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arpens, qui ne payent rien à l'Etat. C'eft cependant ce petit Etat, qui entretenait plus de foldats que n'en a aujourd'hui le grand-seigneur, maître de l'Egypte, & de dix fois plus de pays que l'Egypte n'en contient. Louis XIV a eu quatre cents mille hommes fous les armes pendant quelques années; mais c'était un effort, & cet effort a ruiné la France.

Si on voulait faire ufage de fa raifon au lieu de fa mémoire, & examiner plus que tranfcrire, on ne multiplierait pas à l'infini les livres & les erreurs; il faudrait n'écrire que des chofes neuves & vraies. Ce qui manque d'ordinaire à ceux qui compilent l'hiftoire, c'eft l'efprit philofophique : la plupart, au lieu de difcuter des faits avec des hommes, font des contes à des enfans. Faut-il qu'au fiècle où nous vivons, on imprime encore le conte des oreilles de Smerdis; & de Darius, qui fut déclaré roi par fon cheval, lequel hennit le premier; & de Sanacharib, ou Sennakérib, ou Sennacabon, dont l'armée fut détruite miraculeufement par des rats! quand on veut répéter ces contes, il faut du moins les donner pour ce qu'ils font.

Eft-il permis à un homme de bon fens, né dans le dix-huitième siècle, de nous parler férieufement des oracles de Delphes? tantôt de nous répéter que cet oracle devina que Créfus fefait cuire une tortue & du mouton dans une tourtière; tantôt de nous dire que des batailles furent gagnées fuivant la prédiction d'Apollon, & d'en donner pour raison le pouvoir du diable? M. Rollin, dans fa compilation de l'histoire ancienne, prend le parti des oracles contre Mrs vanDale, Fontenelle, & Bafnage: pour M. de Fontenelle, dit-il, il ne faut regarder que comme un ouvrage de jeuneffe fon Mélanges hift. Tome II.

E

livre contre les oracles, tiré de van-Dale. J'ai bien peur que cet arrêt de la vieilleffe de Rollin contre la jeuneffe de Fontenelle ne foit caffé au tribunal de la raison; les rhéteurs n'y gagnent guère leurs causes contre les philofophes. Il n'y a qu'à voir ce que dit Rollin dans fon dixième tome, où il veut parler de phyfique : il prétend qu'Archimède, voulant faire voir à fon bon ami le roi de Syracufe la puiffance des mécaniques, fit mettre à terre une galère, la fit charger doublement, & la remit doucement à flot en remuant un doigt, fans fortir de deffus fa chaife. On fent bien que c'estlà le rhéteur qui parle : s'il avait été un peu philofophe, il aurait vu l'absurdité de ce qu'il avance.

Il me femble que fi l'on voulait mettre à profit le temps présent, on ne pafferait point fa vie à s'infatuer des fables anciennes. Je confeillerais à un jeune homme d'avoir une légère teinture de ces temps reculés ; mais je voudrais qu'on commençât une étude férieuse de l'hiftoire au temps où elle devient véritąblement intéreffante pour nous : il me femble que c'est vers la fin du quinzième fiècle. L'imprimerie, qu'on invente en ce temps-là, commence à la rendre moins incertaine. L'Europe change de face; les Turcs, qui s'y répandent, chaffent les belles-lettres de Conftantinople; elles fleuriffent en Italie; elles s'établiffent en France; elles vont polir l'Angleterre, l'Allemagne, & le Septentrion. Une nouvelle religion fépare la moitié de l'Europe de l'obédience du pape. Un nouveau fyfteme de politique s'établit; on fait, avec le fecours de la bouffole, le tour de l'Afrique; & on commerce avec la Chine plus aifément que de Paris à Madrid. L'Amérique eft découverte; on fubjugue un nouveau

monde, & le nôtre eft presque tout changé ; l'Europe chrétienne devient une espèce de république immenfe, où la balance du pouvoir eft établie mieux qu'elle ne le fut en Grèce. Une correfpondance perpétuelle en lie toutes les parties, malgré les guerres que l'ambition des rois fufcite, & même malgré les guerres de religion encore plus deftructives. Les arts, qui font la gloire des Etats, font portés à un point que la Grèce & Rome ne connurent jamais. Voilà l'histoire qu'il faut que tout homme sache; c'est là qu'on ne trouve ni prédictions chimériques, ni oracles menteurs, ni faux miracles, ni fables infenfées : tout y eft vrai, aux petits détails près, dont il n'y a que les petits efprits qui fe foucient beaucoup. Tout nous regarde, tout eft fait pour nous; l'argent fur lequel nous prenons nos repas, nos meubles, nos befoins, nos plaifirs nouveaux; tout nous fait fouvenir, chaque jour, , que l'Amérique & les grandes Indes, & par conféquent toutes les parties du monde entier, font réunies depuis environ deux fiècles & demi par l'induftrie de nos pères. Nous ne pouvons faire un pas qui ne nous avertiffe du changement qui s'eft opéré depuis dans le monde. Ici ce font cent villes, qui obéiffaient au pape, & qui font devenues libres. Là on a fixé pour un temps les priviléges de toute l'Allemagne. Ici fe forme la plus belle des républiques, dans un terrain que la mer menace chaque jour d'engloutir. L'Angleterre a réuni la vraie liberté avec la royauté; la Suède l'imite, & le Danemarck n'imite point la Suède. Que je voyage en Allemagne, en France, en Espagne; par-tout je trouve les traces de cette longue querelle qui a fubfifté entre les

maifons d'Autriche & de Bourbon, unies par tant de traités, qui ont tous produit des guerres funeftes. Il n'y a point de particulier en Europe, fur la fortune duquel tous ces changemens n'aient influé. Il fied bien, après cela, de s'occuper de Salmanafar & de Mardokempad; & de rechercher les anecdotes du perfan Cayamarrat, & de Sabaco Métophis! Un homme mûr, qui a des affaires férieuses, ne répète point les contes de fa nourrice.

ARTICLE XIII.

PEUT-ET

Suite du même fujet.

EUT-ETRE arrivera-t-il bientôt dans la manière d'écrire l'hiftoire ce qui eft arrivé dans la phyfique. Les nouvelles découvertes ont fait profcrire les anciens fystèmes. On voudra connaître le genre-humain dans ce détail intéressant, qui fait aujourd'hui la base de la philofophie naturelle.

On commence à respecter très-peu l'aventure de Curtius, qui referma un gouffre en fe précipitant au fond lui & fon cheval. On fe moque des boucliers defcendus du ciel, & de tous les beaux talifmans dont les dieux fefaient préfent fi libéralement aux hommes; & des veftales, qui mettaient un vaiffeau à flot avec leur ceinture; & de toute cette foule de fottifes célèbres dont les anciens hiftoriens regorgent. On n'eft guère plus content que, dans fon hiftoire ancienne, M. Rollin nous parle férieusement du roi

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Nabis, qui fefait embraffer fa femme par ceux qui lui apportaient de l'argent, & qui mettait ceux qui lui en refusaient, dans les bras d'une belle poupée toute semblable à la reine, & armée de pointes de fer fous fon corps-de-jupe. On rit, quand on voit tant d'auteurs répéter, les uns après les autres, que le fameux Othon, archevêque de Maïence, fut affiégé & mangé par une armée de rats en 698; que des pluies de fang inondèrent la Gascogne en 1017; que deux armées de ferpens fe battirent près de Tournay en 1059. Les prodiges, les prédictions, les épreuves par le feu &c. font à préfent dans le même rang que les contes d'Hérodote.

Je veux parler ici de l'hiftoire moderne, dans laquelle on ne trouve ni poupées qui embrassent les courtifans, ni évêques mangés par les rats.

On a grand foin de dire quel jour s'eft donnée une bataille, & on a raison. On imprime les traités, on décrit la pompe d'un couronnement, la cérémonie de la réception d'une barrette, & même l'entrée d'un ambaffadeur, dans laquelle on n'oublie ni fon fuiffe ni fes laquais. Il eft bon qu'il y ait des archives de tout, afin qu'on puiffe les confulter dans le befoin; & je regarde à préfent tous les gros livres comme des dictionnaires. Mais, après avoir lu trois ou quatre mille defcriptions de batailles, & la teneur de quelques centaines de traités, j'ai trouvé que je n'étais guère plus inftruit au fond. Je n'apprenais que des événemens. Je ne connais pas plus les Français & les Sarrazins par la bataille de Charles Martel, que je ne connais les Tartares & les Turcs par la victoire que Tamerlan remporta fur Bajazet.

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