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Le bon goût avait cependant bien des obstacles encore à surmonter; et il fallait, suivant une marche assez ordinaire aux hommes, passer par toutes les mauvaises routes, avant de rencontrer le bon chemin. Nos progrès étaient retardés par ce même esprit d'imitation, qui pourtant est nécessaire au moment où les arts renaissent, mais qui a ses inconvéniens comme ses avantages. Si les premiers modèles à qui l'on s'attache ne sont pas absolument purs, ils sont dangereux, en ce qu'on est d'abord bien plus facilement porté à imiter leurs défauts que leurs beautés. Quand les Romains demandèrent aux Grecs des leçons de poésie et d'éloquence, le goût des maîtres était assez parfait pour ne pas égarer les disciples. Mais l'Italie et l'Espagne, qui donnaient encore le ton à toute l'Europe, quand les lettres naissaient en France, avaient deux défauts très-graves, et malheureusement très-séduisans, qui dominaient dans leur littérature, et dont même leurs meilleurs écrivains n'étaient pas exempts. L'enflure espagnole et l'affectation italienne devaient donc régner en France avant qu'on eût appris à étudier le vrai goût chez les Anciens. La langue de ces deux nations était familière aux Français: nos fréquentes

expéditions en Italie, le luxe des princes de la maison de Médicis et nos alliances avec eux, l'éclat du règne de Charles-Quint, l'influence sinistre de Philippe II, du temps de la ligue; toutes ces causes réunies avaient donné sur nous, à nos voisins du Midi, cet ascendant de la mode qu'ont eu depuis ceux du Nord. Livres, jeux, spectacles, vêtemens, tout fut alors en France italien ou espagnol: leurs auteurs étaient dans les mains de tout le monde, et faisaient partie de notre éducation. Nos poëtes se réglèrent sur eux. La poésie galante s'empara de ces pointes du bel-esprit italien appelées concetti, et de là ce déluge de fadeurs alambiquées, où l'amant qu'on entendait le moins passait pour celui qui s'exprimait le mieux. La poésie dramatique eut la même ambition, et les auteurs les plus estimés en ce genre firent parler Melpomène en épigrammes et en jeux de mots. La Mariamne de Tristan et la Sophonisbe de Mairet sont infectées de ce ridicule style; et c'étaient encore les merveilles de notre théâtre, au moment où Corneille donnait le Cid et Cinna. D'un autre côté, les romanciers espagnols, dont Cervantes se moquait si agréablement dans son pays, mais qu'on admirait dans le nôtre, nous avaient accou

tumés à donner aux héros de la tragédie un ton ampoulé qui ressemblait au sublime comme la forfanterie révolutionnaire ressemble à la grandeur romaine, et l'exagération des sentimens et des idées se mêlant avec les subtilités épigrammatiques, il en résultait l'assemblage le plus monstrueux. La comédie, également calquée sur celle d'Italie et d'Espagne, n'était qu'une autre espèce de roman dialogué, une suite d'incidens destitués à la fois de vraisemblance et de décence, ce qu'on appelle encore aujourd'hui imbroglio, c'està-dire des travestissemens, des déguisemens de sexe, des méprises forcées, de longues scènes de nuit, des friponneries de valet, enfin toutes ces machines grossières, décréditées parmi nous pendant cent ans, depuis que Molière nous eut fait connaître la vraie comédie d'intrigue, de mœurs et de caractère, mais qui de nos jours ont reparu en triomphe sur tous les théâtres, parce qu'enfin il faut du nouveau, et que rien ne paraît plus neuf à la multitude que ce qui était usé il y a cent ans.

Le style, qui tient beaucoup plus qu'on ne croit communément au caractère général de la composition, puisqu'il est assez naturel de s'exprimer comme on pense, le style n'était pas meilleur que

le fond. C'était celui des farces d'Italie, le jargon de Trivelin et de Scaramouche. Ce bas comique. fait pour la populace et non pour les honnêtes gens, était en possession de plaire au point que, même dans la comédie héroïque ou tragi-comédie, il y avait d'ordinaire un personnage bouffon qui était le gracioso des Espagnols; et on le retrouve jusque dans les premiers opéras de Quinault, qui pourtant finit par en purger la scène lyrique, comme le grand Corneille en purgea le théâtre français dans le Cid, représenté d'abord, comme on sait, sous le titre de tragi-comédie.

Cet amour pour la bouffonnerie donna naissance au genre burlesque, qui eut aussi son moment de vogue, et dont Scarron fut le héros. Mais, pour réunir les deux extrêmes du mauvais goût, il régnait en même temps une autre sorte de travers, le style précieux, qui est l'abus de la délicatesse, comme le burlesque est l'abus de la gaieté. Une société qui depuis long-temps n'est guère citée qu'en ridicule, mais qui, par le rang et le mérite de ceux qui la composaient, devait, avoir une grande influence, le fameux hôtel de Rambouillet contribua plus que tout le reste à mettre en faveur ce langage obscur et affecté,

qu'on prenait pour l'exquise politesse, et qui n'était que le pédantisme de l'esprit, remplaçant le pédantisme de l'érudition. Si l'on se rappelle que c'était un Richelieu, un Condé, un Montausier, qui fréquentaient cette maison célèbre, où l'amour et la poésie étaient soumis à l'analyse la plus sophistique, on concevra également que ces hommes si grands, chacun dans leur classe, pouvaient n'être pas d'excellens maîtres en fait de goût, et pourtant faire la loi à celui des autres. Quant aux gens de lettres, c'étaient, Chapelain, qui, n'ayant point encore donné sa Pucelle, passait pour le premier des poëtes; Ménage, qui d'ailleurs ne manquait ni de connaissances ni même de jugement, puisqu'il fut le premier à rendre justice à Molière, quand Molière la fit des Précieuses Ridicules; Voiture, de tous les beauxesprits le plus à la mode, qui, bienvenu à la cour où il avait des places honorables, homme de lettres et homme du monde, avait une de ces réputations imposantes que l'on craint d'attaquer, et devant qui Boileau lui-même, à la vérité jeune encore, se prosterna comme toute la France. Quoiqu'elle ait reconnu depuis, avec ce même Boileau, tous les défauts de Voiture, il ne faut pas

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