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pièce sérieuse, lorsqu'il a mis ces paroles dans la bouche d'un des personnages du Médecin malgré lui1: « Palsanguenne ! velà un médecin qui me plaît; je pense qu'il réussira, car il est bouffon. » Entendue comme une allusion au méchant goût littéraire des spectateurs, la saillie a certainement plus de sel encore; mais donner à l'épigramme ce sens détourné, ce serait admettre que la petite comédie tout entière n'a été qu'une ironie de l'auteur irrité, un reproche adressé aux contemporains. Dans une pièce qui aurait été écrite par dépit, il serait bien étonnant de trouver une telle franchise de bonne humeur. Cette verve n'est-elle pas la marque d'une œuvre à laquelle Molière a, tout le premier, pris grand plaisir? Esprit méditatif et profond, mais que nul ne surpassait en gaieté, à peine vient-il de porter la comédie jusqu'au point où, sans perdre terre, elle est près d'atteindre à la hauteur tragique, que tout à coup il la ramène aux joyeusetés les plus folles des vieilles farces gauloises : pour dérider le parterre sans doute; mais aussi pour se délasser lui-même. Passer si vite du sévère au bouffon, parcourir d'un moment à l'autre tout le clavier, rien ne devait lui être plus agréable, et il n'est besoin de supposer ni ressentiment d'une injustice, ni condescendance dédaigneuse.

Si nous accordions à Voltaire qu'il avait fallu « que le sage se déguisât en farceur2, » voilà du moins un déguisement pris de très-bonne grâce et paré de tout ce que l'esprit a de plus étincelant. Il y avait de quoi charmer non-seulement ceux que Voltaire appelle « le peuple grossier, » mais aussi cette partie plus raffinée du public à qui le Misanthrope avait plu. La gazette rimée de Robinet et celle de Subligny attestent également le grand succès. Dans leurs vers, datés du mois des premières représentations, on croit entendre les éclats de rire dont retentit alors la salle du Palais-Royal, et auxquels nos théâtres n'ont pas aujourd'hui cessé de faire écho. Citons d'abord Robinet, dans l'apostille de sa Lettre.... à Madame, du 15 août 1666 :

Les amateurs de la santé

1. Voyez tout à la fin du premier acte, ci-après, p. 67. 2. Voyez ci-après, p. 32.

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Sauront que dans cette cité
Un médecin vient de paroître,
Qui d'Hippocrate est le grand maître
On peut guérir en le voyant,
En l'écoutant, bref, en riant.
Il n'est nuls maux en la nature
Dont il ne fasse ainsi la cure.

Je vous cautionne du moins
(Et j'en produirois des témoins,
Je le proteste, infini nombre)
Que le chagrin tout le plus sombre
Et dans le cœur plus retranché
En est à l'instant déniché.
Il avoit guéri ma migraine,
Et la traîtresse, l'inhumaine
Par stratagème m'a repris;
Mais en reprenant de son ris
Encore une petite dose,

Je ne crois vraiment pas qu'elle ose
Se reposter dans mon cerveau.
Or ce medicus tout nouveau
Et de vertu si singulière

Est le propre Monsieur Molière,
Qui fait, sans aucun contredit,
Tout ce que ci-dessus j'ai dit,
Dans son Médecin fait par force,
Qui pour rire chacun amorce;
Et tels médecins valent bien,

Sur ma foi, ceux.... Je ne dis rien.

La Muse Dauphine de Subligny, à la date du 26 août 1666, se met d'accord, et ne célèbre pas moins gaiement ce grand succès de gaieté :

Dites-moi, s'il vous plaît,

Si le temps vous permet de voir la comédie.
Le Médecin par force étant beau comme il est,
Il faut qu'il vous en prenne envie.
Rien au monde n'est si plaisant,
Ni si propre à vous faire rire;
Et je vous jure qu'à présent

Que je songe à vous en écrire,
Le souvenir fait, sans le voir,
Que j'en ris de tout mon pouvoir.
Molière, dit-on, ne l'appelle
Qu'une petite bagatelle;

Mais cette bagatelle est d'un esprit si fin,
Que, s'il faut que je vous le die,

L'estime qu'on en fait est une maladie

Qui fait que dans Paris tout court au Médecin,

Nous ne pouvons, en témoignage de l'empressement du public, demander au Registre de la Grange le chiffre des recettes, comme nous l'avons fait pour quelques-unes des pièces précédentes ce chiffre n'aurait qu'une signification très-douteuse, parce qu'avec le Médecin malgré lui l'on donnait toujours quelque grande pièce. On voit du moins par ce Registre que depuis le 6 août jusqu'à la fin de l'année 1666, il n'y eut presque pas une représentation au Palais-Royal où la nouvelle comédie ne fût jouée, et qu'elle continua à l'être fréquemment les années suivantes. Dans le tableau des représentations de Molière, que l'on trouve à la fin de notre premier volume, on en relève 59 du Médecin malgré lui, de 1666 à 1673, et 282 pendant le reste des années de Louis XIV; sous Louis XV, 470; puis de 1774 à 1870, 669, sur la scène du Théâtre-Français.

C'est comme pièce nouvelle de M. de Molière, suivant sa formule ordinaire, que la Grange, dans son Registre, annonce pour la première fois le Médecin malgré lui, à la date que nous avons dite. Subligny et Robinet, on l'a vu, parlent aussi de cette comédie comme d'une nouveauté, sans aucune allusion à une pièce antérieure dont celle-ci n'aurait été que la refonte. Pour que l'on eût si entièrement oublié, quoique peu ancien, un petit fait dont les registres de la comédie ont gardé la trace, il faut qu'à son moment il eût été peu remarqué. Assez longtemps avant le Médecin malgré lui, l'on avait joué, sur le théâtre du Palais-Royal, une farce où il se trouvait en germe; le sujet en était le même : nous ne croyons pas qu'on en puisse douter. Voici d'abord le Registre de la Grange : à la date du 14 septembre 1661, avec le Cocu imaginaire, on représente le Fagotier; à celle du vendredi 20 avril 1663, avec les Fâcheux, une Farce. Cette dernière indication resterait

vague, si le Registre de la Thorillière, sous la même date, ne nommait cette farce, qui était le Fagoteux. Dira-t-on que s'il y a fagots et fagots, il a bien pu y avoir Fagotier et Fagotier? Mais ailleurs le même registre de la Thorillière nous apprend que, le mardi 9 septembre 1664, on donna l'Héritier ridicule1 et le Médecin par force. Cette fois, et deux ans seulement avant le Médecin malgré lui, le personnage de comédie qui s'appela d'abord le Fagotier ou Fagoteux s'annonce sans équivoque comme une première épreuve de notre Sganarelle. Suivant toutes les vraisemblances, nous avons toujours affaire, sous trois titres, dont le dernier seul est réellement différent, à une même farce, plus ou moins imparfaite ébauche du Médecin malgré lui. Le titre du Médecin par force est clair; il l'est d'autant plus, que bientôt après on le donna aussi à la pièce plus nouvelle : les vers déjà cités de Robinet et de Subligny en font foi; et beaucoup plus tard, Bossuet, qu'on ne s'attendait pas à rencontrer en cette affaire, peut être aussi pris à témoin. Trop célèbre est le passage de ses Maximes et Réflexions sur la comédie (S v), où, foudroyant Molière dans sa tombe, il le représente recevant la dernière atteinte de sa maladie « en jouant son Malade imaginaire ou son Médecin par force.» Peu importe qu'avec un dédain, tout oratoire peutêtre, de la connaissance précise des choses du théâtre, il n'ait pas su laquelle des deux pièces avait épuisé les dernières forces du malheureux comédien, ou qu'il n'en ait fait qu'une seule du Malade imaginaire et du Médecin malgré lui : de toute façon c'est bien de celui-ci qu'il avait entendu parler sous le titre qui était encore en usage2. Quant au titre de Fagotier, il est remarquable que Grimarest le donne au Médecin malgré lui, et plus remarquable encore que, dans le Registre de la Grange, aux dates des 7 et 9 octobre 1679, on trouve le Fagotier

1. Ou la Dame intéressée, de Scarron, représenté d'abord en 1649.

2. Mme de Sévigné, qui avait vu jouer parfaitement bien à Vitré « la farce de Molière, » en 1671 (tome II, p. 355), la nomme, en Ꭹ 1675 (tome IV, p. 192), « la comédie du Médecin forcé, » et fait allusion ailleurs sous ce même titre (tome VI, p. 302 et 408). 3. La Vie de M. de Molière (1705), p. 182 et 183.

joué, le premier de ces deux jours, avec le Désespoir extravagant', le second, avec le Cid. L'ancienne petite farce, depuis longtemps si bien remplacée, est, en 1679, hors de question, et l'on ne saurait reconnaître là que le Médecin malgré lui. Dans cette persistance du nom, que le Registre fait ainsi reparaître, il y a une nouvelle preuve que notre comédie avait eu sa première forme dans l'ancien Fagotier. On ne nous dit pas que cette ébauche fût de Molière; mais comment ne pas le croire? Ce devait être une de ces petites comédies qu'il «< avoit faites, dit l'éditeur de 1682, sur quelques idées plaisantes, sans y avoir mis la dernière main, » et que, suivant Jean-Baptiste Rousseau, il donnait comme de simples canevas à ses acteurs, qui les remplissaient sur-le-champ, à la manière des Italiens'. Il est regrettable que celle-ci ne se soit pas retrouvée : il y aurait eu un intéressant sujet d'étude dans la transformation que Molière lui avait fait subir pour en tirer une pièce d'un comique achevé. Nous pouvons tenir pour certain que cette transformation a été grande. On a fait remarquer le peu de traces qu'avait laissé dans les souvenirs le premier Fagotier. Ce qui n'est pas moins significatif, la Grange le mentionne sans nom d'auteur; puis, en un autre endroit, le désigne simplement comme une farce, trop peu importante sans doute pour être enregistrée sous son titre : si bien que, cette fois-là, nous ne saurions pas de quoi il s'agit, sans le Registre de la Thorillière; et quand la petite pièce est jouée en 1664, avec l'Héritier ridicule, et que la Thorillière l'intitule le Médecin par force, la Grange la passe sous silence. Ce ne pouvait donc être qu'une bien faible esquisse, qui ne laissait soupçonner à personne ce que plus tard la main du maître en saurait faire.

Lorsque Molière reprit un des sujets qu'il avait essayés autrefois, et probablement dès le temps où sa troupe parcourait encore la province, il fit, dira-t-on, un pas en arrière; mais ne dédaignons pas ces retours au point de départ, surtout quand il s'y marque, en même temps, un grand progrès. Il ne faut pas avoir le goût plus exclusif et plus superbe que Molière,

1. Comédie de Subligny, jouée le 1er août 1670 (Registre de la Grange).

2. Voyez au tome I, p. xiv, 10 et 11.

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