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Montesquieu que de le finir, pour égaler la Vie d'Agricola.

La vie de Louis XI devait sans doute mieux consacrer encore cette rivalité naturelle de Montesquieu et de Tacite. Le hasard, qui nous en a privés, ne peut rien ôter à la gloire de son auteur; des titres plus nombreux ne l'auraient pas augmentée. Il n'était pas au pouvoir de Montesquieu lui-même de rendre son nom plus immortel, et d'ajouter quelque chose à la renommée de l'Esprit des Lois.

L'Esprit des Lois apparaît au bout de sa carrière comme le terme de notre admiration et de ses efforts; et s'il m'est permis, pour célébrer ce peintre sublime de la Grèce et de Rome, d'emprunter une image à l'antiquité, il semble, en suivant le cours et la variété de ses ouvrages, que nous arrivons au dernier monument de son génie par les mêmes détours qui conduisaient lentement aux temples des dieux. Nous avons d'abord traversé ces riants et heureux bocages, qui jadis cachaient la demeure sacrée; plus loin, en étudiant avec Montesquieu les souvenirs de l'histoire, nous avons, pour ainsi dire, rencontré sur notre passage ces statues des grands hommes et des héros qui occupaient la première enceinte des temples antiques, comme étant l'image de ce qu'il y a de plus noble après les dieux; nous touchons enfin au sanctuaire d'où la sagesse révèle ses oracles. Mais ce dernier trait de l'allégorie ne convient pas aux vérités simples et

naturelles annoncées par le législateur français. Montesquieu s'adresse à la raison des peuples; la simplicité et l'universalité, voilà les deux attributs de son ouvrage. Ils indiquent à la fois la supériorité de son génie et les lumières de son siècle. Montesquieu ne se trouvait pas dans l'heureuse condition de ces anciens législateurs qui donnaient à des peuples incultes et grossiers des institutions toujours suffisantes; il veut apprendre à tous les peuples civilisés à respecter et à perfectionner leurs lois; il ne néglige pas même les lois des peuples barbares; il les explique, et quelquefois les défend pour enseigner à toutes les nations une loi plus haute et plus sacrée, la tolérance.

Un grand homme, parmi les talents qu'il développe, est toujours dominé par une faculté particulière que l'on peut appeler l'instinct de son génie. Les lois étaient pour Montesquieu cet objet de préférence, où se portait naturellement sa pensée. Il n'a pas cherché dans cette étude un exercice pour le talent d'écrire. Il l'a choisie parce qu'elle était conforme à toutes les vues de son esprit; il a tenté de l'approfondir, enfin, parce qu'une sorte de prédilection involontaire l'y ramenait sans cesse. C'était l'œuvre de son choix, c'était la méditation de sa vie; et, malgré les censures de la haine ou de la frivolité, ce fut le plus beau titre de sa gloire. On s'étonne d'abord des immenses souvenirs qui remplissent l'Es

prit des Lois; mais il faut admirer bien plus encore ces divisions ingénieusement arbitraires, qui renferment tant de faits et d'idées dans un ordre exact et régulier. Peut-être au premier abord supposerait-on plus de génie dans un homme qui, sans s'arrêter aux lois positives, tracerait, d'après les règles de la justice éternelle, un code imaginaire pour le genre humain ; mais cette idée, réalisée par un Anglais célèbre*, est plus extraordinaire que grande. Quoique les lois positives soient quelquefois inconséquentes et bizarres, elles résultent de rapports nécessaires. Leur existence est une preuve de leur utilité relative : les lois que conserve un peuple sont les meilleures qu'il puisse avoir; et la pensée de renouveler sur un seul principe toutes les législations de la terre serait aussi fausse qu'impraticable; mais les connaître et les discuter, choisir et recommander celles qui honorent le plus l'espèce humaine, voilà le travail qui doit occuper un sage, et qui peut épuiser toute la profondeur du plus vaste génie (5). Alors la connaissance des lois, appuyée sur l'histoire et sur la politique, s'éloigne également de la science du jurisconsulte et des rêves de l'homme de bien. Les pensées qu'elle fournit à un digne interprète entrent insensiblement dans le trésor des idées humaines; et, en modifiant l'esprit d'un peuple, elles produisent de nouveaux rapports qui

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dans l'avenir produiront des lois, et changeront en nécessités morales les espérances et les projets d'un génie bienfaisant.

Cependant, quel spectacle présente cette revue de l'univers ! C'est à la fois l'histoire et la morale de la société. Ce sont toutes les nations mortes et vivantes qui passent tour à tour, et donnent le secret de leurs destinées, en montrant les lois qui les faisaient vivre ou les animent encore; et, de même que la sagesse antique croyait avoir deviné les ressorts du monde matériel, en reconnaissant une céleste intelligence partout répandue, partout communiquée, partout agissante, ainsi le monde moral se trouve expliqué tout entier par l'action de la loi, providence des sociétés. Interprète et admirateur de l'instinct social, Montesquieu n'a pas craint d'avouer que l'état de guerre commence pour l'homme avec l'état de société. Mais cette vérité désolante, de laquelle Hobbes avait abusé pour vanter le calme du despotisme, et Rousseau pour célébrer l'indépendance de la vie sauvage, le véritable philosophe en fait naître la nécessité salutaire des lois, qui sont un armistice entre les États, et un traité de paix perpétuel pour les citoyens.

La première loi sera l'existence d'un gouvernement. Le gouvernement le plus convenable à chaque peuple est le plus conforme à la nature; et, comme la durée prouve la convenance, cette maxime si libre est un gage de repos. Le philosophe admet tous les pouvoirs, et conçoit tous les systèmes politiques. L'Esprit des Lois

est comme ce temple romain qui donnait l'hospitalité à tous les dieux du monde idolâtre.

Elles seront sans doute retracées avec complaisance, ces belles institutions de la Grèce, où chaque homme se croyait libre, parce qu'il concourait à gouverner les autres; mais elles paraîtront nées de tant d'heureux hasards, limitées par tant de conditions, achetées par tant d'efforts et même d'injustices, que l'admiration nous préservera de l'exemple.

Suivant la méthode des anciens législateurs, Montesquieu placera l'éducation à la base de l'édifice social; et cette vérité expliquerà les républiques anciennes et les monarchies, en montrant d'un côté cette éducation unique et dominante par ses singularités mêmes, qui prenait le citoyen au berceau pour lui imprimer les sentiments et les opinions de toute sa vie; et, d'une part, ces deux éducations contradictoires, où l'homme oublie les principes qu'avait reçus l'enfant, où les idées du monde doivent remplacer les leçons de l'école; première différence dont les suites se conservent partout; qui, donnant aux anciens plus d'indépendance politique, leur imposait plus d'assujétissement personnel, et substituait la gêne des coutumes à celle de l'autorité; comme si les hommes avaient toujours besoin d'obéir, comme si la liberté elle-même n'était qu'une certaine forme d'obéissance. De là naîtra cette vertu () que Montesquieu réservait exclusivement pour les républiques, et que l'on peut définir l'amour de la modération

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