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faisoit magistrat pour le moment, et l'avouoit pour sa défense.

Brutus ose bien dire à ses amis que, quand son pere reviendroit sur la terre, il le tueroit tout de même (1): et, quoique, par la continuation de la tyrannie, cet esprit de liberté se perdit peu-à-peu, les conjurations, au commencement du regne d'Auguste, renaissoient toujours.

C'étoit un amour dominant pour la patrie, qui, sortant des regles ordinaires des crimes et des vertus, n'écoutoit que lui seul, et ne voyoit ni citoyen, ni ami, ni bienfaiteur, m pere: la vertu sembloit s'oublier pour se surpasser elle-même; et l'action qu'on ne pouvoit d'abord approuver, parcequ'elle étoit atroce, elle la faisoit admirer comme divine.

En effet le crime de César, qui vivoit dans un gouvernement libre, n'étoit-il pas hors d'état d'être puni autrement que par un assassinat? Et demander pourquoi on ne l'avoit pas poursuivi par la force ouverte ou par les lois, n'étoit-ce pas demander raison de ses crimes?

(1) Lettres de Brutus, dans le recueil de celles de Ci céron, lettr. 16.

CHAPITRE XII.

De l'état de Rome après la mort de César.

IL étoit tellement impossible que la république pût se rétablir, qu'il arriva, ce qu'on n'avoit jamais encore vu, qu'il n'y eut plus de tyran, et qu'il n'y eut pas de liberté; car les causes qui l'avoient détruite subsistoient toujours.

Les conjurés n'avoient formé de plan que pour la conjuration, et n'en avoient point fait pour la soutenir.

Après l'action faite ils se retirerent au capitole : le sénat ne s'assembla pas; et, le len→ demain, Lépidus, qui cherchoit le trouble, se saisit avec des gens armés de la place romaine.

Les soldats vétérans, qui craignoient qu'on ne répétât les dons immenses qu'ils avoient reçus, entrerent dans Rome: cela fit que le sénat approuva tous les actes de César, et que, conciliant les extrêmes, il accorda une amnistie aux conjurés; ce qui produisit une fausse paix.

César, avant sa mort, se préparant à son' expédition contre les Parthes, avoit nommé des magistrats pour plusieurs années, afin qu'il eût des gens à lui qui maintinssent dans son absence la tranquillité de son gouverne

ment: ainsi, après sa mort, ceux de son parti se sentirent des ressources pour long-temps. Comme le sénat avoit approuvé tous les actes de César sans restriction, et que l'exécution en fut donnée aux consuls, Antoine, qui l'étoit, se saisit du livre des raisons de César, gagna son secrétaire, et y fit écrire tout ce qu'il voulut: de maniere que le dictateur régnoit plus impérieusement que pendant sa vie; car, ce qu'il n'auroit jamais fait, Antoine le faisoit; l'argent qu'il n'auroit jamais donné, Antoine le donnoit; et tout homme qui avoit de mauvaises intentions contre la république trouvoit soudain une récompense dans les livres de César.

Par un nouveau malheur, César avoit amassé pour son expédition des sommes immenses, qu'il avoit mises dans le temple d'Ops: Antoine, avec son livre, en disposa à sa fantaisie.

Les conjurés avoient d'abord résolu de jeter le corps de César dans le Tibre (1): ils n'y auroient trouvé nul obstacle; car, dans ces moments d'étonnement qui suivent une action inopinée, il est facile de faire tout ce qu'on peut oser. Cela ne fut point exécuté, et voici ce qui en arriva :

(1) Cela n'auroit pas été sans exemple: après que Tibérius Gracchus eut été tué, Lucrétius Edile, qui fut depuis appelé Vespillo, jeta son corps dans le Tibre. Aurélius Victor de Vir. illust. cap. 64.

Le sénat se crut obligé de permettre qu'on fit les obseques de César: et effectivement, dès 'qu'il ne l'avoit pas déclaré tyran, il ne pouvoit lui refuser la sépulture. Or, c'étoit une coutume des Romains, si vantée par Polybe, de porter dans les funérailles les images des ancêtres, et de faire ensuite l'oraison funebre du défunt. Antoine, qui la fit, montra au peuple la robe ensanglantée de César, lui lut son testament, où il lui faisoit de grandes largesses, et l'agita au point qu'il mit le feu aux maisons des conjurés.

Nous avons un aveu de Cicéron, qui gouverna le sénat dans toute cette affaire (1), qu'il auroit mieux valu agir avec vigueur, et s'exposer à périr; et que même on n'auroit point péri: mais il se disculpe sur ce que, quand le sénat fut assemblé, il n'étoit plus temps. Et ceux qui savent le prix d'un moment dans les affaires où le peuple a tant de part, n'en seront pas étonnés.

Voici un autre accident: pendant qu'on faisoit des jeux en l'honneur de César, une comete à longue chevelure parut pendant sept jours: le peuple crut que son ame avoit été reçue dans le ciel.

C'étoit bien une coutume des peuples de Grece et d'Asie de bâtir des temples aux rois, et même aux proconsuls qui les avoient gou

(1) Lettres à Atticus, 1. 14, lettre 10.

vernés (1): on leur laissoit faire ces choses comme le témoignage le plus fort qu'ils pussent donner de leur servitude: les Romains même pouvoient, dans des laraires ou des temples particuliers, rendre des honneurs divins à leurs ancêtres; mais je ne vois pas que, depuis Romulus jusqu'à César, aucun Romain ait été mis au nombre des divinités publiques. (2)

Le gouvernement de la Macédoine étoit échu à Antoine; il voulut au lieu de celui-là avoir celui des Gaules: on voit bien par quel motif. Décimus Brutus, qui avoit la Gaule cis-Alpine, ayant refusé de la lui remettre, il voulut l'en chasser: cela produisit une guerre civile, dans laquelle le sénat déclara Antoine ennemi de la patrie.

Cicéron, pour perdre Antoine, son ennemi particulier, avoit pris le mauvais parti de travailler à l'élévation d'Octave; et au lieu de chercher à faire oublier César au peuple, il le lui avoit remis devant les yeux.

Octave se conduisit avec Cicéron en homme habile; il le flatta, le loua, le consulta, et employa tous les artifices dont la vanité ne se défie jamais.

Ce qui gâte presque toutes les affaires, c'est qu'ordinairement ceux qui les entreprennent,

(1) Voyez là-dessus les Lettres de Cicéron à Atticus, 1.5, et la remarque de M. l'abbé de Mongaut.—(2) Dion dit que les triumvirs, qui espéroient tous d'avoir quelque jour la place de César, firent tout ce qu'ils purent pour augmenter les honneurs qu'on lui rendoit. Liy. 47.

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