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rois pas aussi tranquille, si je voyois quelque jolie femme de la Cour et de la ville tenter sa conquête. » Je demandai à Madame si la jeune personne savoit que c'étoit le Roi qui étoit le père. « Je ne le crois pas, dit-elle, mais comme il a paru aimer celle-ci, on a craint qu'on ne se soit trop empressé de le lui apprendre; sans cela on dit à elle et aux autres, dit-elle en levant les épaules, que c'est un seigneur polonais, parent de la Reine et qui a un appartement au château. Cela a été imaginé à cause du cordon bleu que le Roi n'a pas souvent le temps de quitter, parce qu'il faudroit changer d'habit, et pour donner une raison de ce qu'il a un logement au château si près du Roi.

C'étoient deux petites chambres du côté de la chapelle, où le Roi se rendoit de son appartement, sans être vu que d'une sentinelle qui avoit ses ordres, et qui ne savoit pas qui passoit par cet endroit. Le Roi alloit quelquefois au Parc-aux-Cerfs, ou recevoit ces demoiselles à l'appartement dont j'ai parlé.

Je m'arrête ici pour faire mention d'une singulière aventure qui n'est sue que de six ou sept personnes, maîtres ou valets. Dans le temps de l'assassinat du Roi, une jeune fille, qu'il avoit vue plusieurs fois, et à qui il avoit marqué plus de tendresse qu'à une autre, se désespéroit de cet affreux événement. La mère abbesse, car on pouvoit appeler ainsi celle qui avait l'intendance du Parcaux-Cerfs, s'aperçut de la douleur extraordinaire qu'elle témoignoit, et fit si bien qu'elle lui fit avouer qu'elle savoit que le seigneur polonais était le roi de France. Elle avoua même qu'elle avait fouillé dans ses poches, et qu'elle en avoit tiré deux lettres, dont l'une étoit du roi d'Espagne, et l'autre de l'abbé de Broglie. C'est ce que l'on a su depuis, car ni elle, ni l'abbesse ne savoient les noms. La jeune fille fut grondée, et on appela M. Le Bel, premier valet de chambre, qui ordonnoit de tout, et qui prit les lettres et les porta au Roi, qui fut fort embarrassé pour revoir une personne si bien instruite.

Celle dont je parle s'étant aperçue que le Roi venoit voir sa camarade secrètement, tandis qu'elle étoit délaissée, guetta l'arrivée du Roi, et au moment où il entroit, précédé de l'abbesse qui devoit se retirer, elle entra précipitamment et furieuse dans la chambre où étoit sa rivale. Elle se jeta aux genoux du Roi. « Oui, vous êtes le roi de tout le royaume, crioit-elle; mais ce ne seroit rien pour moi si vous ne l'étiez pas de mon cœur; ne m'abandonnez pas, mon cher Sire; j'ai pensé devenir folle quand on a manqué de vous tuer.» L'abbesse crioit : « Vous l'êtes encore. » Le Roi l'embrassa, et cela parut la calmer. On parvint à la faire sortir, et quelques jours après on conduisit cette malheureuse dans une pension de folles, où elle fut traitée comme telle pendant quelques jours. Mais elle savoit bien qu'elle ne l'étoit pas, et que le Roi avoit été bien véritablement son amant. Ce lamentable accident m'a été raconté par l'abbesse, lorsque j'ai eu quelque relation avec

elle lors de l'accouchement dont il est question, mais je n'en ai jamais eu ni avant ni depuis.

Je reviens donc à mon histoire.

Madame me dit : « Tenez compagnie à l'accouchée, pour empêcher qu'aucun étranger ne lui parle, pas même les gens de la maison. Vous direz toujours que c'est un seigneur polonais fort riche, et qui se cache à cause de la Reine, sa parente, qui est fort dévote. Vous trouverez, dans la maison, une nourrice à qui l'enfant sera remis, et tout le reste regarde Guimard. Vous irez à l'église comme témoin; et il faudra faire les choses comme le feroit un bon bourgeois. On croit que la demoiselle accouchera dans cinq ou six jours; vous dînerez avec elle et ne la quitterez pas jusqu'au moment où elle sera en état de retourner au Parc-aux-Cerfs, ce qui, je suppose, sera dans une quinzaine de jours, sans qu'elle coure aucun risque. »>

Je me rendis le soir même à l'avenue de Saint-Cloud, où je trouvai l'abbesse et Guimard, garçon du château, mais sans son habit bleu. Il y avoit de plus une garde, une nourrice, deux vieux domestiques, et une fille moitié servante, moitié femme de chambre. La jeune fille étoit de la plus jolie figure, mise fort élégamment, mais sans rien de trop marquant. Je soupai avec elle et avec l'abbesse, qui s'appeloit Madame Bertrand. J'avois remis l'aigrette de Madame avant le souper, ce qui avoit causé la plus grande joie à la demoiselle, et elle fut fort gaie. Madame Bertrand avoit été femme de charge chez M. Lebel, premier valet de chambre du Roi, qui l'appeloit Dominique, et elle étoit son confidentissime. La demoiselle causa avec nous après le souper et me parut fort naïve. Le lendemain j'eus une conversation particulière et elle me dit: << Comment se porte M. le Comte ? » C'étoit le Roi qu'elle appeloit ainsi. «Il sera bien fâché de n'être pas auprès de moi, me dit-elle, mais il a été obligé de faire un assez long voyage. » Je fus de son avis. « C'est un bien bel homme, me dit-elle, et il m'aime de tout son cœur, il m'a promis des rentes, mais je l'aime sans intérêt, et s'il vouloit, je le suivrois dans sa Pologne. » Elle me parla ensuite de ses parens et de M. Lebel, qu'elle connoissoit sous le nom de Durand. << Ma mère, me dit-elle, étoit une grosse épicière-droguiste, et mon père n'étoit pas un homme de rien, ajouta-t-elle, il étoit des six corps, et c'est, comme tout le monde le sait, ce qu'il y a de mieux; enfin, il avoit pensé deux fois être échevin. » Sa mère avoit, après la mort de son père, essuyé des banqueroutes; mais monsieur le Comte étoit venu à son secours et lui avoit donné un contrat de 1500 livres de rente et 6000 francs d'argent comptant. Six jours après elle accoucha, et on lui dit, suivant mes instructions, que c'étoit une fille, quoique ce fût un garçon, et bientôt après on devoit lui dire que son enfant étoit mort, pour qu'il ne restât aucune trace de son existence pendant un certain temps; ensuite on le remettroit à la mère. Le Roi donnoit dix ou douze

mille livres de rente à chacun de ses enfants. Ils héritoient les uns des autres, à mesure qu'il en mouroit, et il y en avoit déjà sept ou huit de mort. Je revins trouver Madame, à qui j'avois écrit tous les jours par Guimard. Le lendemain le Roi me fit dire d'entrer; il ne me dit pas une parole sur ce que j'avois fait, mais me remit une tabatière d'or, fort grande, où étoient deux rouleaux de vingt-cinq louis chaque. Je lui fis ma révérence et m'en allai. Madame me fit beaucoup de questions sur la demoiselle et rioit beaucoup de ses naïvetés et de tout ce qu'elle m'avoit dit du seigneur polonais. « Il est dégoûté de la princesse et je crois qu'il partira dans deux mois pour toujours pour sa Pologne. Et la demoiselle, lui dis-je? — On la mariera, me dit-elle, en province, avec une dot de 40,000 écus au plus, et quelques diamants. » Cette petite aventure qui me mettoit dans la confidence du Roi, loin de me procurer plus de marques de bonté de sa part, sembla le refroidir pour moi, parce qu'il étoit honteux que je fusse instruite de ses amours obscurs. Il étoit aussi embarrassé des services que lui rendoit Madame.

Outre ses petites maîtresses du Parc-aux-Cerfs, le Roi avoit quelquefois des aventures avec des dames de Paris....

Depuis 1757 nous ne savons plus rien sur le Parc-aux-Cerfs que par Barbier. Les mémoires de d'Argenson et le journal du duc de Luynes sont arrêtés par la mort de leurs auteurs. Cependant les désordres se continuèrent jusqu'à la mort de Mme de Pompadour (1764) et le commencement de la faveur de Mmo Dubarry (1768).

Milo de Romans appartient à cette dernière période. Anne Couppier de Romans, d'une bonne famille parlementaire, était de Grenoble. Elle y vivait avec sa tante, Mme Morin, qui l'amena à Paris, en 1764, chez une Mme Vernier, sa sœur probablement, qui logeait à côté du Palais-Royal, et don« noit à jouer à gens comme il faut1. »

« Cette jeune et belle personne avait alors dix-sept ans. Sa peau de satin était d'une blancheur éblouissante que relevait encore une magnifique chevelure noire. Les traits de son visage étaient d'une régularité parfaite, son teint était légèrement coloré; ses yeux noirs bien fendus avaient à la fois le plus vif éclat et la plus grande douceur; elle avait les sourcils bien arqués, la bouche petite, les dents régulières et bien placées avec un émail de perles, et les lèvres d'un rose tendre sur

1 BARBIER, VII, 426.

lesquelles reposait le sourire de la grâce et de la pudeur... sa gorge était bien formée et n'excédait en rien les belles proportions. La mode et l'éducation l'avaient habituée à la laisser voir à moitié avec la même innocence qu'elle laissait voir à tout le monde sa main blanche et potelée, ou ses joues où l'incarnat de la rose se mariait à la blancheur des lys 1. »

« La demoiselle, dit Barbier, n'a pas voulu aller loger au Parc-aux-Cerfs, où il y avoit eu des filles de basse condition, et elle a fait son marché d'une autre façon. La première connoissance s'est faite dans les jardins de Marly'. Le Roi lui a loué une maison à Passy, d'où elle se rend à Versailles dans un carrosse à six chevaux qu'on lui envoie.... Comme elle a beaucoup d'esprit, on croit que cela pourroit inquiéter Mme la marquise de Pompadour, et que celle-ci pourroit peut-être obtenir le titre de maîtresse. On en parle depuis longtemps à Paris; mais comme c'est chose indifférente pour l'Etat, il n'y a rien de bien éclairci sur ces faits, et l'on en parle différemment. »

Mile de Romans donna un fils à Louis XV, le 13 janvier 1762, l'abbé de Bourbon, le seul des bâtards du Roi qui ait été reconnu. Barbier nous apprend que Mile de Romans avait déclaré à Louis XV que cet enfant lui était trop cher pour le laisser aller en nourrice, et qu'elle voulait le nourrir ellemême. « Cela n'est pas maladroit, » ajoute-t-il.

Le « marché » du Roi avec Mlle de Romans s'était fait à l'insu de Mme de Pompadour, à qui cette favorite donnait de vives inquiétudes. Elle dominait le Roi; elle allait promener au bois de Boulogne son fils qu'elle portait dans une corbeille « toute chamarrée des plus belles dentelles ; » elle s'asseyait sur l'herbe et donnait à têter à l'enfant. Mme de Pompadour eut un jour la curiosité d'aller la voir. Mais on peut lire dans les Mémoires de Mme Duhausset le piquant récit de cette expédition.

3

Plus tard, Mlle de Romans se maria et devint Mme de Cavanac.

1 Mémoires de Casanova.

Mmo Campan (III, 29) raconte autrement la première entrevue; nous croyons qu'elle est dans l'erreur.

Page 214.

Nous avons déjà dit que ces scandales cessèrent avec la faveur de Mme Dubarry. Louis XV vendit sa maison de la rue Saint-Médéric en 1771.

Et l'on s'étonne des révolutions qui viennent bouleverser les royaumes, quand ceux qui les gouvernent donnent de pareils exemples et avilissent ainsi l'autorité qu'ils disent tenir de Dieu, oubliant la malédiction de la Bible contre les grands coupables:

L'Éternel est lent à la colère et riche en bonté; il pardonne l'iniquité et la rébellion, mais il ne tient point le coupable pour innocent, et il punit l'iniquité des pères sur les enfants jusqu'à la troisième et à la quatrième génération '.

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Entre la mort de Mme de Pompadour et l'arrivée de Mme Dubarry il s'écoule un intervalle de cinq années, pendant lesquelles, grâce à l'absence complète de mémoires et de documents, nous avons la chance d'ignorer absolument l'histoire des amours du Roi. Le Parc-aux-Cerfs, pendant ce temps, continua à lui fournir ses petites maîtresses, et, quand Mme Dubarry, l'une d'elles, présentée comme tant d'autres par Lebel, fut devenue maîtresse déclarée, le Parcaux-Cerfs dura encore plus de deux ans, et la maison de la rue Saint-Médéric ne fut vendue qu'en 1771. Nous croyons que le Parc-aux-Cerfs ne disparut tout à fait à cette époque, que parce que Louis XV était arrivé à un état d'épuisement et d'hébètement tel, que ses continuelles absences d'esprit faisaient croire « qu'il se livrait à la boisson. » L'histoire de la petite menuisière de Trianon, en 1774, prouve bien que Mme Dubarry, comme Mme de Pompadour, ne se faisait pas faute, à l'occasion, de donner une maîtresse d'un jour

1 Nombres, XIV, 18.

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