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passe sa vie à les assembler, à les écouter, à les rapprocher; on voit de l'autre une hydre de disputes qui renaissent sans cesse; et l'on sent qu'avec la même méthode, la même patience, les mêmes espérances, la même envie de finir, la même simplicité pour leurs intrigues, le même respect pour leurs haines, ils ne se seroient jamais accommodés jusqu'à la fin du monde.

En voici un exemple bien remarquable. A la sollicitation de l'empereur, les partisans du patriarche Arsène firent une convention avec ceux qui suivoient le patriarche Joseph, qui portoit que les deux partis écriroient leurs prétentions chacun sur un papier; qu'on jetteroit les deux papiers dans un brasier; que, si l'un des deux demeuroit entier, le jugement de Dieu seroit suivi, et que, si tous les deux étoient consumés, ils renonceroient à leurs différents. Le feu dévora les deux papiers : les deux partis se réunirent, la paix dura un jour; mais le lendemain ils dirent que leur changement auroit dû dépendre d'une persuasion intérieure et non pas du hasard, et la guerre recommença plus vive que jamais.

On doit donner une grande attention aux disputes des théologiens; mais il faut la cacher autant qu'il est possible la peine qu'on paroît prendre à les cal

1 PACHYMÈRE, liv. I. (M.)

mer les accréditant toujours, en faisant voir que leur manière de penser est si importante, qu'elle décide du repos de l'état et de la sûreté du prince.

On ne peut pas plus finir leurs affaires en écoutant leurs subtilités, qu'on ne pourroit abolir les duels en établissant des écoles où l'on raffineroit sur le point d'honneur.

Les empereurs grecs eurent si peu de prudence que, quand les disputes furent endormies, ils eurent la rage de les réveiller. Anastase ', Justinien 2, Héraclius, Manuel Comnène, proposèrent des points de foi à leur clergé et à leur peuple, qui auroient méconnu la vérité dans leur bouche quand même ils l'auroient trouvée. Ainsi, péchant toujours dans la forme, et ordinairement dans le fond, voulant faire voir leur pénétration, qu'ils auroient pu si bien montrer dans tant d'autres affaires qui leur étoient confiées, ils entreprirent des disputes vaines sur la nature de Dieu, qui, se cachant aux savants parcequ'ils sont orgueilleux, ne se montre pas mieux aux grands de la terre.

C'est une erreur de croire qu'il y ait dans le monde une autorité humaine, à tous les égards, despotique; il n'y en a jamais eu, et il n'y en aura jamais le pou1 ÉVAGRE, liv. III. (M.)

2 PROCOPE, Hist. secrète. (M.)

3 ZONARAS, Vie d'Héraclius. (M.)

NICETAS, Vie de Manuel Comnène. (M.)

voir le plus immense est toujours borné par quelque coin. Que le grand-seigneur mette un nouvel impôt à Constantinople, un cri général lui fait d'abord trouver des limites qu'il n'avoit pas connues. Un roi de Perse peut bien contraindre un fils de tuer son père, ou un père de tuer son fils'; mais obliger ses sujets de boire du vin, il ne le peut pas. Il y a dans chaque nation un esprit général sur lequel la puissance même est fondée : quand elle choque cet esprit, elle se choque elle-même, et elle s'arrête nécessaire

ment.

La source la plus empoisonnée de tous les malheurs des Grecs, c'est qu'ils ne connurent jamais la nature ni les bornes de la puissance ecclésiastique et de la séculière : ce qui fit que l'on tomba de part et d'autre dans des égarements continuels.

Cette grande distinction, qui est la base sur laquelle pose la tranquillité des peuples, est fondée non seulement sur la religion, mais encore sur la raison et la nature, qui veulent que des choses réellement séparées, et qui ne peuvent subsister que séparées, ne soient jamais confondues.

Quoique chez les anciens Romains le clergé ne fit pas un corps séparé, cette distinction y étoit aussi connue que parmi nous. Claudius avoit consacré à la liberté la maison de Cicéron, lequel, revenu de son exil, la

1 Voyez Chardin. Description du gouvernement politique et militaire des Persans, ch. II. (M.)

redemanda : les pontifes décidèrent que, si elle avoit été consacrée sans un ordre exprès du peuple, on pouvoir la lui rendre sans blesser la religion. « Ils ont dé

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claré, dit Cicéron ', qu'ils n'avoient examiné que << la validité de la consécration, et non la loi faite par <«<le peuple; qu'ils avoient jugé le premier chef «< comme pontifes, et qu'ils jugeroient le second «< comme sénateurs. »

1 Lettres à Atticus, liv. IV. (M.) Tum Lucullus de omnium collegarum sententia respondit, religionis judices pontifices fuisse, legis senatum; se et collegas suos de religione statuisse, in senatu de lege statuturos. (Loco citato.)

CHAPITRE XXIII.

Raison de la durée de l'empire d'Orient. Sa destruction.

Après ce que je viens de dire de l'empire grec, il est naturel de demander comment il a pu subsister si long-temps. Je crois pouvoir en donner les raisons.

Les Arabes l'ayant attaqué, et en ayant conquis quelques provinces, leurs chefs se disputèrent le califat; et le feu de leur premier zèle ne produisit plus que des discordes civiles.

Les mêmes Arabes ayant conquis la Perse, et s'y étant divisés ou affoiblis, les Grecs ne furent plus obligés de tenir sur l'Euphrate les principales forces de leur empire.

Un architecte, nommé Callinique, qui étoit venu de Syrie à Constantinople, ayant trouvé la composition d'un feu que l'on souffloit par un tuyau, et qui étoit tel, que l'eau et tout ce qui éteint les feux ordinaires ne faisoit qu'en augmenter la violence, les Grecs, qui en firent usage, furent en possession pendant plusieurs siècles de brûler toutes les flottes

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