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la civilisation corrompue à ce vaste tableau de vingt siècles, depuis la fondation de Rome jusqu'à la prise de Constantinople, renfermé dans un cadre étroit, où, malgré sa petitesse, les objets. ne perdent rien de leur grandeur, et n'en deviennent même que plus saillants et plus sensibles! Que peut-on comparer en ce genre à un petit nombre de pages où l'on a pour ainsi dire fondu et concentré tout l'esprit de vie qui soutenoit et animoit ce colosse de la puissance romaine, et en même temps tous les poisons rongeurs qui, après l'avoir long-temps consumé, le firent tomber en lambeaux sous les coups de tant de nations réunies contre lui? (LA HARPE.)

Cette Dissertation, lue à l'Académie de Bordeaux le 18 juin 1716,

ne fut imprimée qu'après la mort de Montesquieu.

DISSERTATION

SUR

LA POLITIQUE DES ROMAINS

DANS LA RELIGION.

Ce ne fut ni la crainte ni la piété qui établit la religion chez les Romains, mais la nécessité où sont toutes les sociétés d'en avoir une. Les premiers rois ne furent pas moins attentifs à régler le culte et les cérémonies qu'à donner des lois et bâtir des murailles.

Je trouve cette différence entre les législateurs romains et ceux des autres peuples, que les premiers firent la religion pour l'état, et les autres, l'état pour la religion. Romulus, Tatius et Numa asservirent les dieux à la politique : le culte et les cérémonies qu'ils instituèrent furent trouvés si sages que, lorsque les rois furent chassés, le joug de la religion fut le seul dont ce peuple, dans sa fureur pour la liberté, n'osa s'affranchir.

Quand les législateurs romains établirent la religion, ils ne pensèrent point à la réformation des mœurs, ni à donner des principes de morale; ils ne voulurent point gêner des gens qu'ils ne connoissoient pas encore. Ils n'eurent donc d'abord qu'une vue générale, qui étoit d'inspirer à un peuple, qui ne craignoit rien, la crainte des dieux, et de se servir de cette crainte pour le conduire à leur fantaisie.

:

Les successeurs de Numa n'osèrent point faire ce que ce prince n'avoit point fait le peuple, qui avoit beaucoup perdu de sa férocité et de sa rudesse, étoit devenu capable d'une plus grande discipline. Il eût été facile d'ajouter aux cérémonies de la religion des principes et des règles de morale dont elle manquoit; mais les législateurs des Romains étoient trop clairvoyants pour ne point connoître combien une pareille réformation eût été dangereuse : c'eût été convenir que la religion étoit défectueuse; c'étoit lui donner des âges, et affoiblir son autorité en voulant l'établir. La sagesse des Romains leur fit prendre un meilleur parti en établissant de nouvelles lois. Les institutions humaines peuvent bien changer, mais les divines doivent être immuables comme les dieux mêmes.

Ainsi, le sénat de Rome, ayant chargé le préteur · Pétilius d'examiner les écrits du roi Numa, qui

1 TITE-LIVE, liv. XL., chap. XXIX. (M.)

avoient été trouvés dans un coffre de pierre, quatre cents ans après la mort de ce roi, résolut de les faire brûler, sur le rapport que lui fit ce préteur que les cérémonies qui étoient ordonnées dans ces écrits différoient beaucoup de celles qui se pratiquoient alors : ce qui pouvoit jeter des scrupules dans l'esprit des simples, et leur faire voir que le culte prescrit n'étoit pas le même que celui qui avoit été institué par les premiers législateurs, et inspiré par la nymphe Égérie.

On portoit la prudence plus loin on ne pouvoit lire les livres sibyllins sans la permission du sénat, qui ne la donnoit même que dans les grandes occasions, et lorsqu'il s'agissoit de consoler les peuples. Toutes les interprétations étoient défendues; ces livres mêmes étoient toujours renfermés; et, par une précaution si sage, on ôtoit les armes des mains des fanatiques et des séditieux.

Les devins ne pouvoient rien prononcer sur les affaires publiques sans la permission des magistrats; leur art étoit absolument subordonné à la volonté du sénat; et cela avoit été ainsi ordonné par les livres des pontifes, dont Cicéron nous a conservé quelques fragments'.

De Leg., lib. II. « Bella disceptanto: prodigia, portenta, ad Etruscos et aruspices, si senatus jusserit, deferunto. » Et dans un autre endroit « Sacerdotum duo genera sunto: unum, quod præsit cærimoniis et sacris, alterum, quod interpretetur fatidi

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