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demeurer sous les armes, attendant l'arrivée de Broussel, qui n'eut pas sitôt paru qu'il fut salué de toute la mousqueterie, et accompagné des acclamations publiques jusqu'au palais, où lui et Blancmenil reçurent les complimens de la compagnie, et de là il fut conduit par le peuple jusqu'à son logis, avec des démonstrations de joie si grande, qu'il semblait qu'en la liberté de Broussel chacun eût remporté ce jour-là une grande victoire.

Voilà la fameuse journée des Barricades, qui a été moins causée par l'affection que le public avait pour Broussel, que par une haine démesurée dont il était prévenu depuis quelques années contre le ministère, telle qu'il n'attendait qu'une occasion pour la manifester. Il est malaisé de décider si le conseil de rendre les prisonniers a été salutaire; car d'une part, qui considérera l'irrévérence des peuples, pour ne pas dire leur emportement, tel qu'il y avait à craindre un attentat contre la majesté royale, il semblera que la prudence ne pouvait conseiller un autre parti que celui de la douceur, puisque la force manquait pour les réduire d'autre part c'était une plaie mortelle à l'autorité du prince, et un triomphe que l'on préparait aux peuples sur la dignité souveraine, que d'acquiescer à leur fureur; là-dessus quelques uns disaient qu'il aurait mieux valu mener le roi à Saint-Germain, y attendre toute sorte d'événemens, que de prostituer la dignité royale aux caprices d'une multitude; mais M. le duc d'Orléans et le cardinal, naturellement amis des conseils tempérés, ne pensaient qu'à se délivrer du péril présent: quoi qu'il en soit, il est constant que depuis ce jour le parlement prit de nouvelles forces contre la cour; et force gens de qualité, ou par intérêt, ou par le désir des choses nouvelles, s'engagerent sérieusement pour la perte du premier ministre.

Or comme il a été pendant tous ces mouvemens l'objet de l'invective publique, et que les plumes et les langues se sont déchaînées dans la dernière licence, il est à propos de rapporter Jes accusations les mieux fondées, et aussi ses légitimes défenses. L'on disait contre le cardinal Mazarin, qu'il était inoui et honteux à la France qu'un étranger, encore sujet originaire d'Espagne, en fût le principal ministre, même avec un pouvoir si absolu qu'il était l'arbitre de la guerre et de la prix; que de son pur mouvement il distribuait les honneurs, les offices, les bénéfices, enfin toutes les grâces, non pas au mérite, au service, ni à la condition, mais à l'attachement que l'on avait à sa personne, qui était le véritable titre pour les obtenir; que pour son ambition il avait porté les armes de la France dans la Toscane avec une extrême dépense et sans avantage, et qu'il n'avait pas assisté le duc de Guise dans la révolte de Naples; que par ses propres

intérêts il n'avait pas voulu accepter le traité de paix fait à Munster, et qu'il l'avait éludé par le ministère de Servien, sa créature; que par sa jalousie il voulait perdre le maréchal de Gassion lors de sa mort, et même M. le Prince en Catalogne parce que sa naissance et sa réputation lui donnaient de l'ombrage; qu'il avait épuisé la France d'argent, par des édits, pour l'envoyer en Italie; qu'il s'était attribué la même puissance sur mer que sur terre après la mort du duc de Brezé; qu'il ne savait que les affaires étrangères, encore avait-il perdu la confiance et l'opinion de la bonne foi parmi nos alliés, que le cardinal de Richelieu avait établie pendant son ministère; et pour celles du dedans, qu'il n'en avait aucune lumière, dont était une preuve certaine la confusion où elles étaient tombées, puisque d'un état tranquille il l'avait rendu divisé et plein de révolte; qu'il voulait gouverner le royaume par des maximes étrangères, nullement propres à notre nation, et la cour par des adresses si fort reconnues, qu'elles lui tournaient à mépris; bref, qu'il n'était pas capable d'un si grand fardeau, et qu'il avait perdu son crédit dans l'esprit des peuples.

A ces accusations on répondait que ce n'est pas d'aujourd'hui que les étrangers ont part au gouvernement de l'État, témoins les cardinaux de Lorraine et de Birague, le duc de Nevers, le maréchal de Retz; que le cardinal Mazarin a été nommé au cardinalat par la France après des services considérables qu'il a rendus ; que le cardinal de Richelieu, qui connaissait son intelligence, l'avait destiné pour son successeur à son ministère, prévoyant les avantages que l'État en tirerait; que le feu roi, qui était juste estimateur du mérite des hommes, après la mort du cardinal, l'avait fait chef du conseil ; que la reine venant à la régence par la seule nécessité des affaires, et conformément aux dernières volontés du feu roi, l'y avait laissé; que ce choix avait été approuvé par tous les gens sages du royaume, et même des princes alliés de la couronne; qu'ayant répondu par ses services à l'attente que sa majesté en avait conçue, elle ne le pouvait abandonner sans manquer à l'État, et de reconnaissance envers un si utile serviteur; de plus, que toutes les grâces se départaient du consentement des princes, et que bien loin de favoriser ceux qui étaient attachés aux intérêts de la cour, la plainte commune était que dans la distribution il considérait préférablement les serviteurs de M. le duc d'Orléans et de M. le Prince, et que toutes les affaires se proposent au conseil, et que les résolutions s'y prennent; que l'accusation de s'être opposé à la conclusion. de la paix est chimérique, puisqu'outre l'intérêt général, le sier particulier l'obligeait à couronner un ministère glorieux de tant

de grands événemens, par un traité qui l'aurait éternisé dans les affections du public, mais qu'en effet les Espagnols l'avaient toujours traversé, dont il prenait à témoin M. le duc de Longueville, et même les princes; que l'expédition d'Orbitello et de Portolongone était la plus avantageuse que la France pût faire, et qui aurait plutôt porté les ennemis à une prompte paix, parce que ces places tenaient en sujétion les Etats du roi d'Espagne qui sont en Italie; que l'indépendance que le duc de Guise affectait à Naples ne l'avait pas sollicité à le secourir puissamment; que le maréchal de Gassion voulait s'établir un empire particulier en Flandre, et relever fort peu de la cour, et que M. le Prince ne s'est jamais plaint qu'il ne l'ait assisté en Catalogne et en toutes ses campagnes autant qu'il a pu; qu'il avait été contraint de chercher des secours par des édits pour fournir aux dépenses de la guerre, que pourtant on avait diminué les tailles, et que le temps n'avait que trop vérifié que ce transport d'argent en Italie était une invention fabuleuse pour le décréditer ; au reste, qu'il avait manié avec assez de bonheur tous les intérêts des princes de l'Europe depuis vingt ans, et que si la bonne intelligence entre la France et les Provinces-Unies avait cessé, c'était par Ja corruption de quelques particuliers qui avaient été subornés par l'argent d'Espagne ; et quant à l'administration de l'État, il avait suivi les maximes du cardinal de Richelieu, hors qu'il en avait banni la cruauté des supplices; et que s'il a été obligé de promettre plus qu'il n'a donné, c'est que le nombre de ceux qui servent en France est grand, et que celui des prétendans l'est encore davantage ; que l'État n'a jamais eu plus de prospérité que pendant son ministère, et que si dans les grandes expéditions la gloire de l'exécution est due aux généraux, celle du projet lui appartient, que la France aurait conservé sa tranquillité si chacun y eût conspiré selon son devoir, si les peuples ne se fussent détachés de l'obéissance par la suggestion des gens mal intentionnés, ou plutôt si le parlement qui devait être le modèle de l'obéissance ne leur eût frayé et ouvert le chemin de la révolte; que le poste où il est aujourd'hui a toujours été exposé aux atteintes de la haine et de l'envie dans tous les États, et que ce n'est pas une chose extraordinaire si l'on attaque tantôt son ambition, tantôt son insuffisance; qu'au moins il est heureux que la calomnie, dans ses traits les plus enyenimés, n'ait pas jeté le moindre

soupçon sur sa fidélité.

Pendant le temps de cette émotion, trois choses arrivèrent qui eurent des suites assez fâcheuses; la première fut l'évasion du duc de Beaufort du donjon de Vincennes, où il était prisonnier depuis le commencement de la régence, pour des raisons qui

sont hors de ce sujet; mais comme il a tenu une place considérable dans ces guerres par les affections du peuple de Paris, il n'est pas hors de propos de la remarquer; la seconde fut que sur un démêlé qui arriva aux Feuillans entre les gardes du corps et les archers du grand prévôt, le marquis de Gêvres en usa d'une façon qui déplut au cardinal, qui lui fit donner ordre de se retirer, et à Charost et à Chaudenier celui de prendre le bâton, qui s'en excusèrent ; sur ce refus on donna leurs charges à Gersé et à Novailles, et par là on obligea les proches et les amis des disgraciés de se porter contre le cardinal, dans un temps où personne ne le ménageait ni en effet ni par discours; la troisième fut l'emprisonnement de Chavigny, qui mérite un récit particulier.

Ce ministre si considérable pendant le règne du feu roi, s'était lié avec le cardinal Mazarin, pour leurs intérêts communs, qui est la véritable liaison de la cour et la règle la plus certaine de l'amitié. Après la mort du cardinal de Richelieu, sa majesté partagea ses affaires à eux deux et à des Noyers, qu'ils ruinèrent incontinent, et demeurèrent dans une étroite union jusqu'à la régence. La reine qui avait été persécutée par le feu cardinal Richelieu, prit en aversion Chavigny, et voulut sa perte; le cardinal Mazarin, ou par une heureuse rencontre d'étoiles, ou par son adresse, ou plutôt par l'entremise du mylord Montaigu et de Beringhen, fut non-seulement conservé auprès de sa majesté; mais elle lui donna l'entière direction des affaires : or quoique Chavigny en attendit une grande protection dans sa chute, il ne s'employa qu'à l'adoucir et à le défendre de tomber dans le précipice, parce que la faveur aussi bien que l'amour ne se partage pas, et ne souffre aucun compétiteur. En effet, on dépouilla son père de la surintendance, et lui de la charge de secrétaire d'état ; seulement on lui laissa ce vain titre de ministre avec l'entrée dans le conseil d'en-haut, sans aucun emploi ni considération : voilà ce que le cardinal donna à l'ancienne amitié, et aux étroites obligations auxquelles on fait assez souvent banqueroute dans le monde. Chavigny, piqué de ce traitement qu'il dissimula pendant cinq ans avec beaucoup de prudence, conçut dessein de profiter des conjonctures présentes, et pour se venger, et pour s'élever sur les ruines du cardinal: pour cela, jugeant que M. le Prince, après la bataille de Lens, donnerait la loi à la cour, et serait suivi de tout le monde, il s'ouvrit au duc de Châtillon, à son retour de l'armée, sur l'état présent des affaires, qu'il trouva disposé à l'écouter, par haine contre le cardinal, qui le faisait languir dans l'attente du bâton de maréchal de France: mais comme la prudence se relâche d'ordinaire dans

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l'excès de nos désirs, il fit la même confidence à Perrault, en qui ne trouvant pas la correspondance qu'il désirait, il s'en repentit, et éprouva que celui à qui vous dites votre secret, devient maître de votre liberté. En effet, Perrault redoutant avec raison le génie de Chavigny, s'il approchait M. le Prince, ne déguisa rien de leur conversation au cardinal, qui le fit arrêter par Drouet dans le château de Vincennes, dont il était gouverneur : cet emprisonnement donna matière au public, qui n'en savait pas les causes secrètes, de blåmer l'ingratitude du cardinal, et ses ennemis dans le parlement représentèrent cette action avec des couleurs très-noires.

En ce temps-là on ôta les finances à Emery, ce qui fut un remède innocent, parce que le mal avait fait trop de progrès pour l'arrêter en sa personne, et le prétexte de la réformation de l'État était changé à un dessein formé de perdre le cardinal; car comme l'autorité des princes et des ministres ne se maintient que par la crainte ou par l'admiration, sa faiblesse lui suscitait des ennemis à vue d'œil qu'il n'avait jamais offensés. En effet, Broussel, Chartron et Viole, dans l'assemblée des chambres, le désignerent; mais Blancmenil et le président Novion le nommèrent, et il y fut arrêté une députation solennelle vers M. le duc d'Orléans, M. le Prince, et M. le prince de Conti, pour les supplier de se joindre à la compagnie, et d'apporter des remèdes effectifs aux maux qui menaçaient l'État.

La cour était à Ruel lors de cette déclaration contre le cardinal, qui en fut touché vivement, voyant qu'il était pressé de se jeter entre les bras de M. le Prince, et d'assurer sa fortune ébranlée par son appui. Le Prince n'ayant pu jouir du fruit de la victoire de la bataille de Lens, à cause du désordre de Paris, avait été réduit à bornerses conquêtes à la prise de Furnes, où le bonheur le préserva d'une mousquetade qu'il reçut dans les tranchées, faisant qu'elle le toucha en un endroit des reins, où il avait son bufle plié en deux qui amortit le coup de la balle. Incontinent après la prise, il eut ordre de venir à la cour; en ce temps-là il était regardé de tout le peuple avec admiration; car outre que ce nouveau laurier qu'il avait acquis par sa pure valeur lui donnait un grand rayon de gloire, il n'avait nulle part aux troubles présens, et les deux partis le considéraient comme le défenseur, ou du moins comme l'arbitre de leurs différends. Il semblait même que la fortune l'invitait à concevoir des desseins plus ambitieux, parce que l'abaissement de la cour et l'admiration publique concouraient également à son élévation; mais comme il se bornait à son devoir naturellement, il s'appliquait peu à ménager la bienveillance générale. Il avait admis à sa confiance deux personnes

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