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TOUTES

OUTES les bonnes maximes sont dans le monde, dit Pascal, il ne faut que les appliquer; mais cela est trèsdifficile. Ces maximes n'étant pas l'ouvrage d'un seul homme, mais d'une infinité d'hommes différens qui envisageaient les choses par divers côtés, peu de gens ont l'esprit assez profond pour concilier tant de vérités, et les dépouiller des erreurs dont elles sont mêlées. Au lieu de songer à réunir ces divers points de vue, nous nous amusons à discourir des opinions des philosophes, et nous les opposons les uns aux autres, trop faibles pour rapprocher ces maximes éparses et pour en former un système raisonnable. Il ne paraît pas même que personne s'inquiète beaucoup des lumières et des connaissances qui nous manquent. Les uns s'endorment sur l'autorité des préjugés, et en admettent même de contradictoires, faute d'aller jusqu'à l'endroit par lequel ils se contrarient et les autres passent leur vie à douter et à disputer, sans s'embarrasser des sujets de leurs disputes et de leurs doutes.

Je me suis souvent étonné, lorsque j'ai commencé à réfléchir, de voir qu'il n'y eût aucun principe sans contradiction, point de terme même sur les grands sujets dans l'idée duquel on convînt. Je disais quelquefois en moi-même : il n'y a point de démarche indifférente dans la vie ; si nous la conduisons sans la connaissance de la vérité, quel abîme!

Qui sait ce qu'il doit estimer, ou mépriser, ou haïr, s'il ne sait ce qui est bien ou ce qui est mal? et quelle idée aura-t-on de soi-même, si on ignore ce qui est estimable? etc.

On ne prouve point les principes, me disait-on. Voyons s'il est vrai, répondais-je; car cela même est un principe très-fécond, et qui peut nous servir de fondement.

Cependant j'ignorais la route que je devais suivre pour sortir des incertitudes qui m'environnaient. Je ne savais précisément ni ce que je cherchais, ni ce qui pouvait m'éclairer; et je connaissais peu de gens qui fussent en état de m'instruire. Alors j'écoutai cet instinct qui excitait ma curiosité et mes inquiétudes, et je dis que veux-je savoir ? que m'importe-t-il de connaître ? Les choses qui ont avec moi les rapports les plus nécessaires? sans doute. Et où trouverai-je ces rapports, sinon dans l'étude de moi-même et la connaissance des hommes, qui sont l'unique fin de mes acVauvenargues.

I

tions, et l'objet de toute ma vie? Mes plaisirs, mes chagrins, mes passions, mes affaires, tout roule sur eux. Si j'existais seul sur la terre, sa possession entière serait peu pour moi je n'aurais plus ni soins, ni plaisirs, ni désirs; la fortune et la gloire même ne seraient pour moi que des noms; car il ne faut pas s'y méprendre : nous ne jouissons que des hommes, le reste n'est rien. Mais, continuai-je, éclairé par une nouvelle lumière qu'est-ce que l'on ne trouve pas dans la connaissance de l'homme ? Les devoirs des hommes rassemblés en société, voilà la morale; les intérêts réciproques de ces sociétés, voilà la politique; leurs obligations envers Dieu, voilà la religion,

Occupé de ces grandes vues, je me proposai d'abord de parcourir toutes les qualités de l'esprit, ensuite toutes les passions, et enfin toutes les vertus et tous les vices, qui, n'étant que des qualités humaines, ne peuvent être connus que dans leur principe. Je méditai donc sur ce plan, et je posai les fondemens d'un long travail. Les passions inséparables de la jeunesse, des infirmités continuelles, la guerre survenue dans ces circonstances, ont interrompu cette étude. Je me proposais de la reprendre un jour dans le repos, lorsque de nouveaux contre-temps m'ont ôté en quelque manière l'espérance de donner plus de perfection à cet ouvrage.

Je me suis attaché, autant que j'ai pu, dans cette seconde édition, à corriger les fautes de langage qu'on m'a fait remarquer dans la première. J'ai retouché le style en beaucoup d'endroits. On trouvera quelques chapitres plus développés et plus étendus qu'ils n'étaient d'abord tel est celui du Génie. On pourra remarquer aussi les augmentations que j'ai faites dans les Conseils à un jeune homme, et dans les Réflexions critiques sur les poëtes, auxquels j'ai joint Rousseau et Quinault, auteurs célèbres, dont je n'avais pas encore parlé. Enfin on verra que j'ai fait des changemens encore plus considérables dans les Maximes. J'ai supprimé plus de deux cents pensées, ou trop obscures, ou trop communes, ou inutiles. J'ai changé l'ordre des maximes que j'ai conservées; j'en ai expliqué quelques unes; et j'en ai ajouté quelques autres, que j'ai répandues indifféremment parmi les anciennes. Si j'avais pu profiter de toutes les observations que mes amis ont daigné faire sur mes fautes, j'aurais rendu peut-être ce petit ouvrage moins indigne d'eux. Mais ma mauvaise santé ne m'a pas permis de leur témoigner par ce travail le désir que j'ai de leur plaire.

A LA CONNAISSANCE

DE L'ESPRIT HUMAIN.

LIVRE PREMIER.

1. De l'Esprit en général.

Ceux qui ne peuvent rendre raison des variétés de l'esprit humain ,y supposent des contrariétés inexplicables. Ils s'étonnent qu'un homme qui est vif, ne soit pas pénétrant; que celui qui raisonne avec justesse, manque de jugement dans sa conduite; qu'un autre qui parle nettement, ait l'esprit faux, etc. Ce qui fait qu'ils ont tant de peine à concilier ces prétendues bizarreries, est qu'ils confondent les qualités du caractère avec celles de l'esprit, et qu'ils rapportent au raisonnement des effets qui appartiennent aux passions. Ils ne remarquent pas qu'un esprit juste, qui fait une faute, ne la fait quelquefois que pour satisfaire une passion, et non par défaut de lumière; et lorsqu'il arrive à un homme vif de manquer de pénétration, ils ne savent pas que pénétration et vivacité sont deux choses assez différentes, quoique ressemblantes, et qu'elles peuvent être séparées. Je ne prétends pas découvrir toutes les sources de nos erreurs sur une matière sans bornes; lorsque nous croyons tenir la vérité par un endroit, elle nous échappe par mille autres. Mais j'espère qu'en parcourant les principales parties de l'esprit, je pourrai observer les différences essentielles, et faire évanouir un très-grand nombre de ces contradictions imaginaires qu'admet l'ignorance. Lobjet de ce premier livre est de faire connaître, par des définitions et par des réflexions, fondées sur l'expérience, toutes ces différentes qualités des hommes qui sont comprises sous le nom d'esprit Ceux qui recherchent les causes physiques de ces mêmes qualités, en pourraient peut-être parler avec moins d'incertitude, si on réussissait dans cet ouvrage à développer les effets dont ils étudiaient les principes.

2. Imagination, Réflexion, Mémoire.

Il y a trois principes remarquables dans l'esprit : l'imagination, la réflexion et la mémoire.

J'appelle imagination le don de concevoir les choses d'une manière figurée, et de rendre ses pensées par des images. Ainsi l'i

magination parle toujours à nos sens; elle est l'inventrice des arts, et l'ornement de l'esprit.

La réflexion est la puissance de se replier sur ses idées, de les examiner, de les modifier, ou de les combiner de diverses manières. Elle est le grand principe du raisonnement, du jugement,

etc.

La mémoire conserve le précieux dépôt de l'imagination et de la réflexion. Il serait superflu de s'arrêter à peindre son utilité non contestée. Nous n'employons dans la plupart de nos raisonnemens, que des réminiscences; c'est sur elles que nous bâtissons elles sont le fondement et la matière de tous nos discours. L'esprit que la mémoire cesse de nourrir, s'éteint dans les efforts laborieux de ses recherches. S'il y a un ancien préjugé contre les gens d'une heureuse mémoire, c'est parce qu'on suppose qu'ils ne peuvent embrasser et mettre en ordre tous leurs souvenirs, parce qu'on présume que leur esprit ouvert à toute sorte d'impressions, est vide, et ne se charge de tant d'idées empruntées, qu'autant qu'il en a peu de propres : mais l'expérience a contredit ces conjectures par de grands exemples. Et tout ce qu'on peut en conclure avec raison, est qu'il faut avoir de la mémoire dans la proportion de son esprit, sans quoi on se trouve nécessairement dans un de ces deux vices, le défaut ou l'excès.

3. Fécondité.

Imaginer, réfléchir, se souvenir, voilà les trois principales facultés de notre esprit. C'est là tout le don de penser, qui précède et fonde les autres. Après vient la fécondité, puis la justesse, etc.

Les esprits stériles laissent échapper beaucoup de choses, et n'en voient pas tous les côtés : mais l'esprit fécond sans justesse, se confond dans son abondance, et la chaleur du sentiment qui l'accompagne, est un principe d'illusion très à craindre; de sorte qu'il n'est pas étrange de penser beaucoup, et peu juste.

Personne ne pense, je crois, que tous les esprits soient féconds, ou pénétrans, ou éloquens, ou justes, dans les mêmes choses. Les uns abondent en images, les autres en réflexions, les autres en citations, etc., chacun selon son caractère, ses inclinations, ses habitudes, sa force ou sa faiblesse.

4. Vivacité.

La vivacité consiste dans la promptitude des opérations de l'esprit. Elle n'est pas toujours unie à la fécondité. Il y a des esprits lents, fertiles; il y en a de vifs, stériles. La lenteur des premiers

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