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«Assez de malheureux ici-bas vous implorent:
Coulez, coulez pour eux;

Prenez avec leurs jours les soins1 qui les dévorent;
Oubliez les heureux.>>

Mais je demande en vain quelques moments encore,
Le temps m'échappe et fuit;

Je dis à cette nuit: «Sois plus lente»; et l'aurore
Va dissiper la nuit.

LAMARTINE.

NAPOLÉON ET L'ENFANT DES GRENADIERS DE LA

GARDE

«Jacques,»2 dit Napoléon, «je veux te récompenser. Voyons, que désires-tu ?>>

«Ma foi,» répondit Jacques, «je n'ai besoin de rien; mais puisque vous voulez me faire une politesse, donnez quelque chose à ce petit; ça lui portera bonheur.»

«Bien volontiers,» dit l'Empereur.

5

ΙΟ

Et Jacques s'étant levé, il mit l'enfant sur son bras et 15 s'approcha, tandis que Napoléon cherchait dans ses poches un objet à donner au marmot.3 Il n'y trouva que quelques pièces d'or, qu'il y remit bien vite, car ce n'était pas avec cette monnaie-là qu'il avait gagné le cœur de ses soldats. Il chercha de nouveau, et ne trouva rien que des papiers. 20 Enfin, il ne savait trop que faire, lorsqu'il découvrit sa tabatière dans un coin de son gilet, et il la tendit au petit Jacquot. Jacques se mit à rire en regardant la boîte et dit:

«Cette bêtise: donner une tabatière à un enfant qui ne 25 fume pas encore !»

1 Les soucis.

23a:k.

3 L'enfant.

5

L'Empereur allait répliquer, lorsqu'il sentit que l'on touchait à son chapeau. En effet l'enfant, qui était sur les bras du grenadier, avait glissé sa main dans la ganse et jouait avec la cocarde.

«Tenez, mon Empereur,» dit le grenadier, «<le petit mioche est plus fin que nous deux, il fait comme vous: il prend ce qui lui convient.»>1

«Eh bien !» reprit Napoléon, «qu'il le garde»; et luimême ayant ôté la cocarde de son chapeau, la remit à Io l'enfant, à qui Jacques dit en le faisant danser dans ses bras:

«Allons, fais voir3 à l'Empereur que tu sais parler.»> Et l'enfant, riant et frappant ses mains l'une contre l'autre, bégaya doucement ces mots: «Vie . . . l'apereur! . . .»

Cependant le grenadier était bien embarrassé de la 15 façon dont il ferait porter la cocarde à l'enfant. Mais l'idée lui vint de l'enfermer dans un médaillon, qu'il lui suspendit au cou en lui disant:

«Écoute, Jacquot, tu feras ta prière tous les jours sur cette relique, ou je te fais manger ta soupe sans souffler 20 dessus.>>

Ce qui fut dit fut fait, et, chaque jour, pendant huit ans, Jacquot s'agenouillait devant sa cocarde, priant pour son père Jacques et pour l'Empereur.

WATERLOO (LE 18 JUIN 1815)

SOULIÉ.

Enfin arrive Waterloo. Pourquoi vous raconter cette

25 bataille? la France doit l'apprendre par cœur.1

A midi la bataille était gagnée. Chacun se réjouissait.

1 Ce qu'il veut, ce qu'il lui plaît à prendre.

2 Laisse-le-lui.

3 Montre.

C'est le devoir de tous les Français de l'apprendre par cœur.

Lui, l'œil tendu sur l'horizon,1 demanda si Grouchy2 venait. A deux heures la bataille était gagnée. Les généraux qui l'entouraient parlaient déjà de Bruxelles et de la Belgique reconquise. Napoléon demanda si Grouchy venait.

A quatre heures la bataille était gagnée; on avait près 5 de soi Vienne et Berlin.3 L'Empereur demanda si Grouchy venait.

A cinq heures, la bataille était gagnée. On crut revoir la Hollande et l'Italie réunies à la France, l'Autriche alliée, la Prusse perdue, la Russie exilée chez elle. L'Empereur 10 demanda si Grouchy venait.

«Soult,» dit-il, «avez-vous envoyé chercher Grouchy ?>> «Sire,» répondit le maréchal, «j'ai envoyé quatre aides de camp.≫

L'Empereur le regarda en face, il lui plongea son regard 15 dans le cœur comme un poignard, et lui dit seulement:

«Ah! monsieur, monsieur! Berthier en eût envoyé quatre cents>>: puis il baissa la tête, et le premier coup de canon de Bülow fit passer un boulet au-dessus de lui: La bataille était perdue.

Il ne demanda plus rien à ses officiers et courut vers l'ennemi, pour qu'il voulût bien le tuer. On le sauva, on lui épargna une balle au cœur pour le livrer à Sainte-Hélène."

20

La voix manqua au pauvre soldat. Nous-mêmes, serrés à la gorge, gardions un terrible silence. Chacun 25

1 Les yeux fixés sur l'horizon.

2 grusi.

3 On se réjouissait à l'avance de la prise de Vienne et de Berlin. Envoya un boulet au-dessus de sa tête.

'Implorant ainsi l'ennemi de le tuer.

• Sainte-Hélène: Île anglaise de l'Afrique dans l'Atlantique, célèbre par la captivité de Napoléon Ior de 1815 à 1821.

pleurait, mais tout bas. A ce moment la flamme s'éteignit, nous ne vîmes plus rien, mais nous entendîmes un léger murmure près de nous. C'étaient les enfants et les domestiques qui, d'instinct et de douleur, s'étaient mis à genoux 5 et priaient.

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Copyright, 1896, by Braun, Clement & Co.

Les adieux de Napoléon à la France

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