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d'une capitale si peuplée, et si remplie de tant de différens esprits, n'eut pas peu de part à l'en éloigner. Il s'y trouvoit importuné de la foule du peuple à chaque fois qu'il sortoit, qu'il rentroit, qu'il paroissoit dans les rues; il ne l'étoit pas moins d'une autre sorte de foule de gens de la ville, et qui n'étoit pas pour l'aller chercher assidûment plus loin. Des inquiétudes aussi, qui ne furent pas plus tôt aperçues que les plus familiers de ceux qui étoient commis à sa garde, le vieux Noailles, M. de Lauzun, et quelques subalternes, firent leur cour de leur vigilance, et furent accusés de multiplier exprès de faux avis, qu'ils se faisoient donner pour avoir occasion de se faire valoir et d'avoir plus souvent des particuliers avec le Roi; le goût de la promenade et de la chasse, bien plus commodes à la campagne qu'à Paris, éloigné des forêts et stérile en lieux de promenades; celui des bâtimens qui vint après, et peu à peu toujours croissant, ne lui en permettoit pas l'amusement dans une ville où il n'auroit pu éviter d'y être continuellement en spectacle; enfin l'idée de se rendre plus vénérable en se dérobant aux yeux de la multitude, et à l'habitude d'en être vu tous les jours: toutes ces considérations fixèrent le Roi à Saint-Germain bientôt après la mort de la Reine sa mère.

» Ce fut là où il commença à attirer le monde par les fêtes et les galanteries, et à faire sentir qu'il vouloit être vu souvent.

» L'amour de Mme de la Vallière, qui fut d'abord un mystère, donna lieu à de fréquentes promenades à Versailles, petit château de cartes alors, bâti par Louis XIII...

» Ces petites parties de Louis XIV y firent naître peu à peu ces bâtimens immenses qu'il y a faits; et leur commodité pour une nombreuse Cour, si différente des logemens de Saint-Germain, y transporta tout à fait sa demeure peu de temps avant la mort de la Reine. Il y fit des logemens infinis, qu'on lui faisoit sa cour de lui demander, au lieu qu'à Saint-Germain, presque tout le monde avoit l'incommodité d'être à la ville, et le peu qui étoit logé au château y étoit étrangement à l'étroit.

» Les fêtes fréquentes, les promenades particulières à Versailles, les voyages furent des moyens que le Roi saisit pour

distinguer.et pour mortifier en nommant les personnes qui à chaque fois en devoient être, et pour tenir chacun assidu et attentif à lui plaire. Il sentoit qu'il n'avoit pas à beaucoup près assez de grâces à répandre pour faire un effet continuel. Il en substitua donc aux véritables d'idéales, par la jalousie, les petites préférences qui se trouvoient tous les jours, et pour ainsi dire à tous momens, par son art. Les espérances que ces petites préférences et ces distinctions faisoient naître, et la considération qui s'en tiroit, personne ne fut plus ingénieux que lui à inventer sans cesse ces sortes de choses. Marly, dans la suite, lui fut en cela d'un plus grand usage, et Trianon où tout le monde, à la vérité, pouvoit lui aller faire sa cour, mais où les dames avoient l'honneur de manger avec lui, et où à chaque repas elles étoient choisies; le bougeoir qu'il faisoit tenir tous les soirs à son coucher par un courtisan qu'il vouloit distinguer, et toujours entre les plus qualifiés de ceux qui s'y trouvoient, qu'il nommoit tout haut au sortir de sa prière. Le justaucorps à brevet fut une autre de ces inventions. Il étoit bleu', doublé de rouge avec les paremens et la veste rouge, brodés d'un dessin magnifique or et un peu d'argent, particulier à ces habits. Il n'y en avoit qu'un nombre, dont le Roi, sa famille, et les princes du sang étoient; mais ceux-ci, comme le reste des courtisans, n'en avoient qu'à mesure qu'il en vaquoit. Les plus distingués de la Cour par eux-mêmes ou par la faveur les demandoient au Roi, et c'étoit une grâce que d'en obtenir.... et jusqu'à la mort du Roi, dès qu'il en vaquoit un, c'étoit à qui l'auroit entre les. gens de la Cour les plus considérables, et si un jeune seigneur l'obtenoit c'étoit une grande distinction. Les différentes adresses de cette nature qui se succédèrent les unes aux autres, à mesure que le Roi avança en âge, et que les fêtes changoient ou diminuoient, et les attentions qu'il marquoit pour avoir toujours une Cour nombreuse, on ne finiroit point à les expliquer.

» Non-seulement il étoit sensible à la présence continuelle

1 Le justaucorps est aux couleurs de la maison de Bourbon, bleu, blanc et rouge. Toutes les troupes de la maison du Roi, les gardes Françaises, ont aussi un uniforme tricolore; les pages ont des plumets tricolores.

T. I.

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de ce qu'il y avoit de distingué, mais il l'étoit aussi aux étages inférieurs. Il regardoit à droite et à gauche à son lever, à son coucher, à ses repas, en passant dans les appartemens, dans ses jardins de Versailles, où seulement les courtisans avoient la liberté de le suivre ; il voyoit et remarquoit tout le monde, aucun ne lui échappoit, jusqu'à ceux qui n'espéroient pas même être vus. Il distinguoit très-bien en lui-même les absences de ceux qui étoient toujours à la Cour, celles des passagers qui y venoient plus ou moins souvent; les causes générales ou particulières de ces absences, il les combinoit, et ne perdoit pas la plus légère occasion d'agir à leur égard en conséquence. C'étoit un démérite aux uns, et à tout ce qu'il y avoit de distingué, de ne faire pas de la Cour son séjour ordinaire, aux autres d'y venir rarement, et une disgrâce sûre pour qui n'y venoit jamais, ou comme jamais. Quand il s'agissoit de quelque chose pour eux: « Je ne le connois point», répondoit-il fièrement. Sur ceux qui se présentoient rarement: « C'est un homme que je ne vois jamais »; et ces arrêts-là étoient irrévocables. C'étoit un autre crime de n'aller point à Fontainebleau, qu'il regardoit comme Versailles, et pour certaines gens de ne demander pas pour Marly, les uns toujours, les autres souvent, quoique sans dessein de les y mener, les uns toujours ni les autres souvent; mais si on étoit sur le pied d'y aller toujours, il falloit une excuse valable pour s'en dispenser, hommes et femmes de même. Surtout il ne pouvoit souffrir les gens qui se plaisoient à Paris. Il supportoit assez aisément ceux qui aimoient leur campagne, encore y falloit-il être mesuré ou avoir pris ses précautions avant d'y aller passer un temps un peu long. »

Le système politique de Louis XIV est nettement tracé dans ces pages. Le Roi veut être le maître de sa noblesse et l'avoir sous sa main; pour cela il la réunit à Versailles, la ruine par le luxe et le jeu, et lui donne de larges revenus avec des charges de Cour, des survivances, des brevets de retenue, des pensions et des dons. Il suffit, pour se rendre compte de cet échange de la liberté contre la servitude, comme dit Saint-Simon, de parcourir l'énorme recueil des Bienfaits du Roi, rédigé par l'abbé de Dangeau et conservé au cabinet des manuscrits de la Bibliothèque nationale. Il n'y a

presque plus une seule famille noble qui ne vive de l'argent du Roi.

Mais pour avoir toute cette noblesse groupée autour de soi, il faut autre chose que le petit Versailles de Louis XIII, bon seulement pour y donner quelques fêtes; il faut l'agrandir, en faire un gigantesque palais qui, avec ses dépendances, renfermera plus de 10,000 habitants, officiers et serviteurs du Roi, seigneurs et leurs valets, et donner au nouveau château une incomparable splendeur, en y réunissant tous les plaisirs, bals, fètes, chasses, jeu, comédie, et en y déployant toutes les magnificences des arts et du luxe.

Nous connaissons le but que poursuivait Louis XIV en bâtissant le nouveau Versailles; il faut passer maintenant à l'histoire et à la description du château et de ses dépendances.

II

LE DOMAINE DE VERSAILLES1

Aussitôt que Louis XIV eût pris la résolution d'agrandir le château et le domaine de son père, et d'y fixer sa résidence, il s'occupa de l'acquisition de nouvelles terres. Dès 4663, il acheta, au prix de 97,236 livres, le fief de Masseloup à Trianon; en 4664, il acquit 50 lots de terres, dont les plus petits ne valaient que 5 livres 15 sols, 22 et 43 livres, et dont le plus considérable fut payé 7851 livres. Les années suivantes il devint possesseur de quelques grandes terres et de beaucoup de petits lots, à Versailles, à Clagny, à Marly, à Galie, à Choisy-aux-Bœufs et à Trianon. En 1677, il fit

Nous nous sommes servis des deux cartes suivantes : Carte générale de Versailles et des environs, par CARON, géographe et arpenteur ordinaire du Roi (Arch. de S.-et-O.); cette carte est fort belle et antérieure à 1684; Carte générale des environs de Versailles en 1669 (A la direction du service des eaux).

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Archives de la Couronne, ancien régime, carton O1 1762, aux Archives

nationales.

encore de nombreux achats de terres pour le parc. Les dernières acquisitions furent celles de Galie et de Choisy-auxBœufs, en 1684.

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A cette date, le domaine de Versailles était constitué. Louis XV y ajouta les trois terres de Montreuil, Sèvres et Ville-d'Avray; Louis XVI, celles de Villepreux (1776), de Meudon (1778) et de Vélizy (1785), et en 1789 le domaine se composait de 34 terres seigneuriales dont suit la liste :

Versailles, Satory, Porchéfontaine, Marly-le-Châtel, Marly-leBourg, Villepreux, la Hébergerie, la Celle-Saint-Cloud, le Chesnay, Bois-d'Arcy, Guyancourt, Villaroy, Buc avec les fiefs de Lacave et de Vauhalan, Bailly, Voisins-le-Bretonneux, Galie, Choisy-aux-Bœufs, Clagny, Glatigny, Jouy, la Boulie, Noisy, Toussu-le-Noble, Châteaufort, Louveciennes, Bougival, Saint-Nomla-Bretêche, Chèvreloup, Rocquencourt, Fontenay-le-Fleury, Rennemoulin, Montreuil, Sèvres, Ville-d'Avray et Meudon.

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En 1789, le domaine de Versailles avait une contenance de 25,000 arpents (8547 hectares) de parcs, de bois (3418 hectares), et de terres cultivées. Il renfermait 34 fermes' avec 10,942 arpents, et produisait un revenu de 1,625,000 livres 3.

Pour terminer, nous mettons sous les yeux du lecteur le jugement que porte Saint-Simon sur cette grande et royale résidence de Versailles. Cette appréciation est sévère, quelquefois injuste; mais en tenant compte de l'esprit grincheux du noble duc, qui avait horreur « de ce long règne de vile bourgeoisie », ces pages sont utiles à connaître, parce qu'elles donnent les impressions d'un contemporain, et qu'elles font la contre-partie nécessaire des descriptions officielles et toujours laudatives du Mercure Galant.

« Saint-Germain, lieu unique pour rassembler les merveilles de la vue, l'immense plein-pied d'une forêt toute joignante, unique encore par la beauté de ses arbres, de son terrain, de sa situation, l'avantage et la facilité des eaux de source sur cette élévation, les agrémens admirables des jar

Une partie de cette terre avait été achetée sous Louis XV.

* Celles de la Ménagerie avec 668 arpents, de Galie (700 arpents), de Satory (418 arpents), etc.

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Archives de la Couronne, ancien régime, carton O' 3081, aux Archives nationales.

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