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peuple qu'il avait soumis, et qui sut toujours subjuguer par les bienfaits ou par la force, le courage ailleurs indomptable de ses ennemis.

Voyons ce qui suit :

J'admirerai dans Alexandre

Ce que j'abhorre en Attila !

Je ne sais quel était le caractère d'Attila; mais je suis forcé d'admirer les rares talens d'Alexandre, et cette hauteur de génie qui, soit dans le gouvernement, soit dans la guerre, soit dans les sciences, soit même dans sa vie privée, l'a toujours fait paraître comme un homme extraordinaire, et qu'un instinct grand et sublime dispensait des moindres vertus. Je veux révérer un héros qui, parvenu au faîte des grandeurs humaines, ne dédaignait pas l'amitié; qui, dans cette haute fortune, respectait encore le mérite; qui aima mieux s'exposer à mourir que de soupçonner son médecin de quelque crime, et d'affliger, par une défiance qu'on n'aurait pas blâmée, la fidélité d'un sujet qu'il estimait le maître le plus libéral qu'il y eut jamais, jusqu'à ne réserver pour lui que l'espérance; plus prompt à réparer ses injustices qu'à les commettre, et plus pénétré de ses fautes que de ses triomphes; né pour conquérir l'univers, parce qu'il était digne de lui commander; et en quelque sorte excusable de s'être fait rendre les honneurs divins dans un temps où toute la terre adorait des dieux moins aimables. Rousseau paraît donc trop injuste, lorsqu'il ose ajouter d'un si grand homme :

Mais à la place de Socrate

Le fameux vainqueur de l'Euphrate

Sera le dernier des mortels.

Apparemment que Rousseau ne voulait épargner aucun conquérant; et voici comme il parle encore :

L'inexpérience indocile

Du compagnon de Paul-Émile

Fit tout le succès d'Annibal.

Combien toutes ces réflexions ne sont-elles pas superficielles? Qui ne sait que la science de la guerre consiste à profiter des fautes de son ennemi? Qui ne sait qu'Annibal s'est montré aussi grand dans ses défaites que dans ses victoires?

S'il était reçu de tous les poëtes, comme il l'est du reste des hommes, qu'il n'y a rien de beau dans aucun genre que le vrai, et que les fictions mêmes de la poésie n'ont été inventées que pour peindre plus vivement la vérité, que pourrait-on penser des invectives que je viens de rapporter? Serait-on trop sévère de

juger que l'ode à la Fortune n'est qu'une pompeuse déclamation et un tissu de lieux communs énergiquement exprimés?

Je ne dirai rien des allégories et de quelques autres ouvrages de Rousseau. Je n'oserais surtout juger d'aucun ouvrage allégorique, parce que c'est un genre que je n'aime pas mais je louerai volontiers ses épigrammes, où l'on trouve toute la naïveté de Marot avec une énergie que Marot n'avait pas. Je louerai des morceaux admirables dans ses épîtres, où le génie de ses épigrammes se fait singulièrement apercevoir. Mais en admirant ces morceaux, si dignes de l'être, je ne puis m'empêcher d'être choqué de la grossièreté insupportable qu'on remarque en d'autres endroits. Rousseau voulant dépeindre, dans l'Epitre aux Muses, je ne sais quel mauvais poëte, il le compare à un oison que la flatterie enhardit à préférer sa voix au chant du cygne. Un autre oison lui fait un long discours pour l'obliger à chanter, et Rousseau continue ainsi :

A ce discours, notre oiseau tout gaillard
Perce le ciel de son cri nazillard :

Et tout d'abord, oubliant leur mangeaille,
Vous eussiez vu canards, dindons, poulaille,
De toutes parts accourir, l'entourer,
Battre de l'aile, applaudir, admirer,
Vanter la voix dont nature le doue,
Et faire nargue au cygne de Mantoue.
Le chant fini, le pindarique oison,
Se rengorgeant, rentre dans la maison,
Tout orgueilleux d'avoir, par son ramage,

Du poulailler mérité le suffrage.

On ne nie pas qu'il n'y ait quelque force dans cette peinture; mais combien en sont basses les images! La même épître est remplie de choses qui ne sont ni plus agréables ni plus délicates. C'est un dialogue avec les Muses, qui est plein de longueurs, dont les transitions sont forcées et trop ressemblantes; où l'on trouve à la vérité de grandes beautés de détail, mais qui en rachètent à peine les défauts. J'ai choisi cette épître exprès, ainsi que l'ode à la Fortune, afin qu'on ne m'accusât pas de rapporter les ouvrages les plus faibles de Rousseau pour diminuer l'estime que l'on doit aux autres. Puis-je me flatter en cela d'avoir contenté la délicatesse de tant de gens de goût et de génie, qui respectent tous les écrits de ce poëte? Quelque crainte que je doive avoir de me tromper, en m'écartant de leur sentiment et de celui du public, je hasarderai encore ici une réflexion. C'est que le vieux langage employé par Rousseau dans ses meilleures épîtres, ne me paraît ni nécessaire pour écrire naïvement, ni assez noble pour la poésie. C'est à ceux qui font profession eux-mêmes de

cet art, à prononcer là-dessus. Je leur soumets sans répugnance toutes les remarques que j'ai osé faire sur les plus illustres écrivains de notre langue. Personne n'est plus passionné que je le suis pour les véritables beautés de leurs ouvrages. Je ne connais peut-être pas tout le mérite de Rousseau; mais je ne serai pas fâché qu'on me détrompe des défauts que j'ai cru pouvoir lui reprocher. On ne saurait trop honorer les grands talens d'un auteur dont la célébrité a fait les disgrâces, comme c'est la coutume chez les hommes, et qui n'a pu jouir dans sa patrie de la réputation qu'il méritait, que lorsqu'accablé sous le poids de l'humiliation et de l'exil, la longueur de son infortume a désarmé la haine de ses ennemis et fléchi l'injustice de l'envie.

8. QUINAULT.

On ne peut trop aimer la douceur, la mollesse, la facilité et l'harmonie tendre et touchante de la poésie de Quinault. On peut même estimer beaucoup l'art de quelques uns de ses opéras, intéressans par le spectacle dont ils sont remplis, par l'invention ou la disposition des faits qui les composent, par le merveilleux qui y règne, et enfin par le pathétique des situations, qui donne lieu à celui de la musique, et qui l'augmente nécessairement. Ni la grâce, ni la noblesse, ni le naturel, n'ont manqué à l'auteur de ces poëmes singuliers. Il y a presque toujours de la naïveté dans son dialogue, et quelquefois du sentiment. Ses vers sont semés d'images charmantes et de pensées ingénieuses. On admirerait trop les fleurs dont il se pare, s'il eût évité les défauts qui font languir quelquefois ses beaux ouvrages. Je n'aime pas les familiarités qu'il a introduites dans ses tragédies: je suis fâché qu'on trouve dans beaucoup de scènes, qui sont faites pour inspirer la terreur et la pitié, des personnages, qui, par le contraste de leurs discours avec les intérêts des malheureux, rendent ces mêmes scènes ridicules, et en détruisent tout le pathétique. Je ne puis m'empêcher encore de trouver ses meilleurs opéras trop vides de choses, trop négligés dans les détails, trop fades même dans bien des endroits. Enfin je pense qu'on a dit de lui avec vérité qu'il n'avait fait qu'effleurer d'ordinaire les passions. Il me paraît que Lulli a donné à sa musique un caractère supérieur à la poésie de Quinault. Lulli s'est élevé souvent jusqu'au sublime par la grandeur et par le pathétique de ses expressions; et Quinault n'a d'autre mérite à cet égard que celui d'avoir fourni les situations et les caneyas auxquels le musicien a fait recevoir la profonde empreinte de son génie. Ce sont sans doute les défauts de ce poëte et la faiblesse de ses premiers ouvrages, qui ont fermé les yeux de Despréaux sur son

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mérite; mais Despréaux peut être excusable de n'avoir pas cru que l'opéra, théâtre plein d'irrégularités et de licences, eût atteint, en naissant, sa perfection. Ne penserions-nous pas encore qu'il manque quelque chose à ce spectacle, si les efforts inutiles de tant d'auteurs renommés ne nous avaient fait supposer que le défaut de ces poëmes était peut-être un vice irréparable? Cependant je conçois sans peine qu'on ait fait à Despréaux un grand reproche de sa sévérité trop opiniâtre (1). Avec des talens si aimables que ceux de Quinault, et la gloire qu'il a d'être l'inventeur de son genre, on ne saurait être surpris qu'il ait des partisans très-passionnés, qui pensent qu'on doit respecter ses défauts mêmes. Mais cette excessive indulgence de ses admirateurs me fait comprendre encore l'extrême rigueur de ses critiques. Je vois qu'il n'est point dans le caractère des hommes de juger du mérite d'un autre homme par l'ensemble de ses qualités; on envisage sous divers aspects le génie d'un auteur illustre; on le méprise ou l'admire avec une égale apparence de raison, selon les choses que l'on considère en ses ouvrages. Les beautés que Quinault a imaginées demandent grâce pour ses défauts; mais j'avoue que je voudrais bien qu'on se dispensât de copier jusqu'à ses fautes. Je suis fâché qu'on désespère de mettre plus de passion, plus de conduite, plus de raison et plus de force dans nos opéras que leur inventeur n'y en a mis. J'aimerais qu'on en retranchât le nombre excessif de refreins qui s'y rencontrent, qu'on ne refroidît pas les tragédies par des puérilités, et qu'on ne fit pas des paroles pour le musicien, entièrement vides de sens. Les divers morceaux qu'on admire dans Quinault, prouvent qu'il y a peu de beautés incompatibles avec la musique, et que c'est la faiblesse des poëtes ou celle du genre, qui fait languir tant d'opéras, faits à la hâte et aussi mal écrits qu'ils sont frivoles.

9. Sur quelques ouvrages de VOLTAIRE.

Après avoir parlé de Rousseau et des plus grands poëtes du siècle passé, je crois que ce peut être ici la place de dire quelque chose des ouvrages d'un homme qui honore notre siècle, et qui n'est ni moins grand, ni moins célèbre que tous ceux qui l'ont précédé, quoique sa gloire, plus près de nos yeux, soit plus exposée à l'envie.

(1) Boileau a cependant dit lui-même, dans la préface de la dernière édition de ses OEuvres, que dans le temps où il écrivit contre Quinault, tous deux étaient fort jeunes, et Quinault n'avait pas fait alors beaucoup d'ouvrages, qui lui ont dans la suite acquis une juste réputation. Ce sont les expressions dont il se sert.

Il ne m'appartient pas de faire une critique raisonnée de tous ses écrits, qui passent de bien loin mes connaissances et la faible étendue de mes lumières : ce soin me convient d'autant moins qu'une infinité d'hommes plus instruits que moi ont déjà fixé les idées qu'on doit en avoir. Ainsi je ne parlerai pas de la Henriade, qui, malgré les défauts qu'on lui impute et ceux qui y sont en effet, passe néanmoins, sans contestation, pour le plus grand ouvrage de ce siècle, et le seul poëme, en ce genre, de notre nation.

Je dirai peu de chose encore de ses tragédies: comme il n'y en a aucune qu'on ne joue au moins une fois chaque année, tous ceux qui ont quelque étincelle de bon goût peuvent y remarquer d'eux-mêmes le caractère original de l'auteur, les grandes pensées qui y règnent, les morceaux éclatans de poésie qui les embellissent, la manière forte dont les passions y sont ordinairement traitées, et les traits hardis et sublimes dont elles sont pleines.

Je ne m'arrêterai donc pas à faire remarquer dans Mahomet, cette expression grande et tragique du genre terrible, qu'on croyait épuisée par l'auteur d'Electre. Je ne parlerai pas de la tendresse répandue dans Zaïre, ni du caractère théâtral des passions violentes d'Hérode, ni de la singulière et noble nouveauté d'Alzire, ni des éloquentes harangues qu'on voit dans la Mort de César, ni enfin de tant d'autres pièces, toutes différentes, qui font admirer le génie et la fécondité de leur auteur. Mais parce que la tragédie de Mérope me paraît encore mieux écrite, plus touchante et plus naturelle que les autres, je n'hésiterai pas à lui donner la préférence. J'admire les grands caractères qui y sont décrits; le vrai qui règne dans les sentimens et les expressions, la simplicité sublime et tout-à-fait nouvelle sur notre théâtre, du rôle d'Egiste, la tendresse impétueuse de Mérope, ses discours coupés, véhémens, et tantôt remplis de violence, tantôt de hauteur. Je ne suis pas assez tranquille à une pièce qui produit de si grands mouvemens, pour examiner si les règles et les vraisemblances sévères n'y sont pas blessées. La pièce me serre le cœur dès le commencement, et me mène jusqu'à la catastrophe, sans me laisser la liberté de respirer.

S'il y a donc quelqu'un qui prétende que la conduite de l'ouvrage est peu régulière, et qui pense qu'en général M. de Voltaire n'est pas heureux dans la fiction ou dans le tissu de ses pièces, sans entrer dans cette question, trop longue à discuter, je me contenterai de lui répondre que ce même défaut dont on accuse M. de Voltaire a été reproché très-justement à plusieurs pièces excellentes, sans leur faire tort. Les dénoûmens de Molière sont peu estimés, et le Misanthrope, qui est le chef-d'œu

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