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dans la pauvreté. Il s'est vu dans ses disgrâces méconnu de ceux qu'il aimait. L'injure a flétri sa vertu ; et il a été offensé de ceux dont il ne pouvait prendre de vengeance. Ses talens, son travail continuel, son application à bien faire n'ont pu fléchir la dureté de sa fortune. Sa sagesse n'a pu le garantir de faire des fautes irréparables. Il a souffert le mal qu'il ne méritait pas, et celui que son imprudence lui a attiré. Lorsque la fortune a paru se lasser de le poursuivre, la mort s'est offert à sa vue. Ses yeux se sont fermés à la fleur de son âge; et quand l'espérance trop lente commençait à flatter sa peine, il a eu la douleur insupportable de ne pas laisser assez de bien pour payer ses dettes, et n'a pu sauver sa vertu de cette tache. Si l'on cherche quelque raison d'une destinée si cruelle, on aura, je crois, de la peine à en trouver. Faut-il demander la raison pourquoi des joueurs trèshabiles se ruinent au jeu, pendant que d'autres hommes y font leur fortune? ou pourquoi l'on voit des années qui n'ont ni printemps ni automne, où les fruits de l'année sèchent dans leur fleur? Toutefois qu'on ne pense pas que Clazomène eût voulu changer sa misère pour la prospérité des hommes faibles. La fortune peut se jouer de la sagesse des gens vertueux; mais il ne lui appartient pas de faire fléchir leur courage.

10. Phalante, ou le Scélérat.

Phalante a voué ses talens aux fureurs et au crime : impie, esclave insolent des grands, ambitieux, oppresseur des faibles, contempteur des bons, corrupteur audacieux de la jeunesse, son génie violent et hardi préside en secret à tous les crimes qui sont ensevelis dans les ténèbres. Il est dès long-temps à la tête de tous les débauchés et les scélérats. Il ne se commet point de meurtres ni de brigandage où son noir ascendant ne le fasse tremper. Il ne connaît ni l'amour, ni la crainte, ni la foi, ni la compassion. Il méprise l'honneur autant que la vertu, et il hait les dieux et les lois. Le crime lui plaît par lui-même. Il est scélérat sans dessein et audacieux sans motif. Les extrémités les plus dures, la faim, la douleur, la misère ne l'abattent point. Il a éprouvé tour à tour l'une et l'autre fortune: prodigue et fastueux dans l'abondance, entreprenant et téméraire dans la pauvreté, emporté et souvent cruel dans ses plaisirs, dissimulé et implacable dans ses haines, furieux et barbare dans ses vengeances, éloquent seulement pour persuader le crime et pour pervertir l'innocence, son naturel féroce et indomptable aime à fouler aux pieds l'humanité, la prudence et la religion; il vit tout souillé d'infamie; il marche la tête levée; il menace de ses regards les sages et les vertueux; sa témérité insolente triomphe des lois.

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11. Isocrate, ou le bel esprit moderne.

Le bel esprit moderne n'est ni philosophe, ni poète, ni historien, ni théologien ; il a toutes ces qualités si différentes et beaucoup d'autres ; il est obligé de dire assez de choses inutiles, parce qu'il doit fort peu parler de choses nécessaires. Le sublime de sa science est de rendre des pensées frivoles par des traits. Qui veut mieux penser ou mieux vivre? Qui sait même où est la vérité? Un esprit vraiment supérieur fait valoir toutes les opinions, et ne tient à aucune. Il a vu le fort et le faible de tous les principes et il a reconnu que l'esprit humain n'avait que le choix de ses erreurs. Indulgente philosophie, qui égale Achille et Thersite, et nous laisse la liberté d'être ignorans, paresseux, frivoles, oisifs, sans nous faire de pire condition! Aussi mettons-nous à la tête des philosophes son illustre auteur, et je veux avouer qu'il y a peu d'hommes d'un esprit si philosophique, si fin, si facile, si net, et d'une si grande surface; mais nul n'est parfait; et je crois que les plus sublimes esprits ont eux-mêmes des endroits faibles. Ce sage et subtil philosophe n'a jamais compris que la vérité nue pût intéresser; la simplicité, la véhémence, le sublime ne le touchent point. Il me semble, dit-il, qu'il ne faudrait donner dans le sublime qu'à son corps défendant; il est si peu naturel. Isocrate veut qu'on traite toutes les choses du monde en badinant; aucune ne mérite, selon lui, un autre ton. Si on lui représente que les hommes aiment sérieusement jusqu'aux bagatelles, et ne badinent que des choses qui les touchent peu, il n'entend pas cela, dit-il; pour lui il n'estime que le naturel; cependant son badinage ne l'est pas toujours, et ses réflexions sont plus fines que solides. Isocrate est le plus ingénieux de tous les hommes, et compte pour peu tout le reste. C'est un homme qui ne veut ni persuader, ni corriger, ni instruire personne. Le vrai et le faux, le frivole et le grand, tout ce qui lui est occasion de dire quelque chose d'agréable, lui est aussi propre. Si César vertueux peut lui fournir un trait, il peindra César vertueux, sinon il fera voir que toute sa fortune n'a été qu'un coup du hasard, et Brutus sera tour à tour un héros ou un scélérat, selon qu'il sera plus utile à Isocrate. Cet auteur n'a jamais écrit que dans une seule pensée; il est parvenu à son but. Les hommes ont enfin tiré de ses ouvrages ce plaisir solide de savoir qu'il a de l'esprit. Quel moyen après cela de condamner un genre d'écrire si intéressant et si utile!

On ne finirait point sur Isocrate et sur ses pareils, si on youlait tout dire. Ces esprits si fins ont paru après les grands hommes du siècle passé. Il ne leur était pas facile de donner à la vérité

la même autorité et la même force que l'éloquence lui avait prêtée; et pour se faire remarquer après de si grands hommes, il fallait avoir leur génie ou marcher dans une autre voie. Isocrate, né sans passions, privé de sentiment pour la simplicité et l'éloquence, s'attacha bien plus à détruire qu'à rien établir. Ennemi des anciens systèmes, et savant à saisir le faible des choses humaines, il voulut paraître à son siècle comme un philosophe impartial, qui n'obéissait qu'aux lumières de la plus exacte raison. Sans chaleur et sans préjugés, les hommes sont faits de manière que si on leur parle avec autorité et avec passion, leurs passions et leur pente à croire les persuadent facilement; mais si au contraire on badine et qu'on leur propose des doutes, ils écoutent avidement, ne se défiant pas qu'un homme qui parle de sang-froid puisse se tromper; car peu savent que le raisonnement n'est pas moins trompeur que le sentiment, et d'ailleurs l'intérêt des faibles, qui composent le plus grand nombre, est que tout soit cru équivoque. Isocrate n'a donc eu qu'à lever l'étendard de la révolte contre l'autorité et les dogmatiques, pour faire aussitôt beaucoup de prosélytes. Il a comparé le génie de l'esprit ambitieux des héros de la Grèce à l'esprit de ses courtisanes; il a méprisé les beaux-arts. L'éloquence, a-t-il dit, et la poésie sont peu de chose ; et ces paradoxes brillans il a su les insinuer avec beaucoup d'art, en badinant et sans paraître s'y intéresser. Qui n'eût cru qu'un pareil système n'eût fait un progrès pernicieux dans un siècle si amoureux du raisonnement et du vice? Cependant la mode a son cours, périt avec elle. On a bientôt senti le faible d'un auteur qui paet l'erreur raissant mépriser les plus grandes choses, ne méprisait pas de dire des pointes, et n'avait point de répugnance à se contredire. Pour ne pas perdre un trait d'esprit, il a plu par la nouveauté et par la petite hardiesse de ses opinions; mais sa réputation précipitée a déjà perdu tout son lustre ; il a survécu à sa gloire, et il sert à son siècle de preuve qu'il n'y a que la simplicité, la vérité et l'éloquence, c'est-à-dire toutes les choses qu'il a méprisées, qui puissent durer.

12. Thieste, ou la Simplicité.

Thieste est né simple et naïf: il aime la pure vertu, mais il ne prend pas pour modèle la vertu d'un autre ; il connaît peu les règles de la probité, il la suit par tempérament. Lorsqu'il y a quelque loi de la morale qui ne s'accorde pas avec ses sentimens, il la laisse à part, et n'y pense point. S'il rencontre, la nuit, une de ces femmes qui épient les jeunes gens, Thieste souffre qu'elle l'entretienne, et marche quelque temps à côté d'elle; et

comme elle se plaint de la nécessité qui détruit toutes les vertus, et fait les opprobres du monde, il lui dit que la pauvreté n'est point un vice quand on sait vivre de son industrie, sans nuire à personne; et ne se trouvant point d'argent parce qu'il est jeune, il lui donne sa montre qui n'est plus à la mode, et qui est un présent de sa mère; ses camarades se moquent de lui et le tournent en ridicule, mais il leur répond: mes amis, vous riez de trop peu de chose. Le monde est rempli de misères qui serrent le cœur ; il faut être humain; le désordre des malheureux est toujours le crime des riches.

13. Trasille, ou les gens à la mode.

Trasille n'a jamais souffert qu'on fit de réflexions en sa présence, et que l'on eût la liberté de parler juste; il est vif, léger et railleur, n'estime et n'épargne personne, change incessamment de discours, ne se laisse ni manier, ni user, ni approfondir, et fait plus de visites en un jour que Dumoulin ou qu'un homme qui sollicite pour un grand procès. Ses plaisanteries sont amères: il loue rarement. Il pousse l'insolence jusqu'à interrompre ceux qui sont assez vains pour le louer, les fixe et détourne la tête; il est dur, avare, impérieux; il a de l'ambition par arrogance, et quelque crédit par audace. Les femmes le courent, il les joue: il ne connaît pas l'amitié; il est tel que le plaisir même ne peut l'attendrir un moment.

14. Phocas, ou la fausse singularité.

Phocas se pique plus qu'homme du monde de n'emprunter de personne ses idées. Si vous lui parlez d'éloquence, ne lui nommez pas Cicéron, il vous ferait d'abord l'éloge d'Abdallah d'Abutales et de Mahomet, et vous assurerait que rien n'égale la sublimité des Arabes. Lorsqu'il est question de la guerre, ce n'est ni M. de Turenne ni le grand Condé qu'il admire; il leur préfère d'anciens généraux dont on ne connaît que les noms et quelques actions contestées. En tel genre que ce puisse être, si vous lui citez deux grands hommes, soyez sûr qu'il choisira toujours le moins illustre. Phocas évite de se rencontrer avec les autres, et dédaigne de parler juste. Il affecte surtout de n'être point suivi dans ses discours, comme un homme qui ne parle que par inspiration et par saillies. Si vous lui dites quelque chose de sérieux, il répond par une plaisanterie; et si vous parlez au contraire de choses frivoles, il entame un discours sérieux. Il dédaigne de contredire, mais il interrompt. Il est bien aise de vous faire entendre que vous ne dites rien qui l'intéresse ; que tout est usé pour quelqu'un qui pense et qui sent comme lui.

Faible esprit, qui s'est persuadé qu'on est singulier par étude, et à force d'affectation, original!

15. Cirus, ou l'esprit extrême.

Cirus cachait sous un extérieur simple un esprit ardent et inquiet. Modéré au dehors, mais extrême; toujours occupé au dedans, et plus agité dans le repos que dans l'action; trop libre et trop hardi dans ses opinions pour donner des bornes à ses passions; suivant avec indépendance tous ses sentimens, et subordonnant toutes les règles à son instinct, comme un homme qui se croit maître de son sort, et se confie à son naturel présomptueux et inflexible; dénué des talens qui soulèvent les hommes dans la médiocrité et qui ne se rencontrent pas avec des passions si sérieuses; supérieur à cette fortune qui le renferme dans l'enceinte d'une ville ou d'une petite province, fruit d'une sagesse assez bornée; éloquent, profond, pénétrant; né avec le discernement des hommes; séducteur hardi et flatteur, fertile et puissant en raisons, impénétrable dans ses artifices; plus dangereux lorsqu'il disait la vérité, que les plus trompeurs ne le sont par les déguisemens et le mensonge; un de ces hommes que les autres hommes ne comprennent point, que la médiocrité de leur fortune déguise et avilit, et que la prospérité seule peut développer.

16. Lipse.

Lipse n'avait aucun principe de conduite. Il vivait au hasard et sans dessein; il n'avait aucune vertu. Le vice même n'était dans son cœur qu'une privation de sentiment et de réflexion. Pour tout dire, il n'avait point d'âme; vain sans être sensible au déshonneur; capable d'exécuter sans intérêt et sans malice les plus grands crimes, ne délibérant jamais sur rien; méchant par faiblesse ; plus vicieux par déréglement d'esprit que par amour du vice; en possession d'un bien immense à la fleur de son âge, il passait sa vie dans la crapule avec des joueurs d'instrumens et des comédiennes. Il n'avait dans sa familiarité que des gens de basse extraction, que leur libertinage et leur misère avait d'abord rendus ses complaisans, mais dont la faiblesse de Lipse lui faisait bientôt des égaux, parce qu'il n'y a point d'avantage avec lequel on se familiarise si promptement que la fortune qui n'est soutenue d'aucun mérite. On trouvait dans son antichambre, sur son escalier, dans sa cour, toutes sortes de personnages qui assiégeaient sa porte. Né dans une extrême distance du bas peuple, il en rassemblait tous les vices, et justifiait la fortune, que les misérables accusent des défauts de la nature.

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