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pas certainement les expressions, qui sont d'une force infinie et toujours les plus propres et les plus précises qu'on puisse employer. Peu de gens l'ont compté parmi les orateurs, parce qu'il n'y a pas une suite sensible dans ses caractères. Nous faisons trop peu d'attention à la perfection de ses fragmens, qui contiennent souvent plus de matière que de longs discours, plus de proportion et plus d'art.

On remarque dans tout son ouvrage, un esprit juste, élevé, nerveux, pathétique, également capable de réflexion et de sentiment, et doué avec avantage de cette invention qui distingue la main des maîtres et qui caractérise le génie.

Personne n'a peint les détails avec plus de feu, plus de force, plus d'imagination dans l'expression, qu'on n'en voit dans ses caractères. Il est vrai qu'on n'y trouve pas aussi souvent que dans les écrits de Bossuet et de Pascal, de ces traits qui caractérisent une passion ou les vices d'un particulier, mais le genre humain. Ses portraits les plus élevés ne sont jamais aussi grands que ceux de Fénélon et de Bossuet; ce qui vient en grande partie de la différence des genres qu'ils ont traités. La Bruyère a cru, ce me semble, qu'on ne pouvait peindre les hommes assez petits; et il s'est bien plus attaché à relever leurs ridicules que leur force. Je crois qu'il est permis de présumer qu'il n'avait ni l'élévation, ni la sagacité, ni la profondeur de quelques esprits du premier ordre; mais on ne lui peut disputer sans injustice, une forte imagination, un caractère véritablement original, et un génie créateur (1).

(1) Dans la première édition on lisait, au lieu du dernier paragraphe, le passage suivant :

<< Il est étonnant qu'on sente quelquefois dans un si beau génie, et qui s'est élevé jusqu'au sublime, les bornes de l'esprit humain cela prouve qu'il est possible qu'un auteur sublime ait moins de profondeur et de sagacité que des hommes moins pathétiques. Peut-être que le cardinal de Richelieu était supérieur à Milton.

Mais les écrivains pathétiques nous émeuvent plus fortement; et cette puissance qu'ils ont sur notre âme, la dispose à nous accorder plus de lumières. Nous jugeons toujours d'un auteur par le caractère de ses sentimens. Si on compare La Bruyère à Fénélon, la vertu toujours tendre et naturelle du dernier, et l'amour-propre qui se montre quelquefois dans l'autre, le sentiment nous porte malgré nous à croire que celui qui fait paraître l'âme la plus grande a l'esprit le plus éclairé; et toutefois il serait difficile de justifier cette préférence. Fénélon a plus de facilité et d'abondance, l'auteur des Caractères, plus de précision et plus de force le premier, d'une imagination plus riante et plus féconde; le second, d'un génie plus véhément l'un sachant rendre les plus grandes choses familières et sensibles sans les abaisser; l'autre sachant ennoblir les plus petites sans les déguiser: celui-là plus humain; celui-ci plus austère l'un plus tendre pour la vertu ; l'autre plus implacable au vice: l'un et l'autre moins pénétrans et moins profonds que les hommes que j'ai

1. Oronte, ou le vieux fou.

ORONTE, vieux et flétri, dit que les gens vieux sont tristes, et

que pour lui il n'aime que les jeunes gens. C'est pour cela qu'il s'est logé dans une auberge, où il a, dit-il, le plaisir de ceux qui voyagent, sans leurs peines, parce qu'il voit tous les jours à souper de nouveaux visages. On le voit quelquefois au jeu de paume, avec de jeunes gens qui sortent du bal, et il va déjeuner avec eux. Il les cultive avec le même soin que s'il avait envie de leur plaire. Mais on peut lui rendre justice : ce n'est pas la jeunesse qu'il aime, c'est la folie. Il a un fils qui a vingt ans, et qui est déjà estimé dans le monde ; mais ce jeune homme est appliqué, et passe une grande partie de la nuit à lire. Oronte a brûlé plusieurs fois les livres de son fils, et n'a fait grâce qu'à des vers obscènes, qui d'ailleurs sont assez mauvais. Ce jeune homme en rachète toujours de nouveaux, et trompe les soins de son père. Oronte a voulu lui donner une fille de l'Opéra, que lui-même a eue autrefois, et n'a rien négligé, dit-il, pour son éducation; mais ce petit drôle est entêté, ajoute-t-il, et a l'esprit gâté et plein de chimères.

2. Thersite.

Thersite est l'officier de l'armée que l'on voit le plus. C'est lui qu'on rencontre toujours à la suite du général, monté sur un petit cheval qui boîte, avec un harnais de velours en broderie, et un coureur qui marche devant lui. S'il y a ordre à l'armée de partir la nuit pour cacher une marche à l'ennemi, Thersite ne se couche point comme les autres, quoiqu'il y ait du temps; mais il se fait mettre des papillotes, et fait poudrer ses cheveux en attendant qu'on batte la générale. Il accompagne exactement l de jour, et visite avec lui les postes de l'armée. Il donne des projets au général, et fait un journal raisonné de toutes les opérations de la campagne. On ne fait guère de détachement où il ne se trouve; et comme il est le premier de son régiment à marcher, et qu'on le cherche partout, on apprend qu'il est volontaire à un fourrage qui se fait sur les derrières du camp; et un autre marche à sa place. Ses camarades ne l'estiment point; mais il ne vit pas avec eux, il les évite; et si quelque officier général lui demande le nom d'un officier de son régiment qui est de garde, Thersite

nommés, mais inimitables dans la clarté et dans la netteté de leurs idées; en 'n originaux, créateurs dans leur geure, et modèles très-accomplis.

répond qu'il le connaît bien, mais qu'il ne se souvient pas de son nom. Il est familier, officieux, insolent, et pourtant trèsbas avec son colonel. Il fait servilement sa cour à tous les grands seigneurs de l'armée; et s'il se trouve chez le duc Eugène lorsque celui-ci se débotte, Thersite fait un mouvement pour lui présenter ses souliers; mais comme il s'aperçoit qu'il y a beaucoup de monde dans la chambre, il laisse prendre les souliers par un valet, et rougit en se relevant.

3. Les jeunes gens.

Les jeunes gens jouissent sans le savoir, et s'ennuient en croyant se divertir. Ils font un souper où ils sont dix-huit sans compter les dames; et ils passent la nuit à table à détonner quelques chansons obscènes, à conter le roman de l'Opéra, et à se fatiguer pour chercher le plaisir, qu'à peine les plus impudens peuvent essayer dans un quart-d'heure de faveur; et comme on se pique à tous les âges d'avoir de l'esprit, ils admettent quelquefois à leurs parties des gens de lettres qui font là leur apprentissage pour le monde. Mais tous s'ennuient réciproquement, et ils se détrompent les uns des autres.

Ces jeunes gens vont au spectacle pour se rassembler. Ils y paraissent, épuisés de leurs incontinences, avec une audace affectée et des yeux éteints. Ils parlent grossièrement des femmes, et avec dégoût. On les voit sortir quelquefois au commencement du spectacle, pour satisfaire quelque idée de débauche qui leur vient en tête; et après avoir fait le tour des allées obscures de la foire, ils reviennent au dernier acte de la comédie, et se racontent à l'oreille leurs ridicules prouesses. Ils se sont fait un point d'honneur de traiter légèrement tous les plaisirs ; et les plaisirs qui fuient la dissipation et la folie, ne leur laissent qu'une ombre faible, et une fausse image de leurs charmes.

4. Midas, ou le sot qui est glorieux.

Le sot qui a de la vanité est l'ennemi né des talens. S'il entre dans une maison où il trouve un homme d'esprit, et que la maîtresse du logis lui fasse l'honneur de le lui présenter, Midas le salue légèrement, et ne répond point. Si l'on ose louer en sa présence le mérite qui n'est pas riche, il s'assied auprès d'une table, et compte des jetons ou mêle des cartes sans rien dire. Lorsqu'il paraît un livre dans le monde qui fait quelque bruit, Midas jette d'abord les yeux sur la fin, et puis sur le milieu du livre. Ensuite il prononce que l'ouvrage manque d'ordre, et qu'il n'a jamais eu la force de l'achever. On parle devant lui d'une victoire que le héros du nord a remportée sur ses ennemis, et sur ce qu'on

raconte des prodiges de sa capacité et de sa valeur, Midas assure que la disposition de la bataille a été faite par M. de Rottembourg qui n'y était pas, et que le prince s'est tenu caché dans une cabane jusqu'à ce que les ennemis fussent en déroute. Un homme qui a été à cette action l'assure qu'il a vu charger le roi à la tête de sa maison; mais Midas répond froidement qu'on ne verra jamais que des folies d'un prince qui fait des vers, et qui est l'ami de Voltaire.

5. Le Flatteur insipide.

Un homme parfaitement insipide est celui qui loue indifféremment tout ce qu'il croit utile de louer ; qui, lorsqu'on lui lit un mauvais roman, mais protégé, le trouve digne de l'auteur du Sopha, et feint de le croire de lui; qui demande à un grand seigneur qui lui montre une ode, pourquoi il ne fait pas une tragédie ou un poëme épique; qui du même éloge qu'il donne à Voltaire, régale un auteur qui s'est fait siffler sur les trois théâtres; qui se trouvant à souper chez une femme qui a la migraine, lui dit tristement que la vivacité de son esprit la consume comme Pascal, et qu'il faut l'empêcher de se tuer. S'il arrive à un homme de ce caractère de faire une plaisanterie sur quelqu'un qui n'est pas riche, mais dont un homme riche prend le parti, aussitôt le flatteur change de langage, et dit que les petits défauts qu'il reprenait servent d'ombre au mérite distingué. C'est l'homme dont Rousseau disait :

Quelquefois même aux bons mots s'abandonne,
Mais doucement et sans blesser personne.

Cet homme qui a loué toute sa vie jusqu'à ceux qu'il aimait le moins, n'a jamais obtenu des autres la moindre louange, et tout ce que ses amis ont osé dire de plus fort pour lui, c'est ce vieux discours en vérité, c'est un honnête garçon, ou c'est un bon homme.

6. Lacon, ou le petit homme.

y

a beau

Lacon ne refuse pas son estime à tous les auteurs. Il coup d'ouvrages qu'il admire ; et tels sont les vers de La Mothe, l'histoire romaine de Rollin, et le Traité du vrai mérite, qu'il préfère, dit-il, à La Bruyère. Il met dans une même classe Bossuet et Fléchier, et croit faire honneur à Pascal de le comparer à Nicole, dont il a lu les Essais avec une patience tout-àfait chrétienne. Il soutient qu'après Bayle et Fontenelle, l'abbé Desfontaines est le meilleur écrivain que nous ayons eu. Il ne peut souffrir la musique de Rameau, et si on lui parle des Indes galantes ou de l'opéra de Dardanus, il se met à chanter des

morceaux de Trancrède, ou d'un autre ancien opéra. Il n'épargne pas les acteurs qui ont succédé à Murer, à Thevenard, etc., et Poirier ne paraît jamais qu'il ne batte long-temps des mains pour faire de la peine à Gelliotte; tant il est difficile de lui plaire dès qu'on prime en quelque art que ce puisse être.

7. Caritès, ou le Grammairien.

Carites est esclave de la construction, et ne peut souffrir la moindre hardiesse. Il ne sait point ce que c'est qu'éloquence, et se plaint de ce que l'abbé d'Olivet a fait grâce à Racine de quatre cents fautes mais il sait admirablement la différence de pas et point; et il a fait des notes excellentes sur le petit traité des synonymes, ouvrage très-propre, dit-il, à former un grand orateur. Caritès n'a jamais senti si un mot était propre ou ne l'était pas; si une épiphète était juste, et si elle était à sa place. Si pourtant il fait imprimer un petit ouvrage, il y fait, pendant l'impression, de continuels changemens: il voit, il revoit les épreuves, il les communique à ses amis; et si, par malheur, le libraire a oublié d'ôter une virgule qui est de trop, quoiqu'elle ne change point le sens, il ne veut point que son livre paraisse jusqu'à ce qu'on ait fait un carton, et il se vante qu'il n'y a point de livre si bien imprimé que le sien.

8. L'Étourdi.

Il n'y a pas long-temps qu'étant à la Comédie auprès d'un jeune homme qui faisait du bruit, je lui dis: Vous vous ennuyez; il faut écouter une pièce quand on veut s'y plaire. — Mon ami, me répondit-il, chacun sait ce qui le divertit je n'aime point la comédie, mais j'aime le théâtre : vous êtes bien fou d'imaginer d'apprendre à quelqu'un ce qui lui plaît. Cela peut bien être, lui dis-je ; je ne savais pas que vous vinssiez à la Comédie pour avoir le plaisir de l'interrompre. -Et moi je savais, me dit-il, qu'on ne sait ce qu'on dit quand on raisonne des plaisirs d'autrui; et je vous prendrais pour un sot, mon très-cher ami, si je ne vous connaissais depuis long-temps pour le fou le plus accompli qu'il y ait au monde. -En achevant ces mots, il traversa le théâtre, et alla baiser sur la joue un homme grave qu'il ne connaissait que de la veille.

9. Clazomène, ou la Vertu malheureuse.

Clazomène a eu l'expérience de toutes les misères de l'humanité. Les maladies l'ont assiégé dès son enfance, et l'ont sevré dans son printemps de tous les plaisirs de la jeunesse. Né pour les plus grands déplaisirs, il a eu de la hauteur et de l'ambition

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