluptés, « ou s'endort dans les bras de la nonchalance et du repos. << Ames indignes et malheureuses! J'épargnerois dans mes << railleries tant de folies et de lâchetés! J'ai bien peur que « votre art même, ô Hippocrate, ne blessât leur fausse « délicatesse. Elle s'offense de tout et comme ils ont érigé << en sagesse leur propre manie, je soupçonne que, soit envie, soit ingratitude, ils rejetteroient avec outrage les leçons qu'ils pourroient tirer de votre savoir. Aussitôt qu'ils recouvrent la santé, les malades en font honneur << aux dieux et à la fortune ou bien, rapportant leur salut « à leur propre nature, ils prennent en aversion leur bien

«

[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]

faiteur, et s'indignent, ou peu s'en faut, si l'on se figure qu'il les ait obligés le moins du monde. A qui en appeler ? « à des arbitres ignorants qui condamneront le bon droit. « C'est l'ignorance, en effet, qui prononce : les malades, par « mauvaise foi, et les médecins, par envie, se refusent à « redresser le jugement qu'elle a porté. Voilà de ces traits « que vous ne connoissez que trop; vous en avez été témoin,

[ocr errors]
[ocr errors]

je le sais, dans plus d'une maladie très-grave; vous avez toujours eu la pudeur de ne vous en point moquer, et « c'est ainsi que la vérité reste cachée, faute de voix qui la <«<manifeste. » En achevant ces paroles, Démocrite sourioit, mon cher Damagète; pour moi, je croyois sentir en lui quelque chose de divin; il me sembloit qu'il avoit dépouillé la forme humaine. « Mortel sublime, lui dis-je alors, je vais « remporter à Cos l'inestimable don de votre hospitalité. « Mon âme est tout entière au sentiment de votre admirable a sagesse. Je serai le héraut de votre génie; je proclamerai « partout que vous seul avez pénétré dans la véritable « nature de l'homme. Mon intelligence s'est épurée près de « vous. Permettez que je vous laisse à vous-même. L'heure « est avancée. Il est temps de nous reposer. Demain et les jours suivants, nous nous retrouverons ici. » A ces mots, je me levai; Démocrite vouloit me suivre. Un homme s'approcha. Je ne sais d'où il venoit. Démocrite lui remit ses livres. Je me hâtai de rejoindre les Abdéritains que j'avois laissés sur le haut de la colline. « Que j'ai de grâces « à vous rendre de m'avoir appelé près de vous, leur dis-je ; j'ai vu Démocrite. Non seulement, il est d'une sagesse « éminente, mais lui seul encore auroit le pouvoir de rendre << sages tous les hommes. » Voilà, mon cher Damagète, ce que, dans la joie qui me transporte, je voulois vous dire touchant Démocrite. Adieu.

«

«

FABLE XXVII. (169.)

Le Loup et le Chasseur.

Fureur d'accumuler, monstre de qui les

yeux

Regardent comme un point tous les bienfaits des dieux,
Te combattrai-je en vain sans cesse en cet ouvrage !
Quel temps demandes-tu pour suivre mes leçons?
L'homme, sourd à ma voix, comme à celle du sage,
Ne dira-t-il jamais : C'est assez, jouissons?
Hâte-toi, mon ami: tu n'as pas tant à vivre.
Je te rebats ce mot; car il vaut tout un livre :

Jouis. Je le ferai.-Mais quand donc? -- Dès demain.

[ocr errors]

Eh! mon ami, la mort te peut prendre en chemin;
Jouis dès aujourd'hui : redoute un sort semblable
A celui du chasseur et du loup de ma fable.

Le premier de son arc avoit mis bas un daim.
Un faon de biche passe, et le voilà soudain
Compagnon du défunt; tous deux gisent sur l'herbe.
La proie étoit honnête, un daim avec un faon;
Tout modeste chasseur en eût été content:
Cependant un sanglier, monstre énorme et superbe,
Tente encor notre archer, friand de tels morceaux.
Autre habitant du Styx : la Parque et ses ciseaux
Avec peine y mordoient; la déesse infernale
Reprit à plusieurs fois l'heure au monstre fatale.
De la force du coup pourtant il s'abattit.
C'étoit assez de biens. Mais quoi! rien ne remplit
Les vastes appétits d'un faiseur de conquêtes.
Dans le temps que le porc revient à soi, l'archer

« PreviousContinue »