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nisme '. » Cela est vrai; mais, à partir de cet événement, la critique n'a plus d'autre lumière ni d'autre garantie que les Actes des apôtres, œuvre individuelle de saint Luc, récit entièrement dépourvu de dates, et par conséquent peu propre à guider dans le labyrinthe de la chronologie. L'ouvrage se termine brusquement et sans conclusion. Aussi, de l'aveu de Milman, depuis saint Jérôme jusqu'à nos jours, n'y a-t-il pas deux systèmes d'accord sur l'histoire de cette époque. << Tout est douteux, tout est contesté, tout est conjectural,» selon ses propres expressions 2. Et pourtant sur cette base repose l'édifice entier du christianisme.

Le tableau des progrès du nouveau culte, considéré au point de vue de la critique, présente un seul fait embarrassant, quoique non pas inexplicable. Comment les apôtres, ces hommes pusillanimes, qui avaient abandonné leur maître, pendant sa captivité, son jugement et son exécution, reprirent-ils courage tout à coup, quarante jours après sa mort, et, sortant de leur obscure retraite en Galilée, revinrent-ils à Jérusalem annoncer hautement la résurrection? Comment, après le début si peu encourageant de leur entreprise, ainsi que je l'ai remarqué plus haut, réussirent-ils à rallier, en un seul jour, trois mille prosélytes, selon leur témoignage? Il y a là un problème que le récit incomplet des Actes n'éclaircit pas suffisamment. Toutefois, il est problable que l'injuste et odieux supplice de Jésus fut bientôt suivi d'un retour de sympathie en faveur

1. History of christianity, vol. 1, p. 195.

2. Ibid., p. 209, note.

de la victime, que ses persécuteurs se troublèrent; que le zèle de ses partisans se ranima; et que les apôtres profitèrent avec à-propos de ce revirement de l'opinion publique, auquel saint Luc semble faire plus d'une allusion. C'est aussi ce qu'on avait vu après la mort de Socrate, chez les Athéniens, qui élevèrent une statue à ce philosophe et punirent ses accusateurs. L'histoire morale et politique est remplie d'exemples analogues de partis victorieux ensevelis dans leur triomphe, et de causes perdues ou désespérées, soudainement rétablies par quelque péripétie nouvelle et imprévue. Quelques années seulement séparent l'hégire ou la fuite de Mahomet de la conquête d'une grande partie du monde romain sous les étendards de l'islamisme.

On suit dans la narration de l'évangéliste la marche des événements, les symptômes d'intimidation de l'ancien parti juif, la confiance croissante des apôtres, soutenus désormais par la faveur populaire et les progrès de la nouvelle religion, surtout à dater du martyre de saint Étienne. Quiconque a vu à l'œuvre une minorité active et infatigable, même dans une entreprise moins méritoire que la propagation de l'Évangile, n'a pas de peine à comprendre la naissance et l'enfantement du christianisme. En tout cela, rien que de naturel, de vraisemblable et de conforme à la marche ordinaire des choses.

1. Multa quoque signa et prodigia per apostolos in Jerusalem fiebant, et metus erat magnus in universis. » Act. apost., II, 43. « Timebant enim populum, ne lapidarentur. » Ibid., V, 26. - "...Et vultis inducere super nos sanguinem hominis istius. « Ibid., V, 28.

Dans son entreprise de réforme sociale et religieuse, Jésus paraît avoir été victime de l'inconstance habituelle de la démocratie et d'une de ces vicissitudes si communes chez toutes les nations, et surtout parmi ses compatriotes. C'est quelques jours seulement après son entrée triomphante dans Jérusalem, au milieu des acclamations publiques et de l'enthousiasme général, qu'il est vendu, saisi par des satellites, renié par tous ses disciples sans exception, et qu'il entend retentir à ses oreilles des cris de mort partis du sein de la foule qui avait été témoin de ses miracles et de ses bonnes œuvres. Pour que rien ne manque à l'ingratitude et à la lâcheté des apôtres, un seul, et ce n'est pas son futur successeur, paraît au pied de la croix. Enfin, ce ne sont pas eux qui s'approchent les premiers du sépulcre, mais quelques femmes galiléennes, qui viennent lui rendre furtivement les derniers honneurs.

M. Nicolas juge très-sévèrement les apôtres qu'il qualifie de «< gens simples, grossiers, incapables de dévouement, de courage, de foi, de rien de généreux ou d'extraordinaire, et retombant pesamment dans leur naturelle condition'. » D'après ce portrait peu flatté, il semble que le Fils n'ait pas été plus heureux dans le choix de ses disciples que le Père dans celui de son peuple favori. La désignation de Judas particulièrement, pour dépositaire de l'actif social, ne décèle aucune trace de prescience divine.

Assurément la désertion des apôtres en masse, au

1. Etudes sur le christianisme, vol. IV, p. 402.

moment du péril de leur Maître, n'est pas un fait honorable pour eux. Qu'était donc devenue leur foi à tant de miracles? Quelques heures auparavant, ils avaient promis merveille et s'étaient même vantés de mourir au besoin1. Ce trait de forfanterie contraste avec leur débandade unanime2. Il est vrai que saint Pierre, le plus vaillant de tous, accompagna Jésus de loin: a longe secutus 3. Mais son triple reniement, la dernière fois avec accompagnement d'imprécations et d'anathèmes, diminue beaucoup le mérite de son dévouement à distance respectueuse. On regrette que le rocher sur lequel repose l'Église n'ait pas été plus inébranlable dans l'occur

rence.

Je sais que les apologistes profitent de ces aveux pour faire ressortir la bonne foi du récit évangélique. « Le scrupuleux attachement de tous les évangélistes à la vérité, dit Gilbert West, se manifeste en ce qu'ils racontent sur eux-mêmes et sur leurs collègues plusieurs faits qui, selon l'opinion du monde, ne peuvent que tourner à leur déshonneur et à leur discrédit, par exemple, le reniement et l'abandon de leur Maître dans sa détresse, et le défaut d'intelligence qu'ils montrèrent

1. « Ait illi Petrus : Etiamsi oportuerit me mori tecum, non te negabo. Similiter et omnes discipuli dixerunt. » Matth., XIV, 50. 2. «< Tunc discipuli ejus relinquentes eum, omnes fugerunt. » Marc., XIV, 50.

3. Marc., XIV, 54.

4. « Ille autem cœpit anathematizare et jurare, quia, Nescio hominem istum. » Ibid., XIV, 70. Pour le remarquer en passant, on voit que le mot sans doute imputé mal à propos à Voltaire, « ne me parlez pas de cet homme,» appartient réellement au prince des apôtres.

en ne comprenant pas sa prophétie sur la résurrection, quoique exprimée dans le langage le plus clair et le plus intelligible. La confession d'un homme contre lui-même ou contre ses amis est généralement présumée vraie1. >>

Daniel Wilson invoque le même argument en faveur de la sincérité des apôtres. «Ils disent la vérité, la vérité tout entière, juste comme elle a eu lieu, et rien de plus. Comment se défendre, par exemple, de reconnaître la probité avec laquelle ils relatent leurs propres faiblesses, leur défaut d'intelligence, leur incrédulité, leur orgueil, leurs rivalités, leurs disputes, les réprimandes qu'elles leur attirent, leur fuite ignominieuse, leur lâcheté, la trahison de l'un d'entre eux et le reniement de son Maître par un autre2? »

Je reconnais volontiers toute la force de ce plaidoyer en faveur des apôtres; mais s'il est juste de tenir compte de la franchise de leurs aveux, il est juste aussi de tenir compte des faits à leur charge qu'ils avouent, quand on apprécie la valeur de leur témoignage. Il faut, en effet, admettre ou que les disciples de Jésus ont trompé les contemporains et la postérité, pour la gloire de leur Maître et le triomphe de leur entreprise, ou que les chefs des prêtres, les docteurs de la loi, les vieillards, la grande majorité des Juifs, ont inventé et soutenu une calomnie pour démentir le miracle de la résurrection. Or, il répugne de croire l'élite d'un peuple capable d'un tel excès de perversité, et rien dans le récit évan

1. Observations on the history and evidences of the resurrection. 2. The evidences of christianity, lect. VI.

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