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Seigneur, lui dis-je, Marius raisonnoit comme vous, lorsque, couvert du sang de ses ennemis et de celui des Romains, il montroit cette audace que vous avez punie. Vous avez bien pour vous quelques victoires de plus, et de plus grands excès. Mais, en prenant la dictature, vous avez donné l'exemple du crime que vous avez puni. Voilà l'exemple qui sera suivi, et non pas celui d'une modération qu'on ne fera qu'admirer.

Quand les dieux ont souffert que Sylla se soit impunément fait dictateur dans Rome, ils y ont proscrit la liberté pour jamais. Il faudroit qu'ils fissent trop de miracles pour arracher à présent du cœur de tous les capitaines romains l'ambition de régner. Vous leur avez appris qu'il y avoit une voie bien plus sûre pour aller à la tyrannie, et la garder sans péril. Vous avez divulgué ce fatal secret, et ôté ce qui fait seul les bons citoyens d'une république trop riche et trop grande, le désespoir de pouvoir l'opprimer.

Il changea de visage, et se tut un moment. Je ne crains, me dit-il avec émotion, qu'un homme, dans lequel je crois voir plusieurs Marius. Le hasard, ou bien un destin plus fort, me l'a fait épargner. Je le regarde sans cesse; j'étudie son ame: il y cache des desseins profonds; mais, s'il ose jamais former celui de commander à des hommes que j'ai faits mes égaux, je jure, par les dieux, que je punirai son insolence.

FIN.

LYSIMAQUE

(1751)

Lorsque Alexandre eut détruit l'empire des Perses, il voulut que l'on crût qu'il étoit fils de Jupiter. Les Macédoniens étoient indignés de voir ce prince rougir d'avoir Philippe pour père leur mécontentement s'accrut lorsqu'ils lui virent prendre les mœurs, les habits et les manières des Perses; et ils se reprochoient tous d'avoir tant fait pour un homme qui commençoit à les mépriser. Mais on murmuroit dans l'armée, et on ne parloit pas.

Un philosophe nommé Callisthène avoit suivi le roi dans son expédition. Un jour qu'il le salua à la manière des Grecs: D'où vient, lui dit Alexandre, que tu ne m'adores pas ? « Seigneur, lui dit Callisthène, << vous êtes chef de deux nations: l'une, esclave avant

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que vous l'eussiez soumise, ne l'est pas moins depuis que vous l'avez vaincue; l'autre, libre avant qu'elle vous servît à remporter tant de victoires, l'est encore depuis que vous les avez remportées. << Je suis Grec, seigneur; et ce nom, vous l'avez élevé <«<si haut que, sans vous faire tort, il ne nous est plus permis de l'avilir. »

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Les vices d'Alexandre étoient extrêmes comme ses vertus il étoit terrible dans sa colère; elle le rendoit cruel. Il fit couper les pieds, le nez et les oreilles à Callisthène, ordonna qu'on le mît dans une cage de fer, et le fit porter ainsi à la suite de l'armée.

J'aimois Callisthène; et de tout temps, lorsque mes occupations me laissoient quelques heures de loisir, je les avois employées à l'écouter et, si j'ai de l'amour pour la vertu, je le dois aux impressions que ses discours faisoient sur moi. J'allai le voir. « Je vous salue, << lui dis-je, illustre malheureux, que je vois dans une «< cage de fer comme on enferme une bête sauvage, « pour avoir été le seul homme de l'armée. »>

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Lysimaque, me dit-il, quand je suis dans une <«< situation qui demande de la force et du courage, il << me semble que je me trouve presque à ma place. « En vérité, si les dieux ne m'avoient mis sur la terre « que pour y mener une vie voluptueuse, je croirois <«< qu'ils m'auroient donné en vain une ame grande et

immortelle. Jouir des plaisirs des sens est une «< chose dont tous les hommes sont aisément capa

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bles; et si les dieux ne nous ont faits que pour cela, <«< ils ont fait un ouvrage plus parfait qu'ils n'ont

voulu, et ils ont plus exécuté qu'entrepris. Ce n'est <«< pas, ajouta-t-il, que je sois insensible: vous ne me << faites que trop voir que je ne le suis pas. Quand «< vous êtes venu à moi, j'ai trouvé d'abord quelque plaisir à vous voir faire une action de courage. <«< Mais, au nom des dieux, que ce soit pour la der«nière fois. Laissez-moi soutenir mes malheurs, et

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n'ayez point la cruauté d'y joindre encore les << vôtres. >>

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Callisthène, lui dis-je, je vous verrai tous les jours. Si le roi vous voyoit abandonné des gens <«< vertueux, il n'auroit plus de remords; il commen<«< ceroit à croire que vous êtes coupable. Ah! j'espère

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qu'il ne jouira pas du plaisir de voir que ses châti<<ments me feront abandonner un ami. »

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Un jour Callisthène me dit : « Les dieux immortels << m'ont consolé; et, depuis ce temps, je sens en moi quelque chose de divin, qui m'a ôté le sentiment « de mes peines. J'ai vu en songe le grand Jupiter. « Vous étiez auprès de lui; vous aviez un sceptre à << la main, et un bandeau royal sur le front. Il vous a « montré à moi, et m'a dit : Il te rendra plus heureux. « L'émotion où j'étois m'a réveillé. Je me suis trouvé <«<les mains élevées au ciel, et faisant des efforts pour « dire Grand Jupiter, si Lysimaque doit régner, fais

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qu'il règne avec justice. Lysimaque, vous régnerez :

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