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on n'est point à soi-même son unique objet. L'amour-propre, au contraire, subordonne tout à ses commodités et son bienêtre il est à lui-même son seul objet et sa seule fin; de sorte qu'au lieu que les passions, qui viennent de l'amour de nousmêmes, nous donnent aux choses, l'amour - propre veut que les choses se donnent à nous, et se fait le centre de tout.

Rien ne caractérise donc l'amour-propre, comme la complaisance qu'on a dans soi-même et les choses qu'on s'approprie.

L'orgueil est un effet de cette complaisance. Comme on n'estime généralement les choses qu'autant qu'elles plaisent, et que nous nous plaisons si souvent à nous-mêmes devant toutes choses; de là ces comparaisons toujours injustes, qu'on fait de soi-même à autrui, et qui fondent tout notre orgueil.

Mais les prétendus avantages pour lesquels nous nous estimons étant grandement variés, nous les désignons par les nomus que nous leur avons rendus propres. L'orgueil qui vient d'une confiance aveugle dans nos forces, nous l'avons nommé présomption; celui qui s'attache à de petites choses, vanité; celui qui est courageux, fierté.

Tout ce qu'on ressent de plaisir en s'appropriant quelque chose, richesse, agrément, héritage, etc., et ce qu'on éprouve de peine par la perte des mêmes biens, ou la crainte de quelque mal, la peur, le dépit, la colère, tout cela vient de l'amour

propre.

L'amour-propre se mêle à presque tous nos sentimens, ou du moins l'amour de nous-mêmes; mais pour prévenir l'embarras que ferait naître les disputes qu'on a sur ces termes, j'use d'expressions synonymes, qui me semblent moins équivoques. Ainsi je rapporte tous nos sentimens à celui de nos perfections et de notre imperfection: ces deux grands principes nous portent de concert à aimer, estimer, conserver, agrandir et défendre du mal notre frêle existence. C'est la source de tous nos plaisirs et déplaisirs, et la cause féconde des passions qui viennent par l'organe de la réflexion.

Tâchons d'approfondir les principales nous suivrons plus aisément la trace des petites, qui ne sont que des dépendances et des branches de celles-ci.

25. De l'Ambition.

L'instinct qui nous porte à nous agrandir, n'est aucune part si sensible que dans l'ambition mais il ne faut pas confondre tous les ambitieux. Les uns attachent la grandeur solide à l'autorité des emplois; les autres aux grandes richesses; les autres

au faste des titres, etc. : plusieurs vont à leur but sans nul choix des moyens; quelques uns par de grandes choses, et d'autres par les plus petites ainsi telle ambition est vice; telle, vertu; telle, vigueur d'esprit ; telle, égarement et bassesse, etc.

:

Toutes les passions prennent le tour de notre caractère. Nous avons vu ailleurs que l'âme influait beaucoup sur l'esprit; l'esprit influe aussi sur l'âme. C'est de l'âme que viennent tous les sentimens; mais c'est par les organes de l'esprit que passent les objets qui les excitent. Selon les couleurs qu'il leur donne, selon qu'il les pénètre, qu'il les embellit, qu'il les déguise, l'âme les rebute ou s'y attache. Quand donc même on ignorerait que tous les hommes ne sont pas égaux par le cœur, il suffit de savoir qu'ils envisagent les choses selon leurs lumières, peutêtre encore plus inégales, pour comprendre la différence qui distingue les passions mêmes qu'on désigne du même nom. Si différemment partagés par l'esprit et les sentimens, ils s'attachent au même objet sans aller au même intérêt, et cela n'est pas seulement vrai des ambitieux, mais aussi de toute passion.

26. De l'Amour du monde.

Que de choses sont comprises dans l'amour du monde! le libertinage, le désir de plaire, l'envie de primer, etc.; l'amour du sensible et du grand ne sont nulle part si mêlés.

Le génie et l'activité portent les hommes à la vertu et à la gloire les petits talens, la paresse, le goût des plaisirs, la gaieté et la vanité les fixent aux petites choses; mais en tous c'est le même instinct; et l'amour du monde renferme de vives semences de presque toutes les passions.

27. Sur l'Amour de la gloire.

La gloire nous donne sur les cœurs une autorité naturelle, qui nous touche, sans doute, autant que nulle de nos sensations, et nous étourdit plus sur nos misères qu'une vaine dissipation elle est donc réelle en tous sens.

Ceux qui parlent de son néant inévitable, soutiendraient peutêtre avec peine le mépris ouvert d'un seul homme. Le vide des grandes passions est rempli par le grand nombre des petites : les contempteurs de la gloire se piquent de bien danser, ou de quelque misère encore plus basse. Ils sont si aveugles qu'ils ne sentent pas que c'est la gloire qu'ils cherchent si curieusement, et si vains qu'ils osent la mettre dans les choses les plus frivoles. La gloire, disent-ils, n'est ni vertu, ni mérite; ils raisonnent bien en cela: elle n'est que leur récompense; mais elle

nous excite donc au travail et à la vertu, et nous rend souvent estimables afin de nous faire estimer.

Tout est très-abject dans les hommes: la vertu, la gloire, la vie; mais les plus petits ont des proportions reconnues. Le chêne est un grand arbre près du cerisier; ainsi les hommes à l'égard les uns des autres. Quelles sont les vertus et les inclinations de ceux qui méprisent la gloire? L'ont-ils méritée?

28. De l'Amour des sciences et des lettres.

La passion de la gloire et la passion des sciences se ressemblent dans leur principe; car elles viennent l'une et l'autre du sentiment de notre vide et de notre imperfection. Mais l'une voudrait se former comme un nouvel être hors de nous, et l'autre s'attache à étendre et à cultiver notre fonds. Ainsi la passion de la gloire veut nous agrandir au dehors, et celle des sciences au dedans.

On ne peut avoir l'âme grande, ou l'esprit un peu pénétrant, sans quelque passion pour les lettres. Les arts sont consacrés à peindre les traits de la belle nature; les sciences à la vérité. Les arts et les sciences embrassent tout ce qu'il y a dans la pensée de noble ou d'utile; de sorte qu'il ne reste à ceux qui les rejettent, que ce qui est indigne d'être peint ou enseigné, etc.

La plupart des hommes honorent les lettres comme la religion et la vertu, c'est-à-dire, comme une chose qu'ils ne peuvent ni connaître, ni pratiquer, ni aimer.

Personne néanmoins n'ignore que les bons livres sont l'essence des meilleurs esprits, le précis de leurs connaissances, et le fruit de leurs longues veilles. L'étude d'une vie entière s'y peut recueillir dans quelques heures; c'est un grand secours.

Deux inconvéniens sont à craindre dans cette passion le mauvais choix et l'excès. Quant au mauvais choix, il est probable que ceux qui s'attachent à des connaissances peu utiles ne seraient pas propres aux autres; mais l'excès se peut corriger.

Si nous étions sages, nous nous bornerions à un petit nombre de connaissances, afin de les mieux posséder. Nous tâcherions de nous les rendre familières et de les réduire en pratique : la plus longue et la plus laborieuse théorie n'éclaire qu'imparfaitement. Un homme qui n'aurait jamais dansé posséderait inutilement les règles de la danse; il en est sans doute de même des métiers de l'esprit.

Je dirai bien plus; rarement l'étude est utile, lorsqu'elle n'est pas accompagnée du commerce du monde. Il ne faut pas séparer ces deux choses: l'une nous apprend à penser, l'autre à

agir; l'une à parler, l'autre à écrire; l'une à disposer nos actions, l'autre à les rendre faciles.

L'usage du monde nous donne encore de penser naturellement, et l'habitude des sciences, de penser profondément.

Par une suite naturelle de ces vérités, ceux qui sont privés de l'un et l'autre avantage par leur condition, fournissent une preuve incontestable de l'indigence naturelle de l'esprit humain. Un vigneron, un couvreur, resserrés dans un petit cercle d'idées très-communes, connaissent à peine les plus grossiers usages de la raison, et n'exercent leur jugement, supposé qu'ils en aient reçu de la nature, que sur des objets très-palpables. Je sais bien que l'éducation ne peut suppléer le génie ; je n'ignore pas que les dons de la nature valent mieux que les dons de l'art: cependant l'art est nécessaire pour faire fleurir les talens. Un beau naturel négligé ne porte jamais de fruits mûrs.

Peut-on regarder comme un bien un génie à peu près stérile? Que servent à un grand seigneur les domaines qu'il laisse en friche? Est-il riche de ces champs incultes?

29. De l'Avarice.

Ceux qui n'aiment l'argent que pour la dépense ne sont pas véritablement avares. L'avarice est une extrême défiance des événemens, qui cherche à s'assurer contre les instabilités de la fortune par une excessive prévoyance, et manifeste cet instinct avide, qui nous sollicite d'accroître, d'étayer, d'affermir notre être. Basse et déplorable manie, qui n'exige ni connaissance, ni vigueur d'esprit, ni jeunesse, et qui prend par cette raison, dans la défaillance des sens, la place des autres passions.

30. De la Passion du jeu.

Quoique j'aie dit que l'avarice naît d'une défiance ridicule des événemens de la fortune, et qu'il semble que l'amour du jeu vienne au contraire d'une ridicule confiance aux mêmes événemens, je ne laisse pas de croire qu'il y a des joueurs avares et qui ne sont confians qu'au jeu ; encore ont-ils, on dit, un jeu timide et serré.

comme

Des commencemens souvent heureux remplissent l'esprit des joueurs de l'idée d'un gain très-rapide, qui paraît toujours sous leurs mains: cela détermine.

Par combien de motifs d'ailleurs n'est-on pas porté à jouer? par cupidité, par amour du faste, par goût des plaisirs, etc. Il suffit donc d'aimer quelqu'une de ces choses pour aimer le jeu; c'est une ressource pour les acquérir, hasardeuse à la vérité, mais propre à toute sorte d'hommes, pauvres, riches,

faibles, malades, jeunes et vieux, ignorans et savans, sots et habiles, etc.; aussi n'y a-t-il point de passion plus commune que celle-ci.

31. De la Passion des exercices.

Il y a dans la passion des exercices un plaisir pour les sens, et un plaisir pour l'âme. Les sens sont flattés d'agir, de galopper un cheval, d'entendre un bruit de chasse dans une forêt; l'âme jouit de la justesse de ses sens, de la force et de l'adresse de son corps, etc. Aux yeux d'un philosophe qui médite dans son cabinet, cette gloire est bien puérile; mais dans l'ébranlement de l'exercice, on ne scrute pas tant les choses. En approfondissant les hommes, on rencontre des vérités humiliantes, mais incontestables.

Vous voyez l'âme d'un pêcheur qui se détache en quelque sorte de son corps pour suivre un poisson sous les eaux, et le pousser au piége que sa main lui tend. Qui croirait qu'elle s'applaudit de la défaite du faible animal, et triomphe au fond du filet? Toutefois rien n'est si sensible.

Un grand, à la chasse, aime mieux tuer un sanglier qu'une hirondelle par quelle raison? Tous la voient.

32. De l'Amour paternel.

L'amour paternel ne diffère pas de l'amour-propre. Un enfant ne subsiste que par ses parens, dépend d'eux, vient d'eux, leur doit tout; ils n'ont rien qui leur soit si propre.

Aussi un père ne sépare point l'idée d'un fils de la sienne, à moins que le fils n'affaiblisse cette idée de propriété par quelque contradiction; mais plus un mais plus un père s'irrite de cette contradiction, plus il s'afflige, plus il prouve ce que je dis.

33. De l'Amour filial et paternel.

Comme les enfans n'ont nul droit sur la volonté de leurs pères, la leur étant au contraire toujours combattue, cela leur fait sentir qu'ils sont des êtres à part, et ne peut pas leur inspirer de l'amour-propre; parce que la propriété ne saurait être du côté de la dépendance: cela est visible. C'est par cette raison que la tendresse des enfans n'est pas aussi vive que celle des pères; mais les lois ont pourvu à cet inconvénient. Elles sont un garant au père contre l'ingratitude des enfans, comme la nature est aux enfans un ôtage assuré contre l'abus des lois; il était juste d'assurer à la vieillesse les secours qu'elle avait prêtés à la faiblesse de l'enfance.

La reconnaissance prévient, dans les enfans bien nés, ce que le devoir leur impose. Il est dans la saine nature d'aimer ceux

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