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cela se fait au Parlement, parce que, quoique le Roi soit chez lui, il est toujours présumé se rendre dans son Parlement. Le lit de justice a commencé vers les onze heures; le Roi étoit placé dans le coin de la salle, sur un siège élevé, avec un dais comme au Palais, et avoit à ses pieds M. le prince Charles de Lorraine, grand écuyer, qui, dans ces cérémonies, a un grand baudrier avec une grande épée, et M. le duc de Bouillon, grand chambellan. Il y avoit en princes du sang : M. le duc d'Orléans, Monsieur le Duc, M. le comte de Charolois, M. le comte de Clermont et le jeune prince de Conty; douze ducs et pairs; et en pairs ecclésiastiques, M. l'évêque de Beauvais seulement. M. le chancelier étoit accompagné de conseillers d'Etat et de six maîtres des requêtes en habit de satin, et il y avoit avec le Parlement quatre maîtres des requêtes en robes rouges. Il y avoit aussi des gouverneurs de provinces et autres qui ont droit d'y assister.

Cela formoit une assemblée magnifique par la qualité des personnes et la diversité des habillemens. M. le garde des Sceaux n'y étoit pas, et dans un coin fait en espèce de lanterne, on voyoit le cardinal de Fleury, qui regardoit ce spectacle.

Le Roi dit : « Je vous ai fait venir ici pour vous apprendre mes intentions que mon chancelier va vous expliquer. »

M. le chancelier a fait un discours dans lequel, après avoir parlé de la désobéissance du Parlement aux ordres du Roi, de la clémence de S. M., il leur a dit que le Roi entendoit faire enregistrer sa déclaration du 18 août... M. le président Le Pelletier a parlé, conformément à l'arrêté de la Cour, pour montrer les raisons qui avoient déterminé la compagnie à refuser l'enregistrement de la déclaration. Son discours a été fort approuvé. Ensuite M. Gilbert de Voisins, premier avocat général, a requis l'enregistrement pour satisfaire aux ordres du Roi, mais en faisant sentir la douleur qu'il avoit de remplir son ministère dans une pareille occasion... Nonobstant toutes ces belles harangues, le chancelier a fait inscrire l'enregistrement sur le repli; après quoi, le Roi, qui n'avoit parlé que par la bouche de son chancelier, a dit à son Parlement : « Je vous ordonne de ma propre bouche d'exécuter tout ce que vous avez entendu, et particulièrement de faire vos fonctions sans les discontinuer. » Puis l'assemblée s'est séparée.

Pendant ce temps, le vieux cardinal de Fleury trônait à Versailles', tandis que Louis XV, heureux d'ètre débarrassé de tout travail, se livrait à la paresse, à l'ennui et à la chasse. « Un des spectacles les plus ridicules de ce temps, dit le marquis d'Argenson, c'est le petit coucher de M. le cardinal

Il logeait au premier étage, dans les salles n° 146.

2 I, 113. 1731.

de Fleury. Je ne sais pas où ce bonhomme' a pris cette prérogative de sa place et qu'elle convînt à ce poste où, ayant à la vérité toute l'autorité, il n'a extérieurement que le titre de ministre d'Etat, comme le maréchal de Villars. Toute la France, toute la Cour, poiloux ou autres, useurs de parquet ou gens affairés, attendent donc à sa porte. Son Eminence rentre, passe dans son cabinet, puis on ouvre, et vous voyez ce vieux prêtre qui ôte sa culotte, qu'il plie proprement; on lui passe une assez médiocre robe de chambre, on lui passe sa chemise; il peigne longtemps ses quatre cheveux blancs, il raisonne, il jase, il radote, il débite quelques mauvaises plaisanteries entrelardées de discours mielleux et communs, quelques nouvelles de la ville... L'abbé de Pomponne lui en avoit fait ses remontrances et lui a dit qu'on s'en moquoit. Cela a cessé quelque temps, mais a repris peu après. Le bonhomme s'imagine que c'est là une consolation pour nous autres, et pour ce pauvre peuple qui a empressement de le voir; de sorte qu'il ne peut donner un temps plus loisible, sans faire tort aux affaires. >>

En 1737, pour affermir son pouvoir, Fleury exilait le marquis de Chauvelin, l'habile ministre des Affaires Etrangères, qui avait signé le traité de Vienne (1735), traité glorieux qui mettait fin à la guerre de la succession de Pologne, et par lequel la France acquérait la Lorraine. Mais le Roi n'aimait pas M. de Chauvelin, et Fleury était jaloux de lui.

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Pendant toute cette période, c'est le cardinal de Fleury qui gouverne; il laisse toute liberté à Louis XV. Nous n'avons

1 Le sens ancien de ce mot est vieillard, vieux, sans intention irrespectueuse, le bonhomme Corneille, le bonhomme Sully, etc.; dès cette époque, bonhomme commence à prendre le sens moderne et irrespectueux.

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Ancien terme de mépris, un homme de rien.

pas à raconter ici l'histoire déplorable des dernières années du ministère du Cardinal : la ruine complète de la marine, la déclaration de guerre à l'Autriche, la guerre de la succession d'Autriche, si mal commencée et si mal menée; nous n'avons qu'à nous occuper des faits qui se sont passés à Versailles et qui sont bien peu nombreux.

Il n'y a plus de Cour brillante comme au temps de Louis XIV. Le Roi, sans cesse absent de Versailles, ou vivant le plus ordinairement en particulier avec sa maîtresse et quelques familiers, la Reine seule tenait la Cour avec ses enfants. Elle assiste aux appartements, au jeu, aux concerts, aux comédies, quand sa dévotion lui permet de le faire. On jouait chez elle tous les dimanches, si toutefois des joueurs se présentaient. On lit dans d'Argenson 1:

La Reine veut jouer au lansquenet les dimanches, et il ne se présente point de coupeur ordinairement; chose fort ridicule que le peu d'empressement et d'honnêteté des courtisans. On devient républicain même à la Cour, on se désabuse du respect pour la royauté, et on mesure trop la considération au besoin et au pouvoir. La Reine se promenoit dans cette attente; il n'y avoit que deux dames dans sa chambre le comte de Noailles et moi; autre désertion encore de ses dames. La Reine dit : « Eh bien! on prétend que je ne veux pas jouer au lansquenet ni commencer de bonne heure, vous voyez qu'il fait bon de dire que je ne veux pas, mais c'est qu'on ne veut pas. J'y songeois tout à l'heure, et même c'étoit pendant le sermon, je l'avouerai. » Mmo de Boufflers remarqua que c'étoit cela qui avoit porté malheur.

En 1739, le 26 janvier, le Roi donna, dans le salon d'Hercule, un grand bal prié, dont nous empruntons le récit au Mercure de France 2.

On avoit construit des gradins à quatre marches, et de la même hauteur, adossés dans les embrasures des sept croisées du salon, dont trois du côté du jardin, et quatre du côté de la cour, le tout couvert de lapis cramoisis. Ces places furent occupées par les dames de la ville.

Il y avoit encore un autre amphithéâtre à quatre marches, de 30 pieds de long vis-à-vis la cheminée et à la même hauteur des autres gradins, adossé contre le grand tableau des Noces de Cana,

1 I, 294. 1738.

2 1739, février, p. 378.

de Paul Véronèse. Cet amphithéâtre, couvert de mêmes tapis, fut rempli par les dames de la Cour qui ne dansoient pas.

Le gradin vis-à-vis, adossé à la cheminée, renfermoit 50 symphonistes du Roi, tous en dominos bleus.

L'enceinte pour la danse étoit en carré de 18 pieds de large sur environ 30 de long. Les fauteuils du Roi et de la Reine, le pliant de Mer le Dauphin, au côté du Roi, et ceux de Madame Elisabeth et de Madame Henriette, au côté de la Reine, formoient la ligne supérieure en face du gradin de la musique. Les pliants des princesses et ceux des dames invitées, et qui dansoient, marquoient les deux lignes des côtés; le carré étoit fermé par plusieurs rangs de banquettes, occupées par les seigneurs de la Cour nommés pour danser au bal paré.

Derrière les fauteuils du Roi et de la Reine étoient les tabourets et banquettes pour le service de Leurs Majestés, celui de Mgr le Dauphin et de Mesdames de France. Les banquettes derrière les pliants étoient remplies par les ambassadeurs, les envoyés, les ministres et par des dames et des seigneurs de la Cour qui ne dansoient point.

Ce superbe salon, éclatant par lui-même de peintures, de dorures, de bronzes et de marbres exquis, étoit éclairé par sept grands lustres de cristal de roche, six sur les deux côtés du Roi et de la Reine, le plus gros au milieu. Le haut de tous les gradins étoit terminé par des girandoles de lumières, sept sur chacun des grands, et cinq sur chacun de ceux des croisées, dont trois en éclairoient le fond, et les deux autres en saillie, ce qui formoit un double filet de lumières en dehors et en dedans. Les trumeaux, au nombre de six, étoient ornés de pilastres, avec leurs piédestaux peints en marbre, les moulures et ornemens dorés, portant chacun une gerbe de dix girandoles de cristal de roche, qui par leur éclat et leur masse de lumières interrompoient le filet du pourtour.

Les quatre coins du gradin de la musique portoient chacun une tige de 25 lys dorés et guirlandés de festons de cristaux, éclairés de grosses bougies.

Les deux tableaux du salon étoient couverts de grands rideaux de damas cramoisi et ornés de festons de drap d'or, avec des chutes pareilles.

Sur les sept heures du soir1, le Roi passa chez la Reine; toutes les dames s'y étoient rendues dès cinq heures. Leurs Majestés,

1

• Il était entré au salon tant de monde par amis, que le Roi étant venu, sur les cinq heures, voir la disposition, fut obligé de donner ordre de faire sortir grand nombre de femmes et d'hommes. Les huissiers de la Chambre ne pouvant pas en être maîtres, M. le duc de la Trémoille, premier gentilhomme de la Chambre, fut obligé de demander des gardes du Roi à M. le maréchal de Noailles, capitaine des Gardes du corps. >> (BARBIER, III, 157.)

Mer le Dauphin, Mesdames de France, les princesses du sang et les seigneurs et dames de la Cour, habillés magnifiquement et dont la parure ne se faisoit pas moins admirer par la richesse et le goût que par l'éclat prodigieux des pierreries, se mirent en marche et arrivérent au son de tous les instrumens répandus dans toutes les pièces des grands appartemens, et se placèrent dans le salon dont on vient de parler.

Mer le Dauphin ouvrit le bal, par un menuet, avec Madame Elisabeth, sa sœur aînée; il en dansa un second avec Madame Henriette, sa sœur cadette. Tous trois charmèrent cette illustre assemblée et firent voir autant de grâces dans leurs personnes que le sang y a mis de noblesse. Madame Henriette prit à danser ensuite M. le duc de Penthièvre, qui dansa son second menuet avec Madame Elisabeth.

Après les menuets dansés par les dames invitées et les seigneurs de la Cour, on dansa des contre-danses où Mgr le Dauphin et Mesdames de France n'excellèrent pas moins. La duchesse de Luxembourg et le duc de la Trémoille se distinguèrent dans la Mariée qu'ils dansèrent. La princesse de Rohan et le marquis de Clermont dansèrent un pas de deux qu'ils avoient composé et qui fut fort goûté. La comtesse de Rotambourg et plusieurs autres dames de la Cour qui dansèrent à ce superbe bal se firent distinguer, ainsi que le duc de Fitz-James.

Sur les neuf heures, le marquis de Livry, premier maître d'hôtel du Roi, entra dans le cercle par le côté de la Reine, accompagné du maître d'hôtel en quartier et suivi des officiers de la Bouche, portant dans des bassins de vermeil et de magnifiques corbeilles une collation superbe, qui fut présentée au Roi, à la Reine, et distribuée ensuite à toute la Cour.

Après la collation, Leurs Majestés se retirèrent, le bal paré cessa, et vers les onze heures le bal masqué commença dans tous les appartemens.

Toutes les pièces en étoient éclairées d'un grand nombre de beaux lustres et d'une prodigieuse quantité de girandoles de cristal de roche, posées sur de magnifiques torchères, dans les croisées et dans le pourtour de toutes les pièces du grand appartement. La grande galerie étoit illuminée de trois rangs de gros lustres à 12 bougies, qui présentoient, en y entrant, une perspective de lumière, réfléchie encore dans les glaces, qui produisoit un coup d'œil admirable.

Chaque pilastre de cette galerie avoit pour l'orner et pour l'éclairer une torchère dorée, sur laquelle étoit posée une girandole à six bobêches. Les vases précieux qui sont sur les différentes tables placées dans la galerie portoient aussi chacun une girandole de lumière. Dans le fond de la galerie, à la distance d'environ trois toises du salon de la Paix, on avoit dressé et illuminé un très-beau buffet pour la collation. Un pareil buffet occupoit le fond du salon de la Guerre. Le troisième étoit dans le salon de Vénus; il avoit son

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