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qui nous aiment et nous protègent; et l'habitude d'une juste dépendance en fait perdre le sentiment; mais il suffit d'être homme pour être bon père; et si l'on n'est homme de bien, il est rare qu'on soit bon fils.

Du reste, qu'on mette à la place de ce que je dis, la sympathie ou le sang, et qu'on me fasse entendre pourquoi le sang ne parle pas autant dans les enfans que dans les pères; pourquoi la sympathie périt quand la soumission diminue; pourquoi des frères souvent se haïssent sur des fondemens si légers, etc.

Mais quel est donc le noeud de l'amitié des frères? Une fortune, un nom communs; même naissance et même éducation; quelquefois même caractère; enfin l'habitude de se regarder comme appartenant les uns aux autres, et comme n'ayant qu'un seul être. Voilà ce qui fait que l'on s'aime, voilà l'amour-propre mais trouvez le moyen de séparer des frères d'intérêt, l'amitié lui survit à peine; l'amour-propre qui en était le fonds, se porte vers d'autres objets.

34. De l'Amour que l'on a pour les bêtes.

Il peut entrer quelque chose qui flatte les sens dans le goût qu'on nourrit pour certains animaux, quand ils nous appartiennent. J'ai toujours pensé qu'il s'y mêle de l'amour-propre : rien n'est si ridicule à dire, et je suis fâché qu'il soit vrai; mais nous sommes si vides, que s'il s'offre à nous la moindre ombre de propriété, nous nous y attachons aussitôt. Nous prêtons à un perroquet des pensées et des sentimens ; nous nous figurons qu'il nous aime, qu'il nous craint, qu'il sent nos faveurs, etc. Ainsi nous aimons l'avantage que nous nous accordons sur lui. Quel empire! mais c'est là l'homme.

35. De l'Amitié.

C'est l'insuffisance de notre être qui fait naître l'amitié, et c'est l'insuffisance de l'amitié même, qui la fait périr.

Est-on seul? on sent sa misère, on sent qu'on a besoin d'appui, on cherche un fauteur de ses goûts, un compagnon de ses plaisirs et de ses peines; on veut un homme dont on puisse posséder le cœur et la pensée. Alors l'amitié paraît être ce qu'il y a de plus doux au monde. A-t-on ce qu'on a souhaité, on change bientôt de pensée.

Lorsqu'on voit de loin quelque bien, il fixe d'abord nos désirs; et lorsqu'on y parvient, on en sent le néant. Notre âme, dont il arrêtait la vue dans l'éloignement, ne saurait s'y reposer quand elle voit au-delà : ainsi l'amitié, qui de loin bornait toutes nos prétentions, cesse de les borner de près; elle ne remplit pas le

vide qu'elle avait promis de remplir; elle nous laisse des besoins qui nous distraient et nous portent vers d'autres biens.

Alors on se néglige, on devient difficile, on exige bientôt comme un tribut les complaissances qu'on avait d'abord reçues comme un don. C'est le caractère des hommes de s'approprier peu à peu jusqu'aux grâces dont ils jouissent; une longue possession les accoutume naturellement à regarder les choses qu'ils possèdent comme à eux; ainsi l'habitude les persuade qu'ils ont un droit naturel sur la volonté de leurs amis. Ils voudraient s'en former un titre pour les gouverner; lorsque ces prétentions sont réciproques, comme on voit souvent, l'amour-propre s'irrite, et crie des deux côtés, produit de l'aigreur, des froideurs, et d'amères explications, etc.

On se trouve aussi quelquefois mutuellement des défauts qu'on s'était cachés; ou l'on tombe dans des passions qui dégoûtent de l'amitié, comme les maladies violentes dégoûtent des plus doux plaisirs.

Aussi les hommes les plus extrêmes ne sont pas les plus capables d'une constante amitié. On ne la trouve nulle part si vive et si solide que dans les esprits timides et sérieux, dont l'âme modérée connaît la vertu; car elle soulage leur cœur oppressé sous le mystère et sous le poids du secret, détend leur esprit, l'élargit, les rend plus confians et plus vifs, se mêle à leurs amusemens, à leurs affaires et à leurs plaisirs mystérieux : c'est l'âme de toute leur vie.

Les jeunes gens sont aussi très-sensibles et très-confians; mais la vivacité de leurs passions les distrait et les rend volages. La sensibilité et la confiance sont usées dans les vieillards; mais le besoin les rapproche, et la raison est leur lien; les uns aiment plus tendrement, les autres plus solidement.

Le devoir de l'amitié s'étend plus loin qu'on ne croit : nous suivons notre ami dans ses disgrâces; mais dans ses faiblesses, nous l'abandonnons : c'est être plus faible que lui.

Quiconque se cache, obligé d'avouer les défauts des siens, fait voir sa bassesse. Êtes-vous exempt de ces vices? déclarez-vous donc hautement; prenez sous votre protection la faiblesse des malheureux ; vous ne risquez rien en cela; mais il n'y a que les grandes âmes qui osent se montrer ainsi. Les faibles se désavouent les uns les autres, se sacrifient lâchement aux jugemens souvent injustes du public, ils n'ont pas de quoi résister, etc.

36. De l'Amour.

Il entre ordinairement beaucoup de sympathie dans l'amour, c'est-à-dire, une inclination dont les sens forment le nœud; mais quoiqu'ils en forment le noud, ils n'en sont pas toujours

l'intérêt principal; il n'est pas impossible qu'il y ait un amour exempt de grossièreté.

Les mêmes passions sont bien différentes dans les hommes. Le même objet peut leur plaire par des endroits opposés. Je suppose que plusieurs hommes s'attachent à la même femme; les uns l'aiment pour son esprit, les autres pour sa vertu, les autres pour ses défauts, etc., et il se peut faire encore que tous l'aiment pour des choses qu'elle n'a pas, comme lorsque l'on aime une femme légère que l'on croit solide. N'importe, on s'attache à l'idée qu'on se plaît à s'en figurer, ce n'est même que cette idée que l'on aime, ce n'est pas la femme légère. Ainsi l'objet des passions n'est pas ce qui les dégrade ou ce qui les ennoblit, mais la manière dont on envisage cet objet. Or j'ai dit qu'il était possible que l'on cherchât dans l'amour quelque chose de plus que l'intérêt de nos sens. Voici ce qui me le fait croire. Je vois tous les jours dans le monde qu'un homme environné de femmes auxquelles il n'a jamais parlé, comme à la messe, au sermon, ne se décide pas toujours pour celle qui est la plus jolie, et qui même lui paraît telle. Quelle est la raison. de cela? c'est que chaque beauté exprime un caractère tout particulier, et celui qui entre le plus dans le nôtre, nous le préférons. C'est donc le caractère qui nous détermine quelquefois; c'est donc l'âme que nous cherchons: on ne peut me nier cela. Donc tout ce qui s'offre à nos sens ne nous plaît alors que comme une image de ce qui se cache à leur vue; donc nous n'aimons alors les qualités sensibles que comme les organes de notre plaisir, et avec subordination aux qualités insensibles dont elles sont l'expression; donc il est au moins vrai que l'âme est ce qui nous touche le plus. Or ce n'est pas aux sens que l'âme est agréable, mais à l'esprit ainsi l'intérêt de l'esprit devient l'intérêt principal, et si celui des sens lui était opposé, nous le lui sacrifierions. On n'a donc qu'à nous persuader qu'il lui est vraiment opposé, qu'il est une tache pour l'âme. Voilà l'amour pur.

Amour cependant véritable, qu'on ne saurait confondre avec l'amitié; car dans l'amitié, c'est l'esprit qui est l'organe du sentiment; ici ce sont les sens. Et comme les idées qui viennent par les sens sont infiniment plus puissantes que les vues de la réflexion, ce qu'elles inspirent est passion. L'amitié ne va pas si loin; et malgré tout cela, je ne décide pas; je le laisse à ceux qui ont blanchi sur ces importantes questions.

37. De la Physionomie.

La physionomie est l'expression du caractère et celle du tempérament. Une sotte physionomie est celle qui n'exprime que la complexion, comme un tempérament robuste, etc.; mais il ne

faut jamais juger sur la physionomie: car il y a tant de traits mâles sur le visage et dans le maintien des hommes, que cela peut souvent confondre; sans parler des accidens qui défigurent les traits naturels, et qui empêchent que l'âme ne s'y manifeste, comme la petite-vérole, la maigreur, etc.

On pourrait conjecturer plutôt sur le caractère des hommes, par l'agrément qu'ils attachent à de certaines figures qui répondent à leurs passions; mais encore s'y tromperait-on.

38. De la Pitié.

La pitié n'est qu'un sentiment mêlé de tristesse et d'amour ; je ne pense pas qu'elle ait besoin d'être excitée par un retour sur nous-mêmes, comme on le croit. Pourquoi la misère ne pourraitelle sur notre cœur ce que fait la vue d'une plaie sur nos sens? N'y a-t-il pas des choses qui affectent immédiatement l'esprit ? L'impression des nouveautés ne prévient-elle pas toujours nos réflexions? Notre âme est-elle incapable d'un sentiment désin

téressé ?

39. De la Haine.

La haine est une déplaisance dans l'objet haï. C'est une tristesse qui nous donne, pour la cause qui l'excite, une secrète aversion on appelle cette tristesse jalousie, lorsqu'elle est un effet du sentiment de nos désavantages comparés au bien de quelqu'un. Quand il se joint à cette jalousie de la haine et une volonté de vengeance dissimulée par faiblesse, c'est envie.

Il y a peu de passions où il n'entre de l'amour ou de la haine. La colère n'est qu'une aversion subite et violente, enflammée d'un désir aveugle de vengeance.

L'indignation, un sentiment de colère et de mépris; le mépris, un sentiment mêlé de haine et d'orgueil; l'antipathie, une haine violente et qui ne raisonne pas.

Il entre aussi de l'aversion dans le dégoût; il n'est pas une simple privation comme l'indifférence; et la mélancolie, qui n'est communément qu'un dégoût universel sans espérance, tient encore beaucoup de la haine.

A l'égard des passions qui viennent de l'amour, j'en ai déjà parlé ailleurs; je me contente donc de répéter ici que tous les sentimens que le désir allume, sont mêlés d'amour ou de haine.

40. De l'Estime, du Respect et du Mépris.

L'estime est un aveu intérieur du mérite de quelque chose; le respect est le sentiment de la supériorité d'autrui.

Il n'y a pas d'amour sans estime ; j'en ai dit la raison. L'amour étant une complaisance dans l'objet aimé, et les hommes ne

pouvant se défendre de trouver un prix aux choses qui leur plaisent, peu s'en faut qu'ils ne règlent leur estime sur le degré d'agrément que les objets ont pour eux. Et s'il est vrai que chacun s'estime personnellement plus que tout autre, c'est, ainsi que je l'ai déjà dit, parce qu'il n'y a rien qui nous plaise ordinairement tant que nous-mêmes.

Ainsi, non seulement on s'estime avant tout, mais on estime encore toutes les choses que l'on aime, comme la chasse, la musique, les chevaux, etc.; et ceux qui méprisent leurs propres passions ne le font que par réflexion, et par un effort de raison; car l'instinct les porte au contraire.

Par une suite naturelle du même principe, la haine rabaisse ceux qui en sont l'objet, avec le même soin que l'amour les releve. Il est impossible aux hommes de se persuader que ce qui les blesse n'ait pas quelque grand défaut; c'est un jugement confus que l'esprit porte en lui-même, comme il en use au contraire en aimant.

Et si la réflexion contrarie cet instinct, car il y a des qualités qu'on est convenu d'estimer, et d'autres de mépriser; alors cette contradiction ne fait qu'irriter la passion; et plutôt que de céder aux traits de la vérité, elle en détourneles yeux. Ainsi elle dépouille son objet de ses qualités naturelles pour lui en donner de conformes à son intérêt dominant. Ensuite elle se livre témérairement et sans scrupule à ses préventions insensées.

Il n'y a presque point d'hommes dont le jugement soit supérieur à ses passions. Il faut donc bien prendre garde, lorsqu'on veut se faire estimer, à ne pas se faire haïr, mais tâcher au contraire de se présenter par des endroits agréables; parce que les hommes penchent à juger du prix des choses par le plaisir qu'elles leur font.

Il y en a à la vérité qu'on peut surprendre par une conduite opposée, en paraissant au dehors plus pénétré de soi-même qu'on n'est au dedans; cette confiance extérieure les persuade et les maîtrise.

Mais il est un moyen plus noble de gagner l'estime des hommes; c'est de leur faire souhaiter la nôtre par un vrai mérite, et ensuite d'être modeste et de s'accommoder à eux. Quand on a véritablement les qualités qui emportent l'estime du monde, il n'y a plus qu'à les rendre populaires pour leur concilier l'amour ; et lorsque l'amour les adopte, il en fait élever le prix. Mais pour les petites finesses qu'on emploie en vue de surprendre ou de conserver les suffrages; attendre les autres, se faire valoir, réveiller par des froideurs étudiées ou des amitiés ménagées le goût inconstant du public, c'est la ressource des hommes superficiels

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