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s'annoblit par la grandeur de la perfonne qui agit. Quand elle eft contre un roi; elle s'annoblit par par la grandeur de celui qu'on attaque.

Il n'eft pas douteux qu'on ne puiffe mettre fur le théâtre un tragique bourgeois. Il arrive tous les jours dans les conditions médiocres des événemens touchans qui peuvent être l'objet de l'imitation poëtique. Il femble même, que le grand nombre des spectateurs étant dans cet état mitoyen, la proximité du malheureux, qui touche à ceux qui le voient fouffrir, feroit un motif de plus pour s'attendrir. Cependant s'il eft vrai qu'on ne peut donner le brodequin aux rois, il n'eft pas moins vrai qu'on ne peut ajuster le cothurne au marchand. La Tragédie ne peut confentir à cette espéce de dégradation:

Indignatur enim privatis, ac prope Socco
Digniscarminibus narrari cana Thyestæ;

D'ailleurs l'objet des Arts, qui font tous faits pour embellir la Nature

Etant de viser toujours au plus grand, & au plus noble, où peut-on trouver le tragique parfait, que dans les rois ? Sans compter qu'étant hommes comme nous, ils tiennent à nous par le lien de l'humanité; le degré d'élévation où ils font, donne plus d'éclat à leur chûte, & la rend plus touchante. L'efpace qu'ils rempliffoient par leur grandeur femble laiffer un plus grand vuide dans le monde. Enfin l'idée de force & de bonheur qu'on attache à leur nom, augmente infiniment la terreur & la compaffion, Il n'est donç d'un artifte adroit de vouloir tirer des larmes par des fujets non héroïques. Il eft fi difficile d'y arriver, même en prenant tous fes avantages!

pas

CHAPITRE III.

Ce qui rend une action tragique. LA premiere qualité de l'action de la Tragédie eft donc qu'elle foit héroïque. Mais ce n'est point affez : elle doit encore être de nature à exciter la terreur & la pitié ; c'eft ce qui fait fa différence, & qui la rend proprement Tragique. L'Epopée traite une action héroïque, auffi-bien que la Tragédie; mais fon principal but étant d'exciter l'étonnement & l'admiration, elle ne remue l'ame que pour l'élever peu à peu : elle ne connoît point ces fecouffes violentes, ces frémiffemens du théâtre : elle reffemble aux mœurs, plutôt qu'aux mouvemens paffionnés.

Nous avons combien il eft difficile d'analyfer les paffions, & de fépàrer les élémens dont elles font toujours compofées : les refforts & les

replis

replis du cœur font infinis. Auffi n'entreprendrons-nous point de marquer ici par des descriptions, ou des définitions trop fubtiles, le degré & le. caractére précis des fentimens que doit produire la Tragédie.

Tous les plaifirs, toutes les peines qu'on reffent à la Tragédie font fondées fur cette maxime: Je fuis homme, & tout ce qui tient à l'homme, tient à moi : Homo fum, humani nihil à me alienum puto. Il faut donc montrer dans la Tragédie un homme qui repréfente en foi vivement l'humanité, fes paffions, fes emportemens, fes foibleffes & fes malheurs; & le préfenter du côté qui peut faire naître la pitié & la terreur.

La pitié émeut nos entrailles, parce que nous voyons notre femblable malheureux. La terreur nous referre le cœur, parce que nous craignons pour nous le malheur que nous voyons dans les autres: mais cette crainte est mêlée d'une certaine douceur qui vient de la comparaifon fecréte que nous Tome III.

Due

faifons de notre état avec celui du malheureux qui fouffre:

Suave, mari magno turbantibus æquora ventis,
E terra magnum alterius fpectare laborem;
Non quia vexari quemquam'ft jucunda voluptas,
Sed, quibus ipfe malis careas, quia cernere fuave'ft
Lucr. lib. II.

Quoique fouvent ces paffions aient quelque chofe de la colére, de l'envie, de la cruauté, du défespoir, du dépit, de l'indignation, elles en font pourtant entiérement différentes. Les fecouffes de celles-ci font destructi→ ves, comme les fupplices, & femblent déchirer l'ame plutôt que la remuer, Elles peuvent fe trouver dans les acteurs; mais ce ne doit être que pour en produire d'autres, différentes d'elles, dans les fpectateurs. Car il faut obferver que les fentimens ne font pas les mêmes dans les uns & dans les autres ; l'orgueil dans les acteurs produit l'envie dans les fpectateurs la cruauté produit l'horreur la douleur la compaffion, la perfidie l'indignation; ainfi du refte,

2.

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