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Racine: il est rare qu'il s'en écarte; et j'en rapporterais de grands exemples, sises ouvrages étaient moins connus.

Il est vrai qu'il la quitte un peu, par exemple, lorsqu'il met dans la bouche du même Acomat :

Et, s'il faut que je meure,

Mourons; moi, cher Osmin, comme un visir; et toi,
Comme le favori d'un homme tel que moi.

Ces paroles ne sont peut-être pas d'un grand homme; mais je les cite, parce qu'elles semblent imitées du style de Corneille; c'est là ce que j'appelle, en quelque sorte, parler pour se faire connaître, et dire de grandes choses sans les inspirer.

Mais écoutons Corneille même, et voyons de quelle manière il caractérise ses personnages : c'est le comte qui parle dans le Cid:

Les exemples vivans sont d'un autre pouvoir;

Un prince, dans un livre, apprend mal son devoir.
Et qu'a fait, apiès tout, ce grand nombre d'années,
Que ne puisse égaler une de mes journées?

Si vous fûtes vaillant, je le suis aujourd'hui ;
Et ce bras du royaume est le plus ferme appui.
Grenade et l'Aragon tremblent quand ce fer brille :
Mon nom sert de rempart à toute la Castille;
Sans moi vous passeriez bientôt sous d'autres lois,
Et vous auriez bientôt vos ennemis pour rois.

Chaque jour, chaque instant, pour rehausser ma gloire,
Met lauriers sur lauriers, victoire sur victoire.
Le prince à mes côtés ferait, dans les combats,
L'essai de son courage à l'ombre de mon bias;

Il apprendrait à vaincre en me regardant faire, etc.

Il n'y a peut-être personne aujourd'hui, qui ne sente la ridicule ostentation de ces paroles, et je crois qu'elles ont été citées long-temps avant moi. Il faut les pardonner au temps où Corneille a écrit, et aux mauvais exemples qui l'environnaient. Mais voici d'autres vers qu'on loue encore, et qui, n'étant pas aussi affectés, sont plus propres, par cet endroit même, à faire illusion. C'est Cornélie, veuve de Pompée, qui parle à César :

César; car le destin, que dans tes fers je brave,
M'a fait ta prisonnière, et non pas ton esclave;
Et tu ne prétends pas qu'il m'abatte le cœur,
Jusqu'à te rendre hommage, et te nommer seigneur.
De quelque rude trait qu'il n'ose avoir frappee,
Veuve du jeune Crasse et veuve de Pompée,
Fille de Scipion, et pour te dire plus,
Romaine, mon courage est encore au dessus, etc.

Je te l'ai déjà dit, César, je suis romaine : Vauvenargues.

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Et quoique ta captive, un cœur comme le mien,
De peur de s'oublier, ne te demande rien.

Ordonne, et sans vouloir qu'il trenible on s'humilie,
Souviens-toi seulement que je suis Cornélie.

Et dans un autre endroit où la même Cornélie parle de César, qui punit les meurtriers du grand Pompée :

Tant d'intérêts sont joints à ceux de mon époux
Que je ne devrais rien à ce qu'il fait pour nous,
Si, comme par soi-même, un grand cœur juge un autre,

Je n'aimais mieux juger sa vertu par la nôtre;

Et croire que nous seuls armons ce combattant,

Parce qu'au point qu'il est, j'en voudrais faire autant.

Il me paraît, dit encore Fénélon, dans sa lettre déjà citée, page 353, qu'on a donné souvent aux Romains un discours trop fastueux..... Je ne trouve point de proportion entre l'emphase avec laquelle Auguste parle dans la tragédie de Cinna, et la modeste simplicité avec laquelle Suétone le dépeint dans tout le détail de ses mœurs. Tout ce que nous voyons dans Tite-Live, dans Plutarque, dans Cicéron, dans Suétone, nous représente les Romains comme des hommes hautains dans leurs sentimens, mais simples, naturels et modestes dans leurs paroles, etc.

Cette affectation de grandeur que nous leur prêtons, m'a toujours paru le principal défaut de notre théâtre, et l'écueil ordinaire des poëtes. Je n'ignore pas que la hauteur est en possession d'en imposer à l'esprit humain; mais rien ne décèle plus parfaitement aux esprits fins une hauteur fausse et contrefaite, qu'un discours fastueux et emphatique.

Il est aisé d'ailleurs aux moindres poëtes, de mettre dans la bouche de leurs personnages des paroles fières. Ce qui est difficile, c'est de leur faire tenir ce langage hautain avec vérité et à propos. C'était le talent admirable de Racine, et celui qu'on a le moins remarqué dans ce grand homme. Il y a toujours si peu d'affectation dans ses discours, qu'on ne s'aperçoit pas de la hauteur qu'on y rencontre. Ainsi lorsqu'Agrippine, arrêtée par l'ordre de Néron, et obligée de se justifier, commence par ces mots si simples:

Approchez-vous, Néron, et prenez votre place.

On veut, sur vos soupçons, que je vous satisfasse, etc.

je ne crois pas que beaucoup de personnes fassent attention qu'elle commande en quelque manière à l'empereur de s'approcher et de s'asseoir, elle qui était réduite à rendre compte de sa vie, non à son fils, mais à son maître. Si elle eût dit comme Cornélie :

Néron; car le destin, que dans tes fers je brave,
M'a fait ta prisonnière, et non pas ton esclave;
Et tu ne prétends pas qu'il m'abatte le cœur,

Jusqu'à te rendre hommage, et te nommer seigneur.

alors je ne doute pas que bien des gens n'eussent applaudi à ces paroles, et les eussent trouvées fort élevées.

Corneille est tombé trop souvent dans ce défaut de prendre l'ostentation pour la hauteur, et la déclamation pour l'éloquence; et ceux qui se sont aperçus qu'il était peu naturel à beaucoup d'égards, ont dit, pour le justifier, qu'il s'était attaché à peindre les hommes tels qu'ils devaient être. Il est donc vrai du moins qu'il ne les a pas peints tels qu'ils étaient. C'est un grand aveu que cela. Corneille a cru donner sans doute à ses héros un caractère supérieur à celui de la nature. Les peintres n'ont pas eu la même présomption. Lorsqu'ils ont voulu peindre les anges, ils ont pris les traits de l'enfance : ils ont rendu cet hommage à la nature, leur riche modèle. C'était néanmoins un beau champ pour leur imagination; mais c'est qu'ils étaient persuadés que l'imagination des hommes, d'ailleurs si féconde en chimères, re pouvait donner de la vie à ses propres inventions. Si Corneille eût fait attention que tous les panégyriques étaient froids, il en aurait trouvé la cause en ce que les orateurs voulaient accommoder les hommes à leurs idées, au lieu de former leurs idées sur les hommes.

Mais l'erreur de Corneille ne me surprend point le bon goût n'est qu'un sentiment fin et fidèle de la belle nature, et n'appartient qu'à ceux qui ont l'esprit naturel. Corneille, né dans un siècle plein d'affectation, ne pouvait avoir le goût juste. Aussi l'a-t-il fait paraître non-seulement dans ses ouvrages, mais encore dans le choix de ses modèles, qu'il a pris chez les espagnols et les latins, auteurs pleins d'enflure, dont il a préféré la force gigantesque à la simplicité plus noble et plus touchante des poëtes grecs.

De là ses antithèses affectées, ses négligences basses, ses licences continuelles, son obscurité, son emphase, et enfin ces phrases synonymes, où la même pensée est plus remaniée que la division d'un sermon.

De là encore ces disputes opiniâtres, qui refroidissent quelquefois les plus fortes scènes, et où l'on croit assister à une thèse publique de philosophie, qui noue les choses pour les dénouer. Les premiers personnages de ses tragédies argumentent alors avec les tournures et les subtilités de l'école, et s'amusent à faire des jeux frivolés de raisonnemens et de mots, comme des écoliers ou des légistes. C'est ainsi que Cinna dit :

Que le peuple aux tyrans ne soit plus exposé.
S'il eût puni Sylla, César eût moins osé.

Car il n'y a personne qui ne prévienne la réponse de Maxime :

Mais la mort de César, que vous trouvez si juste,
A servi de prétexte aux cruautés d'Auguste.
Voulant nous affranchir, Brute s'est abusé;
S'il n'eût puni César, Auguste eût moins osé.

Cependant je suis moins choqué de ces subtilités, que des grossièretés de quelques scènes. Par exemple, lorsque Horace quitte Curiace, c'est-à-dire, dans un dialogue d'ailleurs admirable, Curiace parle ainsi d'abord :

Je vous connais encore, et c'est ce qui me tue.
Mais cette âpre vertu ne m'était point connue :
Comme notre malheur, elle est au plus haut point;
Souffrez que je l'admire, et ne l'imite point.

Horace, le héros de cette tragédie, lui répond :

Non, non, n'embrassez pas de vertu par contrainte ;
Et puis que vous trouvez plus de charme à la plainte,
En toute liberté goûtez un bien si doux.

Voici venir ma sœur pour se plaindre avec vous.

Ici Corneille veut peindre apparemment une valeur féroce; mais la férocité s'exprime-t-elle ainsi contre un ami et un rival modeste? La fierté est une passion fort théâtrale; mais elle dégénère en vanité et en petitesse, sitôt qu'elle se montre sans qu'on la provoque.

Me permettra-t-on de le dire? il me semble l'idée des que caractères de Corneille est presque toujours assez grande; mais l'exécution en est quelquefois bien faible, et le coloris faux ou peu agréable. Quelques uns des caractères de Racine peuvent bien manquer de grandeur dans le dessein; mais les expressions sont toujours de main de maître, et puisées dans la vérité et la nature. J'ai cru remarquer encore qu'on ne trouvait guère dans les personnages de Corneille, de ces traits simples qui annoncent une grande étendue d'esprit. Ces traits se rencontrent en foule dans Roxane, dans Agrippine, Joad, Acomat, Athalie.

Je ne puis cacher ma pensée : il était donné à Corneille de peindre des vertus austères, dures et inflexibles; mais il appartient à Racine de caractériser les esprits supérieurs, et de les caractériser sans raisonnemens et sans maximes, par la seule nécessité où naissent les grands hommes d'imprimer leur caractère dans leurs expressions. Joad ne se montre jamais avec plus d'avantage que lorsqu'il parle avec une simplicité majestueuse et tendre au petit Joas, et qu'il semble cacher tout son esprit

pour se proportionner à cet enfant : de même Athalie. Corneille, au contraire, se guinde souvent pour élever ses personnages; et on est étonné que le même pinceau ait caractérisé quelquefois l'héroïsme avec des traits si naturels et si énergiques.

Que dirai-je encore de la pesanteur qu'il donne quelquefois aux plus grands hommes? Auguste, en parlant à Cinna, fait d'abord un exorde de rhéteur. Remarquez que je prends l'exemple de tous ses défauts dans les scènes les plus admirées.

Prends un siége, Cinna, prends, et sur toute chose,
Observe exactement la loi que je t'impose;

Prête, sans te troubler, l'oreille à mes discours;
D'aucun mot, d'aucun cri, n'en interromps le cours;
Tiens ta langue captive; et si ce grand silence

A ton émotion fait trop de violence,

Tu pourras me répondre après tout à loisir :

Sur ce point seulement contente mon désir.

De combien la simplicité d'Agrippine, dans Britannicus, estelle plus noble et plus naturelle ?

Approchez-vous, Néron, etc.

Cependant, lorsqu'on fait le parallèle de ces deux poëtes, il semble qu'on ne convienne de l'art de Racine que pour donner à Corneille l'avantage du génie. Qu'on emploie cette distinction pour marquer le caractère d'un faiseur de phrases, je la trouverai raisonnable; mais lorsqu'on parle de l'art de Racine, l'art qui met toutes les choses à leur place, qui caractérise les hommes, leurs passions, leurs mœurs, leur génie; qui chasse les obscurités, les superfluités, les faux brillans; qui peint la nature avec feu, avec sublimité et avec grâce; que peut-on penser d'un tel art, si ce n'est qu'il est le génie des hommes extraordinaires, et l'original même de ces règles que les écrivains sans génie embrassent avec tant de zèle et avec si peu de succès? Qu'est-ce, dans la Mort de César, que l'art des harangues d'Antoine, si ce n'est le génie d'un esprit supérieur, et celui de la vraie éloquence?

C'est le défaut trop fréquent de cet art, qui gâte les plus beaux ouvrages de Corneille. Je ne dis pas que la plupart de ses tragédies ne soient très-bien imaginées et très-bien conduites. Je crois même qu'il a connu mieux que personne l'art des situations et des contrastes. Mais l'art des expressions et l'art des vers, qu'il a si souvent négligés ou pris à faux, déparent ses autres beautés. Il paraît avoir ignoré que pour être lu avec plaisir, ou même pour faire illusion à tout le monde dans la représentation d'un poëme dramatique, il fallait, par une éloquence continue, soutenir l'attention des spectateurs, qui se relâche et se rebute

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