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dins, des hauteurs et des terrasses, les charmes et les commodités de la Seine, enfin une ville toute faite et que sa position entretenoit par elle-même, Louis XIV l'abandonna pour Versailles, le plus triste et le plus ingrat de tous les lieux, sans vue, sans bois, sans eau, sans terre, parce que tout y est sable mouvant ou marécage, sans air par conséquent, qui n'y peut être bon.

» Il se plut à tyranniser la nature, à la dompter à force d'art et de trésors. Il y bâtit tout l'un après l'autre, sans dessein général le beau et le vilain furent cousus ensemble, le vaste et l'étranglé. Son appartement et celui de la Reine y ont les dernières incommodités, avec les vues de cabinets et de tout ce qui est derrière les plus obscures, les plus enfermées, les plus puantes. Les jardins, dont la magnificence étonne, mais dont le plus léger usage rebute, sont d'aussi mauvais goût. On n'y est conduit dans la fraîcheur de l'ombre que par une vaste zone torride, au bout de laquelle il n'y a plus, où que ce soit, qu'à monter et à descendre; et avec la colline, qui est fort courte, se terminent les jardins. La recoupe y brûle les pieds, mais sans cette recoupe on y enfonceroit ici dans les sables, et là dans la plus noire fange. La violence qui y a été faite partout à la nature repousse et dégoûte malgré soi. L'abondance des eaux forcées et ramassées de toutes parts les rend vertes, épaisses, bourbeuses; elles répandent une humidité malsaine et sensible, une odeur qui l'est encore plus. Leurs effets, qu'il faut pourtant beaucoup ménager, sont incomparables; mais de ce tout, il résulte qu'on admire et qu'on fuit. Du côté de la cour, l'étranglé suffoque, et ces vastes ailes s'enfuient sans tenir à rien. Du côté des jardins, on jouit de la beauté du tout ensemble, mais on croit voir un palais qui a été brûlé, où le dernier étage et les toits manquent encore. La chapelle qui l'écrase, parce que Mansart vouloit engager le Roi à élever le tout d'un étage, a de partout la triste représentation d'un immense catafalque. La main-d'œuvre y est exquise en tous genres, l'ordonnance

1 Eclats de pierres dont on se sert pour affermir les allées des jardins. En 1687, on dépensa 17,900 livres pour mettre de la recoupe dans les allées ; en 1688, la somme employée est de 10,565 livres. (Comptes des Bâtiments.)

nulle, tout y a été fait pour la tribune, parce que le Roi n'alloit guère en bas, et celles des côtés sont inaccessibles, par l'unique défilé qui conduit à chacune. On ne finiroit point sur les défauts monstrueux d'un palais si immense et si immensément cher, avec ses accompagnemens, qui le sont encore davantage : orangerie, potagers, chenils, grande et petite écuries pareilles, commun prodigieux; enfin une ville entière où il n'y avoit qu'un très-misérable cabaret, un moulin à vent, et ce petit château de carte que Louis XIII y avoit fait pour n'y plus coucher sur la paille, qui n'étoit que la contenance étroite et basse autour de la cour de Marbre, qui en faisoit la cour, et dont le bâtiment du fond n'avoit que deux courtes et petites ailes. Mon père l'a vu, et y a couché maintes fois. Encore ce Versailles de Louis XIV, ce chefd'œuvre si ruineux et de si mauvais goût, et où les changemens entiers des bassins et de bosquets ont enterré tant d'or qui ne peut paroître, n'a-t-il pu être achevé.

>> Parmi tant de salons entassés l'un sur l'autre, il n'y a ni salle de comédie, ni salle à banquets, ni de bal; et devant et derrière il reste beaucoup à faire. Les parcs et les avenues, tous en plants, ne peuvent venir. En gibier, il faut y en jeter sans cesse; en rigoles de quatre et cinq lieues de cours, elles sont sans nombre; en murailles enfin, qui par leur immense contour enferment comme une petite province du plus triste et du plus vilain pays du monde.

» Trianon, dans ce même parc, et à la porte de Versailles, d'abord maison de porcelaine à aller faire des collations, agrandie après pour y pouvoir coucher, enfin palais de marbre, de jaspe et de porphyre, avec des jardins délicieux; la Ménagerie vis-à-vis, de l'autre côté de la croisée du canal de Versailles, toute de riens exquis, et garnie de toutes sortes d'espèces de bêtes à deux et à quatre pieds les plus rares; enfin Clagny, bâti pour Mme de Montespan en son propre, passé au duc du Maine, au bout de Versailles, château superbe avec ses eaux, ses jardins, son parc; des aqueducs dignes des Romains de tous les côtés; l'Asie ni l'antiquité n'offrent rien de si vaste, de si multiplié, de si travaillé, de si superbe, de si rempli de monumens les plus rares de tous les siècles, en marbres les plus exquis de toutes les sortes,

en bronzes, en peintures, en sculptures, ni de si achevé des derniers.

» Mais l'eau manquoit quoi qu'on pût faire, et ces merveilles de l'art en fontaines tarissoient, comme elles font encore à tous momens, malgré la prévoyance de ces mers de réservoirs qui avoient coûté tant de millions à établir et à conduire sur le sable mouvant et sur la fange. Qui l'auroit cru? ce défaut devint la ruine de l'infanterie. Mme de Maintenon régnoit; on parlera d'elle à son tour. M. de Louvois alors étoit bien avec elle; on jouissoit de la paix. Il imagina de détourner la rivière d'Eure entre Chartres et Maintenon, et de la faire venir tout entière à Versailles. Qui pourra dire l'or et les hommes que la tentative obstinée en coûta pendant plusieurs années..... La guerre enfin les interrompit en 1688, sans qu'ils aient été repris depuis; il n'en est resté que d'informes monumens, qui éterniseront cette cruelle folie. »

III

DÉPENSES DE VERSAILLES

Il n'est pas facile de savoir exactement ce que le Versailles de Louis XIV et ses dépendances ont coûté. Ceux qui ont écrit sur cette question, sans avoir à leur disposition les Comptes des Bâtiments et les autres documents administratifs du temps, ont imaginé des prix qui varient suivant leur opinion. Voltaire, qui appelle Versailles « un abîme de dépenses », dit qu'elles se sont élevées à plus de 500 millions. Mirabeau les évalue à 1200 millions; Volney, à 1400 millions. Mieux informé, Guillaumot, ancien architecte des Bâtiments du Roi, les réduisait déjà à 187 millions. Vaisse de

M. Le Roi, conservateur de la bibliothèque de Versailles, avait fait le relevé exact, dans les Comptes des Bâtiments, de tout ce qui est relatif à Versailles. Je n'ai pas besoin de dire combien ce précieux travail m'a été utile.

Villiers descendit jusqu'à 90 millions. En 1838, Eckard, qui avait fait de sérieuses recherches, arriva à donner un total qui ne sera probablement pas beaucoup modifié par les découvertes ultérieures. Ce total est de 416,438,892 livres, et se décompose ainsi qu'il suit :

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ce qui nous paraît représenter une somme d'environ 500 millions de francs de nos jours, en multipliant la livre de ce temps par 5. A ce total, il faudrait pouvoir ajouter la somme de travail produite par les corvées imposées aux paysans corvéables3, qui travaillèrent pendant de longues années et par milliers à Versailles, à Trianon et à Marly. C'est ce travail non payé, c'est cette main-d'œuvre gratuite, qui réduit les dépenses de Versailles à une somme aussi faible, et qui est loin de représenter la vérité complète*.

Jusqu'à présent, le principal document publié sur les dépenses de Versailles est un mémoire fait pour Mansart, surintendant des Bâtiments, par un des commis de son administration, nommé Marinier. Il l'avait rédigé d'après

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D'après le mémoire de Marinier, commis des Bâtiments. Ce mémoire s'arrête à 1690, parce que la guerre de la Ligue d'Augsbourg amena la suppression des dépenses des Bâtiments.

3 Voir Mémoires du duc de Luynes, II, 278, pour les paysans employés, au moment de la construction de Marly, à défricher le sol.

4

L'importante publication que M. Guiffrey prépare sur les Comptes des Bâtiments nous permettra de la connaître à peu près complètement.

5 Ce mémoire a été publié dans le tome XII des Mémoires de SaintSimon, édition Hachette, et dans le tome V des Lettres, Instructions et Mémoires de Colbert, recueil publié par Pierre CLÉMENT (p. 567). Le mémoire de Marinier avait été connu d'Eckard et lui avait servi de base pour ses calculs; son exactitude est à chaque instant confirmée par Dangeau.

un grand travail fait pour Colbert par son père, à l'aide des Comptes des Bâtiments. Ce travail très-sérieux, et qui mérite toute confiance, donne les dépenses pour chaque maison royale « en chacune année », et, pour Versailles, distingue chaque nature d'ouvrages. En analysant le mémoire de Marinier, on trouve que Louis XIV a dépensé :

5,912,104 livres en achats de terres,

48,446,768

221,631 2,696,070

509,073

1,075,673

3,245,759 556,069

en constructions et travaux pour le parc,
en glaces et miroirs,

en sculptures,

en tableaux et antiques,

en étoffes d'or et d'argent,

en grandes pièces d'orfèvrerie,

en médailles, cristaux, agates, curiosités.

Il est bon de faire observer que sur les 146 millions de dépenses, le château de Clagny, bâti pour Mme de Montespan, a coûté 2,074,592 livres; la machine de Marly, 3,674,864 ; les travaux insensés de la rivière d'Eure, dont on voulait amener l'eau à Versailles, 8,612,995; le potager de la Quintinie, 467,364 livres.

Disons, pour terminer, que l'entretien du château et de ses dépendances coûtait environ 500,000 livres par an 1.

IV

CONSTRUCTION DU CHATEAU

C'est en 1662 et 1663 que Louis XIV commença à faire agrandir sa maison de Versailles. Il aimait le parc de cette résidence, et les premiers travaux eurent pour but de l'augmenter et de l'embellir. Dès 1662, il achetait des terres', et il consacrait, cette année et en 1663, 500,000 écus

1 Aujourd'hui l'entretien du palais, du parc et du service des eaux est de 600 à 650,000 francs.

2

Le 15 octobre 1662, Louis XIV achetait 42,000 livres à Mme Longuet, une terre située à Trianon; la même année on le voit acquérir une terre

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