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La discussion s'échauffa peu à peu', aux discussions se mêle rent quelques expressions dures de part et d'autre, à ce point que l'un des principaux sénateurs alla jusqu'à traiter les membres des communes de vils esclaves. Il n'en fallut pas davantage; on murmura hautement; les ecclésiastiques et les bourgeois ne cachèrent plus leur mécontentement, l'orateur des communes, le bourguemestre de Copenhague, Nansen se leva alors, et protesta en jurant que le peuple n'était pas esclave, et qu'il en donnerait bientôt aux nobles des preuves à leurs dépens. Il sortit de l'assemblée, ainsi que l'Évêque Suant de Sélande, chef de l'ordre du clergé suivis chacun de leur ordre, et se rendirent dans une autre salle, où ils s'occupèrent des moyens d'arrêter la tyrannie insupportable de la noblesse et, d'améliorer leur propre condition. Après plusieurs débats, il fut résolu, à l'ins igation de l'orateur des communes et de l'Évêque de Copenhague, depuis long-temps dévoués à la cour, qu'on offrirait au roi la puissance absolue et l'hérédité de la couronne dans sa famille.

La proposition fut aussitôt acceptée; mais comme la nuit approchait, l'exécution fut remise au lendemain. Jamais le moment n'avait été si favorable pour le roi : sa fermeté et la valeur avec laquelle il venait de défendre sa capitale, avaient rempli tous les cœurs de zèle et d'amour pour lui, et les ordres inférieurs, irrités contre les nobles, se jettaient d'euxmêmes dans ses bras ; aussi la cour considérait-elle attentivement tout ce qui se passait; elle en était informée par l'Évêque et le président de Copenhague, qui avaient conçu dès lọngtemps le projet qui s'exécutait alors (1). Toute la nuit se passa en brigues et en messages, dit Molesworth, on fit tout pour alimenter la colère du peuple, et le tenir dans la résolution de la veille. La reine fut celle qui eut la part la plus apparente à ces menées ; car Frédéric feignait de ne voir qu'avec peine les événemens dont il était témoin; il déclarait

(1) Molesworth, chap. 7.

même, qu'il voulait bien que la souveraineté fût héréditaire dans sa famille, mais qu'il ne désirait pas le pouvoir absolu, qu'il croyait contraire au bien du royaume; car s'il l'on supposait qu'il n'en ferait jamais mauvais usage, personne ne savait quels successeurs il aurait (1).

Cependant le lendemain on annonce aux nobles que les communes et le clergé arrivent au lieu de leur délibération. Ils marchaient deux à deux dans les rues, dit Molesworth, avec gravité et dans un grand silence, pendant que le menu peuple, par des cris redoublés, applaudissait ce qu'ils allaient faire; et dans cet état, ils arrivèrent à la maison où était assemblée la noblesse, qui eut à peine assez de temps pour les

recevoir.»

Le président Nansen fit une courte harangue, dans laquelle il signifiait à la noblesse que les communes étaient décidées à se rendre auprès du roi, pour lui donner un pouvoir absolu et rendre ce pouvoir héréditaire dans sa famille; que si les nobles y consentaient, ils pouvaient se joindre à eux, que s'ils s'y refusaient, les communes sauraient bien se passer de leur consentement; qu'au surplus il fallait une réponse prompte, parceque le roi était déjà averti de leur intention, et qu'il les attendait dans un instant. Les nobles, étonnés d'une motion si inattendue, n'osèrent refuser ouvertement; car ils voyaient contre eux et l'armée et les communes et le clergé et la cour; mais ils cherchèrent à temporiser; ils répondirent en conséquence que la proposition des communes leur paraissait raisonnable, mais qu'une affaire aussi importante demandait quelques formalités, qu'il fallait au moins en délibérer auparavant; que les communes ne pouvaient prendre une détermination de cette nature sans l'avis de la noblesse, le premier ordre du royaume. Le président répondit qu'ils n'étaient pas venus pour examiner, mais pour exécuter, qu'ainsi aucune consi

(1) Molesworth,

dération ne pouvait les arrêter; et les deux ordres se rendirent au palais, dans le même ordre qu'ils avaient déjà observé. Ils furent introduits devant le roi qui, les ayant remerciés des intentions qu'ils manifestaient, ajouta qu'il accepterait les concessions qu'on voulait bien lui faire, dans le cas où un consentement général confirmerait leur volonté; mais que le consentement des seigneurs était nécessaire; qu'au reste, les communes pouvaient compter sur sa protection royale.

Les nobles voyant qu'il fallait céder, et voulant du moins partager le mérite de la concession; avaient cherché, à ce qu'il paraît, à négocier avec la cour; ils avaient envoyé en secret vers le roi, pour l'assurer qu'ils donneraient volontiers leur consentement à la proposition des communes; qu'ils étaient disposés à se réunir à elles pour offrir la couronne héréditaire à Sa Majesté et aux mâles de sa famille; mais ils représentaient qu'il fallait que les choses se fissent dans les formes ; qu'ils devaient au moins délibérer, afin que cette détermination parût être F'effet de leur juste admiration pour les vertus du roi, et non un mouvement subit d'une assemblée tumultueuse. Le roi leur avait répondu « qu'il espérait que ce qui était sur le point de se faire tournerait à l'avantage de la nation; mais qu'il ne lui serait pas tant agréable, s'il n'y avait que les mâles qui héritassent de la couronne; que si on la donnait sans limitation; que ce n'était pas chose nouvelle que des femmes eussent gouverné en Danemarck, et que leur gouvernement n'avait pas été malheureux dans les royaumes voisins; qu'ils devaient considérer que, puisque c'était un présent qu'ils voulaient faire, il ne pouvait pas le leur prescrire, mais qu'il ne pouvait pas l'accepter, à moins qu'il ne fût plus général. Le roi s'expliquait trop clairement, et l'on pouvait voir dans cet avis un ordre bien précis. Que pouvaient les nobles seuls contre tous, et dans une ville fortifiée, loin de leur pays et au pouvoir de la cour, qui avait les moyens se venger de leur désobéissance? Cependant, comme ils remettaient encore à prendre une résolution définitive, que quelques-uns d'entre

eux faisaient mine de vouloir quitter la ville pour rompre la diète, la cour crut devoir hâter le dénouement de tout ceci.

L'un des principaux sénateurs devait être enterré dans l'après-midi du 11 octobre, et comme c'était une coutume en Danemarck que tous les seigneurs qui étaient dans la ville devaient assister aux funérailles, les obsèques devaient se faire avec la plus grande pompe; un dîner magnifique avait été préparé selon l'usage; toute la noblesse y était réunie, lorsque les officiers, chargés de ce soin, vinrent lui annoncer que les portes de la ville étaient fermées, et remirent sur la table, entre les sénateurs, selon l'expression de l'auteur que nous avons déjà cité, l'ordre qu'ils avaient reçu de la cour; ce procédé si étrange, au moment d'une assemblée générale de la nation, étonna un instant les esprits, et fit craindre les suites d'un pareil acte; mais on fut rassuré par l'envoyé, qui déclara que cet ordre ne devait point détourner de l'accomplissement des cérémonies commencées, ni du soin de poursuivre les affaires publiques. Toutefois la terreur gagna tellement tous les sénateurs, qu'ils dépêchèrent d'abord des personnes, tant à la cour qu'aux communes, pour faire savoir qu'ils étaient disposés à condescendre à ce qu'on leur avait proposé, et pour assurer qu'ils étaient prêts à consentir à tout ce qu'on leur pourrait demander. Mais le roi ne se contenta pas d'une simple promesse, et déclara que les portes ne s'ouvriraient qu'après la conclusion définitive de cette affaire, c'est-à-dire après qu'on lui aurait prêté serment de fidélité, et qu'on se serait dépouillé de tout droit en présence du peuple et de l'armée. Tous les préparatifs furent donc faits, et deux jours après, le 13 octobre, les nobles se réunirent aux communes et au clergé. La capitulation qui limitait l'autorité du roi lui fut rendue le 16; on le délia du serment qu'il avait prêté à son couronnement. Une sorte de dictature lui fut déférée, afin de régler, selon son bon plaisir, la nouvelle charte constitutionnelle; et le 18, le roi et la

reine, élevés sur un amphithéâtre dressé dans la place du château, recurent devant les soldats et les bourgeois en armes, l'acte de résignation des sénateurs, de la noblesse, du clergé et des communes, qui prêtèrent tous serment à genoux. Voici la formule de ce serment, conservée par Molesworth:

« Je, A. B., promets et déclare que je serai franc et fidèle » à Votre Majesté, comme à mon très-bon roi et seigneur, » comme aussi à toute la famille royale; que je ferai mes » efforts pour avancer en toutes choses le pouvoir de Votre Majesté, et que de tout mon pouvoir je vous défendrai de > tout péril et malheur; et que je servirai fidèlement Votre Majesté comme un homme d'honneur et un sujet doit faire. Ainsi Dieu me soit propice.

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Tel fut le serment prononcé en cette mémorable journée. Le roi lui-même ne fut assujetti à aucun serment. Enfin le 10 janvier 1661, les trois ordres remirent chacun séparément au roi un acte qui déclare la couronne héréditaire dans la ligne masculine et féminine, et qui, en conférant à Frédéric et à ses successeurs un pouvoir sans bornes, lui accorda la faculté de régler l'ordre de la succession au trône et la régence (1).

L'acte remis par la noblesse, remarque l'auteur des lettres sur le Danemarck, est signé et scellé par tous les sénateurs du royaume et par les chefs de toutes les familles nobles qui composaient alors l'ordre de la noblesse. Celui du clergé est signé et scellé par tous les députés de cet ordre aux états et par les pasteurs des paroisses; et celui du tiers-état l'est nonseulement par les députés de la bourgeoisie, mais encore par les magistrats et les notables de chaque ville. Peut-on croire qu'il ne se soit pas trouvé, dans cette circonstance, un seul homme qui ait osé dévoiler les trames de la cour et élever la voix en faveur de la liberté expirante, lorsqu'on

(1) Voy., outre Molesworth, sur cette Révolution, l'Histoire de Danemarck, par Mallet, et les Lettres sur le Danemarck. Lettre 10o.

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