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et ne pas s'y laisser abattre, ni craindre de se découvrir; ceux qui pénétreront ses faibles, tâcheront de s'en prévaloir; mais ils le pourront rarement. Le cardinal de Retz disait à ses principaux domestiques : « Vous êtes deux ou trois à qui je n'ai pu » me dérober; mais j'ai si bien établi ma réputation, et par » vous-mêmes, qu'il vous serait impossible de me nuire quand » vous le voudriez. » Il ne mentait pas : son historien rapporte qu'il s'était battu avec un de ses écuyers, qui l'avait accablé de coups, sans qu'une aventure si humiliante pour un homme de ce caractère et de ce rang, ait pu lui abattre le cœur ou faire aucun tort à sa gloire : mais cela n'est pas surprenant; combien d'hommes déshonorés soutiennent par leur seule audace la conviction publique de leur infamie, et font face à toute la terre? Si l'effronterie peut autant, que ne fera pas la constance? Le courage surmonte tout.

19. Sur la Libéralité.

Un homme très-jeune peut se reprocher comme une vanité onéreuse et inutile la secrète complaisance qu'il y a à donner. J'ai cu cette crainte moi-même avant de connaître le monde : quand j'ai vu l'étroite indigence où vivent la plupart des hommes, et l'énorme pouvoir de l'intérêt sur tous les cœurs, j'ai changé d'avis, et j'ai dit : Voulez-vous que tout ce qui vous environne vous montre un visage content, vos enfans, vos domestiques, votre femme, vos amis et vos ennemis, soyez libéral ; voulez-vous conserver impunément beaucoup de vices, avez-vous besoin qu'on vous pardonne des mœurs singulières ou des ridicules; voulez-vous rendre vos plaisirs faciles, et faire que les hommes vous abandonnent leur conscience, leur honneur, leurs préjugés, ceux même dont ils font plus de bruit? tout cela dépendra de vous; quelque affaire que vous ayez, et quels que puissent être les hommes avec qui vous voulez traiter, vous ne trouverez rien de difficile si vous savez donner à propos. L'économe qui a des vues courtes n'est pas seulement en garde contre ceux qui peuvent le tromper, il appréhende aussi d'être dupe de lui-même; s'il achète quelque plaisir qu'il lui eût été impossible de se procurer autrement, il s'en accuse aussitôt comme d'une faiblesse : lorsqu'il voit un homme qui se plaît à faire louer sa générosité et à surpayer les services, il le plaint de cette illusion : croyez-vous de bonne foi, lui dit-il, qu'on vous en ait plus d'obligation? Un misérable se présente à lui, qu'il pourrait soulager et combler de joie à peu de frais; il en a d'abord compassion, et puis il se reprend et pense: c'est un homme que je ne verrai plus. Un autre malheureux s'offre encore à lui, et il fait le même raison

nement. Ainsi toute sa vie se passe sans qu'il trouve l'occasion d'obliger personne, de se faire aimer, d'acquérir une considération utile et légitime : il est défiant et inquiet, sévère à luimême et aux siens, père et maître dur et fàcheux; les détails frivoles de son domestique le brouillent comme les affaires les plus importantes, parce qu'il les traite avec la même exactitude : il ne pense pas que ses soins puissent être mieux employés, incapable de concevoir le prix du temps, la réalité du mérite et l'utilité des plaisirs.

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Il faut avouer ce qui est vrai : il est difficile, surtout aux ambitieux, de conduire une fortune médiocre avec sagesse, et de satisfaire en même temps des inclinations libérales, des besoins présens, etc.; mais ceux qui ont l'esprit véritablement élevé se déterminent selon l'occurence, par des sentimens où la prudence ordinaire ne saurait atteindre je vais m'expliquer. Un homme né vain et paresseux, qui vit sans dessein et sans principes, cède indifféremment à toutes ses fantaisies, achète un cheval trois cents pistoles, qu'il laisse pour cinquante quelques mois après; donne dix louis à un joueur de gobelets qui lui a montré quelques tours, et se fait appeler en justice par un domestique qu'il a renvoyé injustement, et auquel il refuse de payer des avances faites à son service.

Quiconque a naturellement beaucoup de fantaisies, a peu de jugement, et l'âme probablement faible. Je méprise autant que personne des hommes de ce caractère; mais je dis hardiment aux autres: Apprenons à subordonner les petits intérêts aux grands, même éloignés, et faisons généreusement et sans compter, tout le bien qui tente nos cœurs: on ne peut être dupe d'aucune

vertu.

20. Maxime de Pascal, expliquée.

Le peuple et les habiles composent, pour l'ordinaire, le train du monde : les autres le méprisent, et en sont méprisés : maxime admirable de Pascal, mais qu'il faut bien entendre. Qui croirait que Pascal a voulu dire que les habiles doivent vivre dans l'inapplication et la mollesse, etc., condamnerait toute la vie de Pascal par sa propre maxime; car personne n'a moins vécu comme le peuple que Pascal à ces égards: donc le vrai sens de Pascal, c'est que tout homme qui cherche à se distinguer par des apparences singulières, qui ne rejette pas les maximes vulgaires, parce qu'elles sont mauvaises, mais parce qu'elles sont vulgaires; qui s'attache à des sciences stériles, purement curieuses et de nul usage dans le monde; qui est pourtant gonflé de cette fausse science, et ne peut arriver à la véritable; un tel homme, comme

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il dit plus haut, trouble le monde, et juge plus mal que les autres. En deux mots, voici sa pensée, expliquée d'une autre manière Ceux qui n'ont qu'un esprit médiocre ne pénètrent pas jusqu'au bien ou jusqu'à la nécessité qui autorise certains usages, et s'érigent mal à propos en réformateurs de leur siècle : les habiles mettent à profit la coutume bonne ou mauvaise, abandonnent leur extérieur aux légèretés de la mode, et savent se proportionner au besoin de tous les esprits.

21. L'Esprit naturel et le simple.

L'esprit naturel et le simple peuvent en mille manières se confondre, et ne sont pas néanmoins toujours semblables. On appelle esprit naturel, un instinct qui prévient la réflexion, et se caractérise par la promptitude et par la vérité du sentiment. Cette aimable disposition prouve moins ordinairement une grande sagacité qu'une âme naturellement vive et sincère, qui ne peut retenir ni farder sa pensée, et la produit toujours avec la grâce d'un secret échappé à la franchise. La simplicité est aussi un don de l'âme, qu'on reçoit immédiatement de la nature et qui en porte le caractère : elle ne suppose pas nécessairement l'esprit supérieur, mais il est ordinaire qu'elle l'accompagne; elle exclut toute sorte de vanités et d'affectations, témoigne un esprit juste, un cœur noble, un sens droit, un naturel riche et modeste, qui peut tout puiser dans son fonds et ne veut se parer de rien. Ces deux caractères comparés ensemble, je crois sentir que la simplicité est la perfection de l'esprit naturel; et je ne suis plus étonné de la rencontrer si souvent dans les grands hommes: les autres ont trop peu de fonds et trop de vanité pour s'arrêter dans leur propre sphère, qu'ils sentent si petite et si bornée.

22. Du Bonheur.

Quand on pense que le bonheur dépend beaucoup du caractère, on a raison; si on ajoute que la fortune y est indifférente c'est aller trop loin: il est faux encore que la raison n'y puisse rien, ou qu'elle y puisse tout.

On sait que le bonheur dépend aussi des rapports de notre condition avec nos passions : on n'est pas nécessairement heureux par l'accord de ces deux parties; mais on est toujours malheureux par leur opposition et par leur contraste : de même la prospérité ne nous satisfait pas infailliblement; mais l'adversité nous apporte un mécontentement inévitable.

Parce que notre condition naturelle est misérable, il ne s'ensuit pas qu'elle le soit également pour tous; qu'il n'y ait pas dans la même vie des temps plus ou moins agréables, des degrés de

bonheur et d'affliction: donc les circonstances différentes décident beaucoup; et on a tort de condamner les malheureux, comme incapables, par leur caractère, de bonheur.

23. Conseils à un jeune homme.

§ I.

Que je serai fâché, mon cher ami, si vous adoptez des maximes qui puissent vous nuire ! Je vois avec regret que vous abandonnez par complaisance tout ce que la nature a mis en vous. Vous avez honte de votre raison, qui devrait faire honte à ceux qui en manquent. Vous vous défiez de la force et de la hauteur de votre âme, et vous ne vous défiez pas des mauvais exemples. Vous êtes-vous donc persuadé qu'avec un esprit trèsardent et un caractère élevé, vous puissiez vivre honteusement dans la mollesse comme un homme fou et frivole? Et qui vous assure que vous ne serez pas même méprisé dans cette carrière, étant né pour une autre? Vous vous inquiétez trop des injustices que l'on peut vous faire, et de ce qu'on pense de vous. Qui aurait cultivé la vertu, qui aurait tenté ou sa réputation, ou sa fortune par des voies hardies, s'il avait attendu que les louanges l'y encourageassent? Les hommes ne se rendent d'ordinaire sur le mérite d'autrui qu'à la dernière extrémité. Ceux que nous croyons nos amis sont assez souvent les derniers à nous accorder leur aveu. On a toujours dit que personne n'a créance parmi les siens; pourquoi? parce que les plus grands hommes ont eu leur progrès comme nous. Ceux qui les ont connus dans les imperfections de leurs commencemens, se les représentent toujours dans cette première faiblesse, et ne peuvent souffrir qu'ils sortent de l'égalité imaginaire où ils se croyaient avec eux : mais les étrangers sont plus justes, et enfin le mérite et le courage triomphent de tout.

S II.

Êtes-vous bien aise de savoir, mon cher ami, ce que bien des femmes appellent quelquefois un homme aimable? C'est un homme que personne n'aime, qui lui-même n'aime que soi et son plaisir, et en fait profession avec impudence; un homme par conséquent inutile aux autres hommes, qui pèse à la petite société qu'il tyrannise; qui est vain, avantageux, méchant même par principes; un esprit léger et frivole, qui n'a point de goût décidé; qui n'estime les choses et ne les recherche jamais pour elles-mêmes, mais uniquement selon la considération qu'il y croit attachée, et fait tout par ostentation; un homme souverainement confiant et dédaigneux, qui méprise les affaires et

ceux qui les traitent, le gouvernement et les ministres, les ouvrages et les auteurs; qui se persuade que toutes ces choses ne méritent pas qu'il s'y applique, et n'estime rien de solide que d'avoir des bonnes fortunes, ou le don de dire des riens ; qui prétend néanmoins à tout, et parle de tout sans pudeur; en un mot un fat sans vertus, sans talens, sans goût de la gloire, qui ne prend jamais dans les choses que ce qu'elles ont de plaisant, et met son principal mérite à tourner continuellement en ridicule tout ce qu'il connaît sur la terre de sérieux et de respectable.

Gardez-vous donc bien de prendre pour le monde ce petit cercle de gens insolens, qui ne comptent eux-mêmes pour rien le reste des hommes, et n'en sont pas moins méprisés. Des hommes si présomptueux passeront aussi vite que leurs modes, et n'ont pas plus de part au gouvernement du monde que les comédiens et les danseurs de corde: si le hasard leur donne sur quelque théâtre du crédit, c'est la honte de cette nation et la marque de la décadence des esprits. Il faut renoncer à la faveur lorsqu'elle sera leur partage: vous y perdrez moins qu'on ne pense; ils auront les emplois, vous aurez les talens; ils auront les honneurs, vous la vertu. Voudriez-vous obtenir leurs places au prix de leurs déréglemens, et par leurs frivoles intrigues? Vous le tenteriez en vain : il est aussi difficile de contrefaire la fatuité que la véritable vertu.

SIII.

Que le sentiment de vos faiblesses, mon aimable ami, ne vous tienne pas abattu. Lisez ce qui nous reste des plus grands hommes; les erreurs de leur premier âge effacées par la gloire de leur nom, n'ont pas toujours été jusqu'à leurs historiens; mais eux-mêmes les ont avouées en quelque sorte. Ce sont eux qui nous ont appris que tout est vanité sous le soleil; ils avaient donc éprouvé, comme tous les autres, de s'enorgueillir, de s'abattre, de se préoccuper de petites choses. Ils s'étaient trompés mille fois dans leurs raisonnemens et leurs conjectures; ils avaient eu Ja profonde humiliation d'avoir tort avec leurs inférieurs. Les défauts qu'ils cachaient avec le plus de soin, leur étaient souvent échappés; ainsi ils avaient été accablés en même temps par leur conscience et par la conviction publique: en un mot, c'étaient de grands hommes, mais c'étaient des hommes, et ils supportaient leurs défauts. On peut se consoler d'éprouver leurs faiblesses, lorsque l'on se sent le courage de cultiver leurs vertus. SIV.

Aimez la familiarité, mon cher ami; elle rend l'esprit souple,

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