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à qui il ne répugna jamais de revenir un moment à sa première manière, et aussi à la tradition si franchement gaie de notre ancien théâtre alors il ne se faisait pas scrupule de nous la rendre jusque dans sa liberté souvent fort crue.

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La guerre qu'il avait, depuis peu, déclarée aux médecins continuait cette vieille tradition, qui, dans ce sujet-là, ne s'était jamais fait faute de bouffonneries; c'était une guerre qui, s'attaquant surtout aux côtés grotesques, demandait des armes moins fines que celles de la comédie de caractère; et ce put être une des raisons qui engagèrent Molière à rajeunir une de ses anciennes farces. Dans ce comique d'ailleurs, d'un genre moins élevé, mais plein d'entrain, il sentait bien qu'il restait un maître encore, et que, ne fût-il jamais sorti de cette voie toute populaire, il n'en eût pas moins, quoi qu'en pût penser Boileau, remporté le prix de son art; car nul avant lui, si l'on excepte Rabelais, rieur souvent grossier, souvent aussi très-fin, n'avait su donner tant de piquant au sel gaulois.

La littérature plaisante de nos aïeux, dont Molière, dans le Médecin malgré lui, comme dans ses premières petites pièces, a exploité l'héritage, a toujours eu à son service un fonds trèsancien de facéties, qui avaient cours on ne peut dire depuis quel temps, nées souvent sans doute sur notre sol, quelquefois venues de l'étranger. En les empruntant, nous nous les étions appropriées par le tour que nous excellions à leur donner.

Voici, par exemple, celle du rustre qui bat sa femme, et dont celle-ci se venge, en le dénonçant comme un médecin d'humeur bizarre, dont on ne peut obtenir aucun secours sans lui faire, à coups de bâton, confesser sa science. Un fabliau du moyen âge nous fait en vers ce petit conte. On y trouve indiqué le dessin du Médecin malgré lui dans son premier acte. Il y a toutefois des différences. Le paysan du fabliau ne fait pas de fagots: c'est un riche et avare laboureur, qui a épousé la fille d'un chevalier, tandis que Sganarelle a une femme de même condition que lui; de là, dans Molière, des scènes de ménage populaire qui sont d'une vérité parfaite. Le vilain, chez le vieux conteur, craint, comme George Dandin, d'avoir fait une sottise, et de s'être exposé aux infortunes que n'évitera pas le gendre des Sotenvilles. Pour n'avoir rien à redouter de sa femme, il imagine de la si bien battre,

chaque matin, qu'elle ne songera tout le jour qu'à pleurer : recette oubliée par Ovide dans ses Remedes d'amour. Tandis que, régulièrement accablée de coups, la malheureuse se lamente, surviennent deux messagers, chargés par le Roi de lui trouver un médecin pour sa fille, qui a avalé une arête de poisson. La femme du paysan comprend qu'elle tient sa vengeance. « Mon mari, dit-elle aux messagers, est bon médecin, je vous en donne ma foi. Mais il est de telle nature, qu'il ne ferait rien pour personne si on ne le battait bien. » Alors vient la scène entre le vilain et les messagers, toute semblable, au fond, à celle où Valère et Lucas prennent les bons moyens pour obtenir de Sganarelle l'aveu de la science qu'il ne se connaissait pas.

Ce fabliau a pour titre : du Vilain mire1, c'est-à-dire histoire du Paysan médecin. La courte analyse que nous venons de donner de sa première partie fait voir toute la ressemblance qu'il a avec notre comédie. Comme cette ressemblance d'ailleurs n'est que dans la situation, sans qu'il y ait aucun détail, aucune saillie plaisante à rapprocher, nous croyons inutile de citer ici le texte assez long du conte. Barbazan l'a donné au commencement du tome I des Fabliaux et Contes des poëtes françois des XII, XIII, XIV et XV siècles, publiés en 17562. Il a depuis gardé sa place dans les divers recueils qui ont suivi et complété cette collection, la première en date. Le Vilain mire est connu encore sous un autre titre. Cailhava pourrait induire en erreur à ce sujet : « Le Médecin malgré lui....., dit-il, paraît imité d'un fabliau intitulé le Médecin de Brai; mais je le crois plutôt pris dans un conte, le Vilain mire3. » Où il distingue deux contes, on n'en doit reconnaître qu'un seul. Notre Bibliothèque nationale possède une copie des fabliaux du manuscrit de Berne, dans laquelle le Vilain mire a pour titre do Mire de Brai. Legrand d'Aussy devait avoir cette copie sous

1. Voyez au Fonds français des manuscrits de notre Bibliothèque nationale, le n° 837 (ancien 7218), fos 139 ro à 141 ro.

2. A Paris, 3 volumes in-12. - M. Moland (OEuvres complètes de Molière, tome IV, p. 158-166) a inséré le Vilain mire dans sa Notice préliminaire du Médecin malgré lui, et a mis en regard du texte une traduction dans la langue de nos jours.

3. Études sur Molière, 1802, p. 152.

4. Voyez, à la Bibliothèque nationale, la copie du manuscrit 354

les yeux, lorsqu'il publia, en 1779, ses Fabliaux ou contes.... du XII et du XIIIe siècle, traduits ou extraits. Au tome I (p. 398 et suivantes), où il imite en français moderne notre fabliau, il l'intitule : le Médecin de Brai, alias le Vilain devenu médecin. Cailhava avait sans doute lu ce Recueil de Legrand d'Aussy; mais il l'avait lu avec distraction.

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Au dix-septième siècle, les fabliaux n'avaient pas encore été imprimés. Qu'ils y fussent cependant inconnus, ce serait assez de la Fontaine pour ne pas permettre de le croire. Le gran souvenir s'en était conservé, non dans la forme originale, mais dans des ouvrages de seconde main : ils avaient passé, avec plus ou moins d'altérations, dans des auteurs du seizième siècle, français et étrangers. Voilà de quelle manière le Vilain mire a pu arriver jusqu'à Molière. Mais à laquelle des sources indirectes l'auteur du Médecin malgré lui a-t-il puisé? Comment le savoir? Nous voyons qu'il y a un rapport incontestable entre le fabliau et notre comédie, sans pouvoir dire quel intermédiaire les a rapprochés : le conte qui fait le fond du Vilain mire courait depuis longtemps avec des variantes.

Ainsi, dans la dixième Serée de Guillaume Bouchet1, il y a l'histoire d'une « Damoiselle, fille de grande maison, » qui était en grand danger de mourir, ayant dans le gosier l'arête que nous connaissons déjà. Après avoir en vain consulté beaucoup de médecins, on a recours à Messire Grillo, qui guérit la malade en la faisant rire par une grossière bouffonnerie. Ce personnage de Grillo est le héros d'un petit poëme italien, dont l'auteur inconnu est plus ancien que Bouchet2, et où sont racontées, en octaves rimées, les aventures d'un paysan laboureur (villano lavoratore) qui voulut devenir médecin. Là nous retrouvons un peu plus encore du Vilain mire que dans le

de Berne (collection Moreau, no 1720, fabliau 18; ancienne collection Mouchet, no 46). M. A. de Montaiglon nous a signalé ce fait, dont il avertit dans une note, à la page 370 du tome III (1878) de son Recueil général et complet des Fabliaux des XIII et XIVe siècles (Paris, librairie des Bibliophiles, 3 volumes in-8°).

1. Édition de M. Roybet, tome II, p. 192–194; les trois livres des Serées parurent de 1584 à 1598.

2. Le Manuel du libraire cite de ce petit poëme une édition

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conte de Bouchet: la femme du paysan, ayant à se venger de lui, fait savoir au Roi qu'il est un médecin habile, mais que, pour vaincre son obstination à cacher son savoir, il faut le menacer de mort. Ajoutons qu'après avoir délivré de son arête la fille du Roi, Grillo opère, à l'aide d'une excellente ruse, une autre cure fort plaisante sur les malades de l'hôpital de SaintBenoît. C'est là encore une des facéties de la vieille légende.

Il faut, en effet, remarquer que, dans le Vilain mire, il y a trois actions distinctes, nous dirions volontiers trois actes de la petite comédie. D'abord le rustre est dénoncé comme médecin par sa femme aux envoyés du Roi et passe docteur à coups de bâton; puis il expulse l'arête du gosier de la fille du Roi en la faisant rire; enfin, sommé de guérir les malades du pays, il a recours au même stratagème que dans le conte italien pour leur faire dire qu'ils n'ont plus aucun mal. Nous avons vu que la dixième Serée de Bouchet reproduit le second acte. Le troisième a trouvé place dans la trentième Serée du même Bouchet1, où nous lisons l'histoire d'un cardinal qui, à Verceil, fait habiller un de ses serviteurs en médecin et l'envoie à l'aumônerie pour qu'il l'y débarrasse des trop nombreux malades. Là tout se passe comme dans le poëme italien et dans le Vilain mire. Le même épisode est dans une des Facéties du Pogge2 et aussi dans l'Histoire de Till Eulenspiegel', au chapitre xvi, et dans quelques autres livres de vieux contes.

Molière n'ayant rien de pareil à la scène de la guérison burlesque de la princesse, ni à celle de l'hôpital, ces contes, où nous reconnaissons des parties du fabliau auxquelles il n'a

de 1521, imprimée à Venise. Celle que nous avons vue est de 1622. En voici le titre, qui n'offre que de légères différences avec le titre de 1521: Opera nova piacevole et da ridere, in ottava rima....., di uno villano lavoratore nominato GRILLO, il qual volse diventar medico. In Pavia, e ristampata in Torino, 1622.

1.

Édition de M. Roybet, tome IV, p. 273 et 274.

2. Celle qui a pour titre : Facetum cujusdam Petrilli, ut liberaret hospitale a sordidis. Voyez l'édition de ces Facéties imprimée à Venise, le 10 avril 1487 (sans pagination); ou celle d'Anvers, datée du 3 août 1487, feuille f, fo 5 ro et vo.

3. Voyez, dans la nouvelle collection Jannet, les Aventures de Til

pas touché, n'ont d'intérêt pour nous que parce qu'ils attestent combien les plaisanteries de ce fabliau ont été répétées. Si, comme nous venons de le constater, elles étaient connues dans ce que Molière a laissé de côté, elles l'étaient aussi dans ce qui se retrouve chez lui.

Le médecin que le bâton agrége à la Faculté, c'est, comme l'a fait remarquer une addition au Menagiana', une histoire qui nous est contée fort sèchement dans la Table philosophique (Mensa philosophica) de l'Irlandais Thibaut Anguilbert, écrite au quinzième siècle. On y lit: Quædam mulier, percussa a viro suo, ivit ad castellanum infirmum, dicens virum suum esse medicum, sed non mederi cuiquam nisi forte percuteretur, et sic eum fortissime percuti procuravit. « Une femme, battue par son mari, alla vers un châtelain malade, disant que son mari était médecin, mais ne soignait personne s'il n'était fortement battu, et de cette façon elle le fit battre bien fort. »

Nous pouvons remonter plus haut encore qu'au temps d'Anguilbert. Parmi les manuscrits de la Bibliothèque de Tours, il y a3 un recueil de fables, de contes, d'historiettes, auquel on a donné le titre de Compilatio singularis exemplorum. M. Léopold Delisle, qui l'a décrit et en a cité de curieux extraits“, dit que l'écriture du manuscrit est du quinzième siècle, mais que la rédaction du recueil est du treizième. N'est-ce pas à peu près l'âge qu'on doit supposer au Vilain mire? Au folio 174 du manuscrit se trouve toute la légende que ce fabliau nous a fait connaître. Aucune des diverses aventures que l'auteur du Vi

Ulespiègle, première traduction complète faite sur l'original allemand de 1519..., par M. Pierre Jannet, Paris, 1866, p. 26 et suivantes. 1. Tome III, p. 105 et 106 (édition de 1715).

2. Tractatus quartus et ultimus. De honestis ludis et jocis, au chapitre xv, de Mulieribus, fo lviij r°, dans l'édition gothique de Paris (Denis Roce, sans date): c'est celle que nous avons sous les yeux. La Monnoye, dans son addition au Menagiana (tome III, p. 105), dit qu'il avait en sa possession une édition gothique de 1507. Le Manuel du libraire en cite une, également gothique, de 1489, imprimée à Heidelberg.

3. Sous le numéro 205.

4. Voyez la Bibliothèque de l'École des chartes, 6° série, tome IV (1868), p. 601 on y trouvera le texte latin du conte.

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