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à ces usurpateurs du pouvoir d'Apollon; les vrais poëtes les ont méprisés et n'ont suivi que leur génie. Le génie, en effet, est le véritable Apollon; c'est une heureuse alliance d'un sentiment vif et profond, d'un jugement solide, d'une brillante imagination, et d'un esprit agile et pénétrant. Un homme doué de ces qualités réunies sera, suivant le goût particulier qui le détermine, un grand orateur, un grand peintre, un grand poëte, un maître en sculpture, en architecture, en musique; mais aura-t-il besoin de règles et d'exemples? Je réponds, qu'aidé de ces secours, il fera dans son art des progrès plus sûrs et plus rapides. Sans parler ici d'Aristote, qu'on n'entend point assez pour apprécier son mérite, Horace et Boileau fournissent aux jeunes gens des règles dont on ne peut, généralement parlant, s'écarter sans être en danger de s'égarer et de se perdre. Ces règles, au reste, supposent toujours le talent et ne le donnent jamais. Or le talent est rare, et plus rare qu'on ne pense, j'entends celui des beaux arts et non pas des arts mécaniques. La nature l'a voulu ainsi : elle a donné à chacun de nous une disposition aux arts nécessaires; et il n'est point d'homme si borné qui ne puisse devenir, jusqu'à un certain point, charpentier ou maçon, lorsqu'il est instruit par un maître ou par le besoin. Il en est autrement à l'égard des arts agréables, parce qu'après tout ils ne sont pas nécessaires, à parler rigoureusement. Les hommes qui ont du talent pour ces derniers et sur-tout pour la poésie, sont les favoris du ciel : Pauci quos æquus amavit Jupiter. Ils sont faits pour s'élever au-dessus de la nature humaine; mais il est utile de les guider dans leur vol, et de leur donner des conseils, comme le dieu de la lumière en donnoit à Phaéton, prêt à franchir la carrière des airs. Le talent sans l'étude, dit Horace, et l'étude sans le talent, ne peuvent rien produire : il faut que l'un et l'autre concourent au même but.

C'est donc un grand service que les critiques ont rendu

aux poëtes, que de tracer pour eux des règles. Les plus importantes sout celles qui regardent la tragédie et le poëme épique, parce que ces ouvrages sont eux-mêmes plus importans et plus considérables que les autres espèces de poésie. Le poëme épique sur-tout a le premier rang, puisqu'il vit d'images et des figures les plus hardies, et que la tragédie, du moins dans son langage, n'ose pas toujours prendre un essor aussi sublime. Disons un mot de sa nature et des principales règles qu'on doit observer dans sa composition; règles dont quelques-unes peuvent convenir également à la tragédie, comme il sera aisé au lecteur de le remarquer.

C'est rarement dans l'étymologie des mots qu'il faut chercher leur véritable signification. Le mot épique vient du grec, et veut dire proprement un discours : mais ce qu'on appelle poëme épique est un récit en vers d'une action héroïque, ou, si l'on veut, d'aventures héroiques. Afin d'éviter toute équivoque, fixons le sens du mot héros. Les anciens donnoient ce nom aux hommes fameux par leurs grandes actions, sur-tout à ceux qui étoient fils de quelque divinité, ou qui, nés de race mortelle, étoient, après leur mort, mis au rang des dieux. S'ils pouvoient prétendre à l'immortalité, on les nommoit demi-dieux, même de leur vivant; nous en avons mille exemples dans l'Histoire Romaine. Nous appelons, peut-être abusivement, héros ceux qui se distinguent par des qualités éclatantes, par des actions illustres, et sur-tout militaires.

Par la définition que je viens de donner du poëme épique, il est aisé de connoître sa nature, et de voir en quoi il diffère de tout autre poëme. C'est un récit, et par là il diffère de la tragédie et de la comédie : ce récit est en vers, ce qui le distingne du roman, qui est un récit d'aventures, mais en prose, comme le Télémaque. Ce récit en vers ne contient qu'une action, ou des aventures héroïques, et dès-lors il ne doit pas être confondu avec

d'autres poëmes qui peuvent être des récits en vers d'aventures non héroïques. Tout ce qui n'est pas grand ne sera pas le sujet d'un poëme épique; et le Roland furieux, quoique tant estimé, ne sera jamais comparé à la Jérusalem délivrée, comme un ouvrage de la même nature. Le Lutrin et le Vert-Vert ne sont pas des poëmes épiques; ce sont d'excellens poëmes dans leur genre. Je sais qu'il ne faut jamais disputer sur les noms mais je sais aussi que les noms sont faits pour distinguer les choses qui doivent être distinguées les unes des autres, et qui le sont réellement par elles-mêmes. Une action illustre racontée en style plaisant, ou moitié héroïque et moitié badin, cesse alors d'être regardée comme une action illustre : un héros couvert de l'habit d'arlequin n'est point dans ce moment envisagé comme un héros. L'usage a voulu que le mot épique signifiât, dans notre langue, la même chose qu'héroïque ; laissons-lui cette signification, et ne rendons point ce nom inintelligible, à force de le prodiguer à des ouvrages qui n'ont rien d'héroïque, ou qui ne le sont pas entièrement. Le Vert-Vert est un récit en vers charmans d'une aventurë plaisante: on en pourroit dire à peu près autant du Lutrin, autre chef-d'œuvre : mais, encore une fois, ce ne sont point des poëmes héroïques, ni par conséquent épiques. Le Mahomet et le Tartuffe ont beaucoup de ressemblance : les deux principaux personnages sont fourbes, hypocrites et méchans; tous deux abusent de la religion et font servir le ciel même de voile à leurs affreux desseins. Ces pièces sont dramatiques, et se jouent tous les jours sur notre théâtre est-on pour cela en droit de conclure : que le Tar tuffe est une tragédie tout aussi bien que Mahomet? Dirat-on que ce n'est qu'une dispute de noms, puisque le nom de tragédie, à considérer son étymologie, ne signifie que le chant du bouc, et ne doit pas plus être affecté à Mahomet qu'au Tartuffe? Ne suffit-il pas que nous entendions par ce mot, grec dans son origine, mais dont le sens est détourné

chez nous; ne suffit-il pas, dis-je, que nous entendions une espèce de poëme dramatique bien différente de celle que nous appelons comédie? Il seroit sans doute à desirer que tous les noms portassent avec eux leur signification : mais puisque c'est une chose impossible, particulièrement dans une langue dérivée, tenons-nous- en à celle que l'usage leur a donnée, et ne la changeons point; ce seroit le moyen de ne nous plus entendre.

On demande quelles qualités doit avoir le poëme épique pour être parfait? Le père Le Bossu, chanoine de SainteGeneviève, a fait un long traité pour répondre à cette question on y trouve d'excellentes choses; mais l'auteur se trompe souvent dans son systême. Il établit d'abord, pour principe incontestable, que tout poëte épique doit avoir, avant tout, le dessein d'enseigner quelque vérité importante. Rien de plus faux qu'une pareille supposition. Je ne veux pas dire que l'instruction doive être bannie de l'épopée ; il seroit même impossible de l'en exclure, puis qu'elle en découle nécessairement, et qu'une grande action ou des aventures héroïques portent toujours l'instruction avec elles. Se peut-il que des personnages agissent, pour ainsi dire, devant nos yeux sans nous instruire par leur exemple, sans exciter en nous ou de l'admiration pour leur courage et leur patience, ou de l'aversion pour le vice lorsqu'ils s'y abandonnent, ou de l'amour pour la vertu lorsqu'ils la pratiquent? Quelles que soient leurs mœurs, elles nous servent de leçon, sans que pour cela l'auteur ait entrepris son poëme tout exprès pour corriger les nôtres. Cette première erreur du P. Le Bossu l'entraine dans beaucoup d'autres qui en sont une suite nécessaire. Suivant lui, lorsqu'un poëte s'est bien pénétré d'une grande vérité morale, il doit songer à l'enseigner, et à la présenter sous l'écorce d'une fable. « Il y a trois sortes de fables, dit-il les unes sont mises sous des noms d'hommes et de dieux, et s'appellent raisonnables; les autres sont seule

ment sous des noms de bêtes, et tirent leur nom, moratæ, des mœurs humaines qu'on leur attribue; et celles de la troisième espèce mêlent ensemble ces deux sortes de personnages, et sont dites mixtes.

<< Les fables épiques sont raisonnables. Je ne crois pas que la liberté qu'Homère s'est donnée dans l'Iliade, de faire parler un cheval une fois seulement, doive faire mettre cette fable au rang des mixtes. Je conterois plutôt cet incident entre les machines et les miracles, comme on lit en l'Histoire Romaine que cela est quelquefois arrivé, et comme nous le savons de l'ânesse de Balaam. »

Il emploie d'autres raisonnemens plus longs pour prou→ ver puérilement et sans nécessité que la fable d'Homère est de l'espèce des fables raisonnables, et ne doit point être comprise dans la classe des mixtes. Il nous apprend encore qu'elle est vraisemblable, ce qui n'est pas nécessaire à la fable en général. Ce n'est pas assez qu'elle soit raisonnable et vraisemblable, il faut encore, pour la distinguer des autres espèces, qu'elle imite une action entière et importante, qu'elle soit longue et racontée en vers; mais, ajoute-t-il, aucune de ces propriétés ne la fait changer de nature, et ne la rend moins fable que toutes celles qui portent le nom d'Ésope.

Voici ses parties, la vérité et la fiction: la vérité qui lui sert de fondement, et la fiction qui déguise allégoriquement cette vérité, et qui lui donne la forme de fable. Pour prouver ceci, le P. Le Bossu a recours fort inutilement à l'autorité d'Aristote, qu'il interprète comme il le juge à propos. Aristote dit que la fable est la composition des choses. Deux choses en effet la composent, reprend notre religieux, ce sont la vérité et la fiction. Il est plaisant qu'il se serve d'un passage obscur d'Aristote pour appuyer une vérité reconnue et triviale.

Mais ce qui est véritablement comique, c'est le tour qu'il prend pour rendre un poëte épique créateur, lors

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