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vient quelquefois de la faiblesse de leur mémoire, ou de la confusion de leurs idées, ou enfin de quelque défaut dans leurs organes, qui empêche leurs esprits de se répandre avec vitesse. La stérilité des esprits vifs, dont les organes sont bien disposés, vient de ce qu'ils manquent de force pour suivre une idée, ou de ce qu'ils sont sans passions; car les passions fertilisent l'esprit sur les choses qui leur sont propres. Et cela pourrait expliquer de certaines bizarreries: un esprit vif dans la conversation, qui s'éteint dans le cabinet; un génie perçant dans l'intrigue, qui s'appesantit dans les sciences, etc.

C'est aussi par cette raison que les personnes enjouées, que les objets frivoles intéressent, paraissent les plus vives dans le monde.. Les bagatelles qui soutiennent la conversation, étant leur passion dominante, elles excitent toute leur vivacité, leur fournissent une occasion continuelle de paraître. Ceux qui ont des passions plus sérieuses, étant froids sur ces puérilités, toute la vivacité de leur esprit demeure concentrée.

5. Pénétration.

La pénétration est une facilité à concevoir, à remonter au principe des choses, ou à prévenir leurs effets par une suite d'inductions.

C'est une qualité qui est attachée comme les autres à notre organisation; mais que nos habitudes et nos connaissances perfectionnent: nos connaissances, parce qu'elles forment un amas d'idées qu'il n'y a plus qu'à réveiller; nos habitudes, parce qu'elles ouvrent nos organes, et donnent aux esprits un cours facile et prompt.

Un esprit extrêmement vif peut être faux, et laisser échapper beaucoup de choses par vivacité ou par impuissance de réfléchir, et n'être pas pénétrant. Mais l'esprit pénétrant ne peut être lent; son vrai caractère est la vivacité et la justesse unies à la réflexion.

Lorsqu'on est trop préoccupé de certains principes sur une science, on a plus de peine à recevoir d'autres idées sur la même science et une nouvelle méthode; mais c'est là encore une preuve que la pénétration est dépendante, comme je l'ai dit, de nos habitudes. Ceux qui font une étude puérile des énigmes, en pénetrent plutôt le sens que les plus subtils philosophes.

6. De la Justesse, de la Netteté, du Jugement.

La netteté est l'ornement de la justesse; mais elle n'en est pas inséparable. Tous ceux qui ont l'esprit net, ne l'ont pas juste. Il y a des hommes qui conçoivent très-distinctement, et qui ne

raisonnent pas conséquemment. Leur esprit trop faible ou trop prompt ne peut suivre la liaison des choses, et laisse échapper leurs rapports. Ceux-ci ne peuvent assembler beaucoup de vues, attribuent quelquefois à tout un objet, ce qui convient au peu qu'ils en connaissent. La netteté de leurs idées empêche qu'ils ne s'en défient. Eux-mêmes se laissent éblouir par l'éclat des images qui les préoccupent; et la lumière de leurs expressions les attache à l'erreur de leurs pensées.

La justesse vient du sentiment du vrai formé dans l'âme, accompagné du don de rapprocher les conséquences des principes, et de combiner leurs rapports. Un homme médiocre peut avoir de la justesse à son degré, un petit ouvrage de même. C'est sans doute un grand avantage, de quelque sens qu'on le considère : toutes choses en divers genres ne tendent à la perfection qu'autant qu'elles ont de justesse.

Ceux qui veulent tout définir ne confondent pas le jugement et l'esprit juste; ils rapportent à ce dernier l'exactitude dans le raisonnement, dans la composition, dans toutes les choses de pure spéculation; la justesse dans la conduite de la vie, ils l'attachent au jugement.

Je dois ajouter qu'il y a une justesse et une netteté d'imagination; une justesse et une netteté de réflexion, de mémoire, de sentiment, de raisonnement, d'éloquence, etc. Le tempérament et la coutume mettent des différences infinies entre les hommes, et resserrent ordinairement beaucoup leurs qualités. Il faut appliquer ce principe à chaque partie de l'esprit; il est très-facile à comprendre.

Je dirai encore une chose que peu de personnes ignorent : on trouve quelquefois dans l'esprit des hommes les plus sages, des idées par leur nature inalliables, que l'éducation, la coutume, ou quelque impression violente, ont liées irrévocablement dans leur mémoire. Ces idées sont tellement jointes, et se présentent avec tant de force, que rien ne les peut séparer; ces ressentimens de folie sont sans conséquence, et prouvent seulement, d'une manière incontestable, l'invincible pouvoir de la coutume.

7. Du bon Sens.

Le bon sens n'exige pas un jugement bien profond, il semble consister plutôt à n'apercevoir les objets que dans la proportion exacte qu'ils ont avec notre nature, ou avec notre condition. Le bon sens n'est donc pas à penser sur les choses avec trop de sagacité, mais à les concevoir d'une manière utile, à les prendre dans le bon sens.

Celui qui voit avec un microscope aperçoit sans doute dans

les choses plus de qualités; mais il ne les aperçoit point dans leur proportion naturelle avec la nature de l'homme, comme il celui qui ne se sert que de ses yeux. Image des esprits subtils, pénètre souvent trop loin; celui qui regarde naturellement les choses a le bon sens.

Le bon sens se forme d'un goût naturel pour la justesse et la médiocrité; c'est une qualité du caractère, plutôt encore que de l'esprit. Pour avoir beaucoup de bon sens, il faut être fait de manière que la raison domine sur le sentiment, l'expérience sur le raisonnement.

Le jugement va plus loin que le bon sens, mais ses principes sont plus variables.

8. De la Profondeur.

La profondeur est le terme de la réflexion. Quiconque a l'esprit véritablement profond, doit avoir la force de fixer sa pensée fugitive; de la retenir sous ses yeux pour en considérer le fond, et de ramener à un point une longue chaîne d'idées : c'est à ceux principalement qui ont cet esprit en partage, que la netteté et la justesse sont plus nécessaires. Quand ces avantages leur manquent, leurs vues sont mêlées d'illusions et couvertes d'obscurités. Et néanmoins, comme de tels esprits voient toujours plus loin que les autres dans les choses de leur ressort, ils se croient aussi bien plus proches de la vérité que le reste des hommes; mais ceux-ci ne pouvant les suivre dans leurs sentiers ténébreux, ni remonter des conséquences jusqu'à la hauteur des principes, ils sont froids et dédaigneux pour cette sorte d'esprit qu'ils ne sauraient mesurer.

Et même entre les gens profonds, comme les uns le sont sur les choses du monde, et les autres dans les sciences, ou dans un art particulier, chacun préférant son objet dont il connaît mieux les usages, c'est aussi de tous les côtés matière de dissension.

Enfin, on remarque une jalousie encore plus particulière entre les esprits vifs et les esprits profonds, qui n'ont l'un qu'au défaut de l'autre; car les uns marchant plus vite, et les autres allant plus loin, ils ont la folie de vouloir entrer en concurrence; et ne trouvant point de mesure pour des choses si différentes, rien n'est capable de les rapprocher.

9. De la Délicatesse, de la Finesse et de la Force.

La délicatesse vient essentiellement de l'âme : c'est une sensibilité dont la coutume plus ou moins hardie détermine aussi le degré. Des nations ont mis de la délicatesse, où d'autres n'ont trouvé qu'une langueur sans grâce; celles-ci au contraire. Nous

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avons mis peut-être cette qualité à plus haut prix qu'aucun autre peuple de la terre: nous voulons donner beaucoup de choses à entendre sans les exprimer, et les présenter sous des images douces et voilées; nous avons coufondu la délicatesse et la finesse, qui est une sorte de sagacité sur les choses de sentiment. Cependant la nature sépare souvent des dons qu'elle a faits si divers : grand nombre d'esprits délicats ne sont que délicats; beaucoup d'autres ne sont que fins; on en voit même qui s'expriment avec plus de finesse qu'ils n'entendent, parce qu'ils ont plus de facilité à parler qu'à concevoir. Cette dernière singularité est remarquable; la plupart des hommes sentent au-delà de leurs faibles expressions: l'éloquence est peut-être le plus rare comme le plus gracieux de tous les dons.

La force vient aussi d'abord du sentiment, et se caractérise par le tour de l'expression; mais quand la netteté et la justesse ne lui sont pas jointes, on est dur au lieu d'être fort, obscur au lieu d'être précis, etc.

10. De l'étendue de l'Esprit.

Rien ne sert au jugement et à la pénétration comme l'étendue de l'esprit. On, peut la regarder, je crois, comme une disposition admirable des organes, qui nous donne d'embrasser beaucoup d'idées à la fois sans les confondre.

Un esprit étendu considère les êtres dans leurs rapports mutuels il saisit d'un coup-d'œil tous les rameaux des choses; il les réunit à leur source et dans un centre commun; il les met sous un même point de vue. Enfin il répand la lumière sur de grands objets et sur une vaste surface.

On ne saurait avoir un grand génie, sans avoir l'esprit étendu; mais il est possible qu'on ait l'esprit étendu sans avoir de génie; car ce sont deux choses distinctes. Le génie est actif, fécond; l'esprit étendu fort souvent se borne à la spéculation; il est froid, paresseux et timide.

Personne n'ignore que cette qualité dépend aussi beaucoup de l'âme, qui donne ordinairement à l'esprit ses propres bornes, et le rétrécit ou l'étend, selon l'essor qu'elle-même se donne.

II. Des Saillies.

Le mot de saillie vient de sauter; avoir des saillies, c'est passer sans gradation d'une idée à une autre qui peut s'y allier. C'est saisir les rapports des choses les plus éloignées; ce qui demande sans doute de la vivacité et un esprit agile. Ces transitions soudaines et inattendues causent toujours une grande surprise; si elles se portent à quelque chose de plaisant, elles excitent à rire ; si à quelque chose de profond, elles étonnent; si à quelque chose

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de grand, elles élèvent mais ceux qui ne sont pas capables de s'élever, ou de pénétrer d'un coup-d'œil des rapports trop approfondis, n'admirent que ces rapports bizarres et sensibles, que les gens du monde saisissent si bien. Et le philosophe, qui rapproche par de lumineuses sentences les vérités en apparence les plus séparées, réclame inutilement contre cette injustice les hommes frivoles, qui ont besoin de temps pour suivre ces grandes démarches de la réflexion, sont dans une espèce d'impuissance de les admirer; attendu que l'admiration ne se donne qu'à la surprise et vient rarement par degrés.

Les saillies tiennent en quelque sorte dans l'esprit le même rang que l'humeur peut avoir dans les passions. Elles ne supposent pas nécessairement de grandes lumières, elles peignent le caractère de l'esprit ; ainsi ceux qui approfondissent vivement les choses, ont des saillies de réflexion les gens d'une imagination heureuse, des saillies d'imagination; d'autres des saillies de mémoire; les méchans, des méchancetés; les gens gais, des choses plaisantes, etc.

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Les gens du monde qui font leur étude de ce qui peut plaire, ont porté plus loin que les autres ce genre d'esprit; mais, parcequ'il est difficile aux hommes de ne pas outrer ce qui est bien, ils ont fait du plus naturel de tous les dons un jargon plein d'affectation. L'envie de briller leur a fait abandonner par réflexion le vrai et le solide, pour courir sans cesse après les allusions et les jeux d'imagination les plus frivoles; il semble qu'ils soient convenus de ne plus rien dire de suivi, et de ne saisir dans les choses que ce qu'elles ont de plaisant, et leur surface. Cet esprit qu'ils croient si aimable, est sans doute bien éloigné de la nature, qui se plaît à se reposer sur les sujets qu'elle embellit, et trouve la variété dans la fécondité de ses lumières, bien plus que dans la diversité de ses objets. Un agrément si faux et si superficiel est un art ennemi du cœur et de l'esprit, qu'il resserre dans des bornes étroites; un art qui ôte la vie de tous les discours en bannissant le sentiment qui en est l'âme, et qui rend les conversations du monde aussi ennuyeuses qu'insensées et ridicules.

12. Du Goût.

Le goût est une aptitude à bien juger des objets du sentiment. Il faut donc avoir de l'âme pour avoir du goût; il faut avoir aussi de la pénétration, parce que c'est l'intelligence qui remue le sentiment. Ce que l'esprit ne pénètre qu'avec peine, ne va pas souvent jusqu'au cœur, ou n'y fait qu'une impression faible; c'est là ce qui fait que les choses qu'on ne peut saisir d'un coupd'œil, ne sont point du ressort du goût.

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