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ces espèces, et la fiction générale qui, avec les vérités qu'elle déguise, fait la fable et l'ame de son poëme.

« Les dieux sauvent un prince de la ruine d'un puissant état, et le choisissent pour en conserver la religion, et pour rétablir un empire plus grand et plus glorieux que le premier. Ce même héros est aussi élu volontairement pour roi par ceux qui étoient restés du débris de ce royaume. Il les conduit dans des terres d'où ses ancêtres étoient sortis, et il s'instruit en chemin de tout ce qui est nécessaire pour un roi, pour un pontife et pour le fondateur d'une monarchie. Il arrive, et il trouve encore en ce nouveau pays les dieux et les hommes disposés à le recevoir et à lui donner des sujets et des terres. Mais un prince voisin, à qui l'ambition et la jalousie fermoient les yeux à la justice et aux ordres du ciel, s'oppose à son établissement, et est soutenu par la valeur d'un roi dépouillé de ses états pour ses cruautés et pour son impiété. Cette opposition et la guerre où ce pieux étranger est forcé, rendent son établissement plus juste par le droit de conquête, et plus glorieux par la victoire et par la mort de ses ennemis.

« Ce projet étant ainsi dressé, il restoit encore à chercher dans l'histoire ou dans les fables reçues quelques héros dont on empruntât les noms, et auxquels le poëte pût faire jouer ses personnages. La nécessité de s'accommoder aux mœurs et à la religion de son pays, l'invitoit à en chercher dans l'Histoire Romaine. Mais quelle action y pouvoit-il prendre, qui pût lui fournir un changement dans l'état et un établissement qui lui fût propre? Brutus avoit chassé les rois et mis le peuple dans ce qu'on appeloit alors la liberté; mais ce nom étoit odieux et injurieux à Auguste, et cette action étoit directement opposée au dessein que poëte avoit d'appuyer le rétablissement de la monarchie. Romulus avoit fondé Rome, mais il en avoit cimenté les murs par le sang de son frère; et sa première action avoit été le meurtre d'Amulius, son oncle, que l'on ne pouvoit

le

assez dissimuler; et puis, il étoit difficile de faire voyager ces héros. » En un mot, il falloit, suivant la pensée de notre critique, faire voir un grand empire ruiné sans que le héros y eût en rien contribué, et ce même empire plus glorieusement rétabli par la vertu et par la bonne conduite

du héros.

« Virgile, continue-t-il, n'a donc point trouvé dans l'Histoire Romaine un prince qui pût vraisemblablement soutenir son premier personnage; il a dû en chercher ailleurs..... Il a eu recours à un héros de l'Iliade, suivant le conseil d'Horace; et pour rendre cet étranger conforme à la religion des Romains, il a feint qu'il en étoit venu apporter en Italie toutes les cérémonies, et y établir les dieux que depuis l'on y a adorés. Il a heureusement achevé cette conformité pour les coutumes et pour les mœurs, en ne faisant qu'un peuple des Troyens et des Italiens..... Énée est son premier personnage; Turnus est le rival d'Enée, et l'on voit en Mézence un cruel tyran, ennemi des dieux et des hommes.»

Je prie le lecteur de faire attention à ces dernières paroles, qui regardent Mézence. Il falloit, dans l'opinion du P. Le Bossu, que Virgile donnât des leçons à Auguste, comme au fondateur d'un grand empire, pour lui inspirer, aussi bien qu'à ses successeurs, le même esprit et la même conduite qui avoient fait cet empire si grand; il devoit donc leur faire voir les avantages qu'un gouvernement doux et modéré a sur une conduite dure, sévère, et qui n'inspire que la crainte. « Cette instruction a deux parties, comme chacune de celles d'Homère. La première comprend les malheurs qui accompagnent les règnes tyranniques et violens; et la seconde, le bonheur qui suit de la douceur du gouvernement. Homère a mis toutes les deux parties de chaque fable en la même personne. Achille est premièrement séparé de ses confédérés, et puis réuni : Ulysse est absent de chez lui, et puis il y retourne; il n'y

a aucun inconvénient à cela. Mais Virgile ne pouvoit faire voir en la même personne un héros qui, par ses violences et ses impiétés, perdroit ses états, et qui ensuite se rétabliroit glorieusement par sa piété et par sa justice. Cette inégalité de mœurs et de conduite n'eût pas été supportable, et sur-tout dans la brièveté qu'exige le récit d'un poëme épique. L'on n'auroit point dû se fier à un si prompt changement, sans, y soupçonner une feinte, et sans craindre un plus prompt retour à la tyrannie. Le poëte a donc dû faire deux personnages différens pour soutenir les deux parties de cette instruction exemplaire. » Ainsi, il falloit de toute nécessité que Mézence ou quelque autre tyran fût peint dans l'Énéide, pour faire contraste avec un héros pieux, afin qu'Auguste et ses successeurs trouvassent sous l'enveloppe de cette fable les deux vérités que le poëte avoit entrepris de leur enseigner. Les instructions que donne Homère dans chacun de ses deux poëmes ont deux parties; il est donc nécessaire que celle de Virgile en ait deux. Rien de plus clair. On confirme tout cela par l'autorité d'Aristote, car il n'est rien qu'on ne puisse trouver dans Aristote; il est si peu facile à comprendre, qu'on l'interprète comme on veut, et qu'on lui fait dire ce qu'il n'a peut-être jamais pensé. C'est ainsi que les jansénistes citent sans cesse S. Augustin pour faire valoir leurs opinions :

Sans doute il aura lu dans son saint Augustin
Qu'autrefois saint Louis érigea ce lutrin.

BOILEAU, Lutr., ch. IV.

Homère et Virgile, s'ils revenoient au monde, seroient bien étonnés de se voir imputer des idées aussi bizarres, et de voir qu'ils ont donné lieu aux règles ridicules que l'on ose, d'après eux, prescrire à tous les poëtes épiques à venir. Ces règles cependant sont entre les mains de tout le monde; et le livre du P. Le Bossu lui a fait une si

grande réputation, que, sur la foi de son nom, les jeunes gens pourroient se remplir la tête de principes faux et absurdes. J'ai cru leur rendre service en relevant ces erreurs dans mon ouvrage, et en les exhortant à lire Virgile et Homère, sans s'arrêter à examiner les opinions qu'ils ont fait naître. Ces opinions sont anciennes, pour la plupart et l'on en doit une grande partie aux scholiastes. Tous ces critiques sont d'ordinaire très-savans; mais, en vérité, ils ont bien peu de goût.

:

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Le traité du P. Le Bossu, dans lequel on trouve, après tout, d'excellentes choses, ainsi que je l'ai déjà remarqué, est divisé en six livres. Dans le premier, on traite de la nature de l'épopée et de la fable, qui, selon lui, en est l'ame dans le second, de sa matière ou de l'action épique dans le troisième, de la forme ou de la narration: dans le quatrième, des mœurs et du caractère des personnes humaines : dans le cinquième, des machines, ou de la présence et de l'action des divinités : dans le sixième, des pensées et de l'expression.

En suivant cet ordre, nous aurons occasion de dire, mais en peu de mots, notre sentiment sur ces différens objets, et, par ce moyen, sur tout ce qui regarde le poëme épique.

Nous ne parlerons point du premier livre, dont nous avons tiré ce qui est rapporté ci-dessus. Ce livre est consacré tout entier à établir le systême de l'auteur sur la nature du poëme épique, qu'il fait consister dans la fable proprement dite. Notre dessein n'est pas de réfuter une idée qui se réfute d'elle-même. Passons tout de suite au livre second, où il parle de la matière du poëme épique.

DE LA MATIÈRE DU POÈME ÉPIQUE.

La matière du poëme épique n'est autre chose que l'action, selon lui, et il est aisé de voir qu'il ne se trompe

pas à cet égard. Ce n'est pas en effet le panégyrique d'un héros, tiré de sa vie, que le poëte se propose de faire. Il ne veut pas chanter Achille, Ulysse, Euée, c'est-à-dire, la personne et la vie de ces héros, mais quelqu'une de leurs actions ou de leurs aventures.

Cette action doit être une, entière, grande et importante; elle doit avoir une certaine durée. Pour que l'action soit une, tous les épisodes qu'on emploie doivent être tirés de son sein et non d'ailleurs. Je ne suivrai point l'auteur dans la recherche qu'il fait de la nature de l'épisode, et de ce que ce mot signifioit chez les anciens. Chez nous, il veut dire un incident que le poëte lie à l'action principale. Les poëmes episodiques sont ceux qui sont chargés d'incidens vicieux, et dont par conséquent l'unité est détruite. Un épisode, pour être bon, doit avoir un rapport nécessaire avec l'action principale, ou plutôt en faire partie, être un de ses membres, et composer un tout avec les autres membres du même corps. Chacun des épisodes est inutile, et conséquemment froid, s'il n'a pas une liaison nécessaire avec les autres; il faut que les premiers amènent les suivans, qu'ils en soient la cause ou du moins l'occasion. Rien ne peut être mis au hasard dans un poëme épique, tout doit se suivre, tout doit être enchaîné. Le P. Le Bossu veut encore que les épisodes ne soient point achevés. Ceci a besoin d'explication : voici celle qu'il donne.

<< Pour concevoir cette doctrine, dit-il, il faut remarquer qu'une action peut être entière et achevée en deux manières. La première est de l'achever toute entière, par rapport aux principales personnes qui y ont intérêt, et dans les principales circonstances que l'on y emploie; la seconde façon est de l'achever seulement par rapport à quelques personnes et dans quelques circonstances moins principales. Cette seconde manière laisse à l'action son unité régulière; l'autre la détruit. »>

Voici un exemple de chacune. Ménélas et Pâris font

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