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cette erreur est moins dangereuse pour la société que l'opinion de certains casuistes modernes et de malfaiteurs orthodoxes qui regardent l'homicide comme un moindre crime que le suicide, parce que celui-ci n'est pas susceptible de repentir.

Au sujet des prétendus emprunts de Sénèque au christianisme, Milman dit avec franchise : « Parmi les récentes impostures, on peut ranger une correspondance de Sénèque avec saint Paul. Plusieurs auteurs chrétiens, aussi étrangers à l'histoire de leur propre religion qu'à l'esprit du paganisme, se sont efforcés d'attribuer à l'influence chrétienne tout ce qu'il y a de beau et de remarquable dans les écrits des stoïciens 1. >>

M. Nicolas dit au début de son exposition de la morale évangélique : « Pour bien apprécier la doctrine de l'Évangile... il faudrait pouvoir refaire autour de nous la nuit profonde et horrible où était enveloppé le monde païen avant l'apparition du christianisme 2. » Il est difficile de porter plus loin l'abus du langage. Cette nuit profonde et horrible dont parle M. Nicolas est une pure hallucination. Quand des œuvres de la philosophie antique, des Dialogues de Platon, des Mémoires de Socrate et de la Cyropédie de Xénophon, de la Morale d'Aristote, des Offices et des traités philosophiques de Cicéron, des Épîtres de de Sénèque, des Pensées de Marc-Aurèle, du Manuel

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d'Épictète, on passe aux œuvres des plus grands moralistes chrétiens, non-seulement on ne passe pas des ténèbres à la lumière, mais on ne croit pas changer de lecture et il semble entendre les disciples du même maître.

La morale de Socrate, dégagée de quelques rêveries platoniciennes dont on ne trouve aucune trace dans Xénophon, approche de la morale évangélique pour la pureté et la surpasse même en utilité pratique. C'est apparemment ce qui arrachait à un fervent admirateur de l'antiquité classique ce cri d'admiration: Sancte Socrates, oru pro nobis.

Voulez-vous une morale sublime et surhumaine, prenez pour guide l'Évangile. Si vous préférez une morale usuelle et applicable, bornez-vous aux Offices de Cicéron. L'Évangile prescrit de tendre l'autre joue à celui dont on reçoit un soufflet, c'est-à-dire d'encourager la violence. Cicéron, avec une mesure parfaite, se contente, du repentir de l'agresseur'. Combien il serait heureux que les chrétiens eussent toujours suivi cette maxime!

Grotius consacre un chapitre entier à flétrir l'immoralité du paganisme 2. Il rappelle, comme le font sans cesse les apologistes modernes, le libertinage et les adultères des dieux du polythéisme. Il en conclut que les anciens déifiaient le vice. C'est précisément comme

1. «Haud scio an non satis sit eum qui te lacessierit injuriæ suæ pœnitere, ut et ipse ne quid tale posthac committat, et cæteri sint ad injuriam tardiores. » De Officiis, lib. I, cap. XXXIV.

2. De Veritate relig. christ., lib. II, cap. XIII.

si on affirmait que les croyants honorent l'adultère chez Abraham, père du peuple élu, et chez David, roi d'Israël; ou bien encore comme si on prétendait que les chrétiens, en plaçant au nombre de leurs héros des hommes tels que Constantin, Clovis et Charlemagne, glorifient l'homicide, l'assassinat, l'usurpation, la perfidie, la cruauté, l'inceste. Le poëte Euripide a dit dans un vers cité avec éloge par Plutarque : << Si les dieux font le mal, ils ne sont plus des dieux1.>> La vérité est que les païens valaient mieux que leur religion, comme d'autres valent moins que la leur.

Le même écrivain, dans son énumération des déréglements du paganisme, n'omet pas la polygamie et le divorce; mais ignore-t-il que la loi judaïque autorisait aussi la polygamie et le divorce? Quant à la communauté des femmes, c'est une des aberrations platoniciennes, renouvelées, de nos jours, par d'autres rêveurs. Grotius blâme avec raison le vice contre nature, trop fréquent chez les Grecs et les Romains 2. Malheureusement ce vice n'a point disparu depuis l'avénement du christianisme, et on assure qu'il n'est pas sans exemple dans la métropole du monde catholique. La législation juive contenait des dispositions pénales contre des habitudes encore plus dégradantes. Le résultat d'un semblable examen est que l'humanité est toujours l'humanité. Sans doute, il vaudrait mieux se conformer au précepte qui fait un crime

1. Εἰ θεοί τι δρῶσι φαῦλον, οὐκ εἰσὶ θεοί. Quomodo adolescens poetas audire debeat.

2. Παρὰ φύσιν τόλμημα. Stobée.

même d'une pensée impure, en quoi l'Évangile a été devancé par Cicéron '; mais nulle part on n'est parvenu à ce degré de perfection. Lorsque Bossuet dit : « Le célibat s'est montré comme une imitation de la vie des anges 2, il oublie que si la chasteté est une vertu, la continence telle qu'il la propose pour modèle serait destructive de la société et contraire au but de la Providence.

Il entre naturellement dans le système des apologistes de rabaisser, autant que possible, l'antiquité païenne, afin de faire mieux ressortir la supériorité morale du christianisme. En effet, à quoi serviraient la lumière d'une révélation nouvelle et le sacrifice de la rédemption, si l'on ne remarquait, depuis cette époque, aucune différence appréciable dans le niveau général des mœurs publiques, aucune amélioration sensible dans le caractère de l'humanité? Ils ont donc un intérêt capital à décrier outre mesure le polythéisme. Dans ce but, ils choisissent d'ordinaire la pire époque de décadence de l'empire romain pour l'opposer à la pureté primitive de l'Église naissante et à la vie exemplaire des néophytes chrétiens. Ils se gardent bien de comparer les austères vertus des premiers siècles de la république avec la corruption de l'Italie moderne au moyen âge et avant l'influence de la Réforme, parallèle où ils auraient trop de désavantage. Assurément une tactique aussi dépourvue de

1. Matth, v. 28. « Prætorem decet non solum manus, sed etiam oculos abstinentes habere. » De Officiis, lib. I, cap. 40.

2. Discours sur l'histoire universelle, liv. II.

bonne foi est indigne d'une telle cause et sied mal aux défenseurs exclusifs de la vérité.

M. Nicolas, énumérant les vertus que le christianisme a introduites dans le monde, s'exprime ainsi : « Il y a eu un temps où l'humilité, la miséricorde, la charité, la fraternité humaine, l'espérance, la foi, l'amour de Dieu, la soif du sacrifice, la pauvreté volontaire, le pardon des offenses, le détachement, la résignation, le repentir, la pénitence, toutes ces vertus qui peuplent aujourd'hui la terre de belles et bonnes actions... n'avaient pas même un nom dans les langues1. » Toujours même légèreté d'assertion et même abus de l'hyperbole. En éliminant de ce catalogue ce qui ne constitue pas proprement des vertus, comme l'espérance, la foi, la soif du sacrifice, la pauvreté volontaire, ou même ce qui se rapproche d'un vice, comme le détachement absolu du monde, il est facile de prouver que les véritables vertus, revendiquées ici en faveur de l'Évangile, non-seulement ont eu un nom dans les langues anciennes, mais ont été connues et pratiquées de temps immémorial. ́.

Le même apologiste, qui exagère ainsi l'influence du christianisme, et qui représente le monde comme peuplé aujourd'hui de belles et bonnes actions, >> proclame ailleurs le contraire. « Je sais, dit-il, que, de nos jours, ces exemples sont rares, et qu'on traite ces sentiments de préjugés; mais je sais aussi que, de nos jours, la société se dissout 2. » Il n'a guère dit pire du 1. Études philosophiques, t. II, p. 302.

2. Ibid., p. 449.

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