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même que ce poëte prend dans l'histoire ou dans une fable déjà connue l'action qu'il chante. On ne devineroit jamais comment il le rend véritablement l'inventeur de cette action déjà existante ou connue avant lui. Écoutons-le lui

même.

<< Mais si l'action imitée est prise de l'histoire, pourrat-elle passer pour fiction? C'est la même difficulté, si elle est tirée d'une fable déjà connue, puisque, de cette manière, le poëte l'auroit aussi peu inventée et aussi peu feinte, que s'il l'avoit trouvée dans l'histoire ; et toutefois si l'auteur ne l'a pas feinte, on pourra lui disputer le nom de Poëte.

<< Nous répondons à cela que le poëte doit feindre une action générale, qu'il doit ensuite chercher dans l'histoire ou dans les fables connues les noms de quelques personnes à qui une action pareille soit arrivée véritablement ou vraisemblablement, et qu'il doit mettre enfin son action sous ces noms. Ainsi elle sera feinte véritablement, et inventée par l'auteur, et elle paroîtra prise dans l'histoire ou dans une fable plus ancienne. Ceci sera expliqué dans la suite par l'exemple d'une fable composée sur cette méthode. ».

Je transcrirai ici un chapitre de ce traité, pour faire voir que si le P. Le Bossu s'est trompé dans son principe, il raisonne avec beaucoup de justesse, lorsqu'il s'agit de l'exposer et de le développer. Rien de plus ingénieux ni de plus vrai que ce qui suit. Ce n'étoit assurément pas un homme médiocre que ce savant auteur.

MANIÈRE DE FAIRE UNE FABLE.

!

« La première chose par où l'on doit commencer pour faire une fable, est de choisir l'instruction et le point de morale qui lui doit servir de fond, selon le dessein et la fin que l'on se propose.

« Je veux, par exemple, exhorter deux frères ou d'autres personnes qui ont quelque bien en commun à demeurer toujours unis ensemble pour le conserver. Voilà la fin de la fable, et la première chose que j'ai dans la pensée.

« Pour cet effet, j'entreprends de leur bien imprimer dans l'esprit cette maxime, que la mauvaise intelligence ruine les familles et toutes sortes de sociétés. Cette maxime que je choisis est le point de morale et la vérité qui sert de fond à la fable que je veux faire.

<«< Il faut ensuite réduire cette vérité morale en action, et en feindre une générale et imitée sur les actions singulières et véritables de ceux qui se sont ruinés par leur mauvaise intelligence. Je dis donc que quelques personnes étoient unies ensemble pour conserver un bien qui leur appartenoit en commun. Elles se brouillent les unes avec les autres, et cette division les abandonne sans défense à un ennemi qui les ruine.

<< Voilà le premier plan d'une fable. L'action que ce récit présente, a quatre conditions: elle est universelle, elle est imitée, elle est feinte, et elle contient allégoriquement une vérité morale. Ce plan comprend donc les deux parties essentielles qui composent la fable, je veux dire, la vérité et la fiction. Tout cela est commun à toutes sortes de fables.

« Les noms que l'on donne aux personnages commencent à spécifier une fable. Ésope leur donne des noms de bêtes, Deux chiens, dit-il, unis pour la garde d'un troupeau, se battent, et le laissent sans défense au loup, qui en enlève ce qui lui plaît. Ces noms sont les plus simples de tous. L'action reste toujours générale, et la fiction paroît toute entière.

«On peut déguiser sa fiction, rendre l'action plus singulière et faire la fable raisonnable par des noms d'hommes inventés à plaisir. Pridamant et Oronte, frères d'un second

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lit, étoient riches par le testament de leur père. Ils ne peuvent s'accorder dans le partage de leurs bieus, et ils s'obstinent de telle sorte l'un contre l'autre, qu'ils ne donnent que les derniers de leurs soins à leur intérêt commun contre Clitandre, leur aîné du premier lit. Celui-ci fomente adroitement leur querelle, et entretient leur négligence, pour ce qui le regarde, feignant de ne rien espérer que quelque augmentation modique, par des accommodemens qu'il leur propose sans les presser. Cependant il gagne les juges et tous ceux qui étoient chargés de cette affaire; fait casser le testament, et retire tout le bien dont on avoit voulu gratifier ses frères à son désavantage.

« Cette fable est raisonnable et vraisemblable ; mais parce que les noms sont feints aussi bien que les choses, et que l'action n'est que particulière, et de familles communes, elle n'est ni épique, ni tragique : elle peut seulement être employée en une comédie. Aristote nous apprend que les poëtes comiques inventent et les choses et les noms.

« Pour faire à la mode cette fable comique, quelque Dorise auroit été promise à Clitandre; mais le testament auroit fait changer le dessein de son père, et il voudroit la forcer à prendre l'un de ces deux riches étourdis qu'elle n'aimeroit point. Le ridicule y trouveroit aussi régulièrement telle place qu'il plairoit au poëte. Mais reprenons notre suite.

« La fiction peut être tellement déguisée sous la vérité de l'histoire, que ceux qui ignorent l'art du poëte croiront qu'il n'a point fait de fiction. Pour bien faire ce déguisement, il faut chercher dans l'histoire les noms de quelques personnes à qui l'action feinte soit vraisemblablement ou véritablement arrivée, et la raconter sous ces noms connus, avec des circonstances qui ne changent rien au fond ni à l'essence de la fable et de la morale, comme dans l'exemple suivant.

« Dans la guerre qu'eut le roi Philippe-le-Bel contre les

Flamands, l'an 1302, il mit son armée sous la conduite de Robert, comte d'Artois, qui en fut général, et de Raoul de Nesle son connétable. Lorsqu'ils furent dans la plaine de Courtrai, en la présence des ennemis, le connétable dit qu'il étoit si facile de les ruiner par la faim, qu'il n'étoit pas à propos de hasarder tant de noblesse contre cette populace vile et désespérée. Le comte rejeta fièrement cet avis, le taxant de lâcheté et de perfidie. Nous verrons, repartit le connétable en colère, qui de vous ou de moi sera le plus fidèle et le plus brave; et il pique en même temps droit aux ennemis, entraînant après soi toute la cavalerie française. Cette précipitation et la poudre qu'ils élevoient les empêcha de voir un large et profond canal, derrière lequel les Flamands s'étoient postés. Les Français s'y précipitèrent misérablement. L'infanterie fut tellement étourdie de cette perte, qu'elle se laissa tailler en pièces par les ennemis.

« C'est ainsi que la fiction peut être d'accord avec la vérité même, et que les préceptes de l'art ne se contredisent point, quand ils ordonnent de commencer par feindre une action, et qu'ils conseillent ensuite de la tirer de l'histoire; il importe peu, pour la fiction et pour la fable, que ces personnages soient nommés chiens, ou Oronte et Pridamant, ou bien Robert d'Artois et le comte de Nesle, ou enfin Achille et Agamemnon.

<< Il est temps que nous la proposions en sa juste étendue, sous ces deux derniers noms dans l'Iliade; elle est trop courte pour une épopée sous les noms précédens. »

Il fait voir ensuite la conformité de la fable de l'Iliade avec celle-ci, et soutient qu'elle est véritablement, et à parler à la rigueur, une fable proprement dite, puisqu'elle cache une vérité sous le voile de la fiction, en un mot, puisqu'elle est allégorique. Il passe ensuite à l'Odyssée, dont il dit la même chose. Je ne disputerai pas contre lui sur cet article. Homère peut avoir eu dessein d'enseigner à

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ses lecteurs des vérités importantes; je doute cependant qu'il ait fait, avant de composer ses poëmes, toutes les réflexions que le P. Le Bossu lui fait faire. A l'égard de Virgile, ce même auteur lui prête aussi des vues que ce grand homme n'eut assurément jamais.

Ce qu'il y a de très-probable, c'est que Virgile entreprit l'Énéide, 1° parce que ce sujet lui parut heureux et susceptible des plus beaux ornemens; 2° pour flatter Auguste qu'il peint trait pour trait en la personne d'Énée; 3° pour rendre l'origine des Romains plus illustre, en consacrant dans ses vers ce que la tradition lui avoit transmis du voyage d'Énée en Italie. Mais il n'a jamais eu dans la tête toutes les petites idées que lui suppose le P. Le Bossu. Si quelqu'un de nos poëtes composoit un beau poëme sur l'établissement de Clovis dans cette partie des Gaules appelée aujourd'hui la France, son premier dessein ne seroit pas de donner des règles de politique aux rois de France. La première chose que fait un auteur, c'est d'examiner si son sujet est beau, fécond, et propre à être embelli. La première règle est de plaire. Si ce sujet a les conditions qu'il demande, il le traite, et songe à instruire par les exemples qui s'offrent naturellement dans le cours de son ouvrage. Virgile, né pour le poëme épique, chercha un sujet, et il eut le bonheur d'en trouver un qui ouvroit un vaste champ à son génie: mais ce même sujet intéressoit sa nation, et lui donnoit occasion de faire sa cour à l'empereur; c'étoit une double raison de le préférer à tout autre. Mais il n'avoit pas commencé par imaginer un héros qui fût, comme Auguste, nouveau monarque, fondateur d'un empire, legislateur, pontife et grand capitaine. Je n'en croirai point ce génovéfain, lorsqu'il nous dit ensuite :

« La nécessité de ramasser toutes ces choses en un corps et sous les allégories d'une seule action, fait voir combien y a de différence entre les desseins d'Homère et celui de Virgile..... Voici l'assemblage que Virgile a fait de toutes

il

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