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les ennemis se contentèrent de l'avoir fait plier sans l'enfoncer, de crainte qu'il ne fût soutenu par l'infanterie dont ils entendaient les tambours. Il y eut seulement quelques officiers et cavaliers qui avancèrent, et le prince de Marsillac qui se trouva douze ou quinze pas derrière l'escadron qui pliait, tourna à un officier, et le tua d'un coup d'épée entre les deux escadrons. M. le Prince, comme j'ai dit, arrêta le sien, et lui fit tourner tête aux ennemis. Cependant un autre escadron de trente maîtres passa le défilé. Il se mit aussitôt à sa tête avec le duc de La Rochefoucauld, et attaquant le maréchal d'Hocquincourt par le flanc, le fit charger en tête par le premier escadron où il avait laissé le duc de Beaufort: cela acheva de renverser les ennemis. Une partie se jeta dans Blesneau, et on poussa le reste trois ou quatre lieues vers Auxerre, sans qu'ils essayassent de se rallier. Ils perdirent tout leur bagage, et on prit trois mille chevaux. Cette déroute eût été plus grande, si l'on n'eût donné avis à M. le Prince que l'armée de M. Turenne paraissait. Cette nouvelle le fit retourner à son infanterie qui s'était débandée pour piller; et après avoir rallié ses troupes, il marcha vers M. de Turenne, qui mit son armée en bataille dans de fort grandes plaines, et plus près que de la portée du mousquet d'un bois de très-grande étendue, par le milieu duquel l'armée de M. le Prince devait passer pour aller à lui; ce passage était de soi assez large pour y pouvoir faire marcher deux escadrons de front; mais comme il était fort marécageux, et qu'on y avait fait plusieurs fossés pour le dessécher, on ne pouvait arriver à la plaine qu'en défilant. M. le Prince la voyant occupée par les ennemis, jeta son infanterie à droite et à gauche dans le bois qui la bordait, pour les en éloigner. Cela fit l'effet qu'il avait désiré; car M. de Turenne craignant d'être incommodé par la mousqueterie, quitta son poste pour en aller prendre un qui était un peu plus éloigné, et plus élevé que celui de M. le Prince. Ce mouvement fit croire à M. le Prince qu'il se retirait vers Gien, et qu'on le déferait aisément dans le désordre de sa retraite avant qu'il pût y arriver. Pour cet effet, il fit avancer sa cavalerie, et se hâta de faire passer le défilé à six escadrons pour entrer dans la plaine; mais M. de Turenne jugeant bien le désavantage que ce lui serait de combattre dans la plaine M. le Prince dont les troupes étaient victorieuses et plus fortes que les siennes, prit le parti de retourner, l'épée à la main, sur les six escadrons pour défaire ce qui serait passé, et pour arrêter le reste des troupes au-delà du défilé. M. le Prince, qui jugea de son intention, fit repasser sa cavalerie, et ainsi le défilé les empêchant de pouvoir aller l'un à l'autre sans un très-grand désayantage, on se contenta de faire

avancer l'artillerie des deux côtés, et de se canonner long-temps; mais le succès ne fut pas égal : car, outre que M. de Turenne en avait plus que M. le Prince, et qu'elle était mieux servie, elle avait encore l'avantage de la hauteur sur les troupes de M. le Prince, beaucoup trop serrées dans le passage qui séparait le bois, et elle ne tirait presque point de coup inutile. Ainsi M. le Prince y perdit plus de six vingts cavaliers et plusieurs officiers, entre lesquels fut Maré, frère du maréchal de Grancei. On passa en cet état le reste du jour, et au coucher du soleil, M. de Turenne se retira vers Gien. Le maréchal d'Hocquincourt, qui l'avait joint depuis sa défaite, demeura à l'arrière-garde; et étant allé avec quelques officiers pour retirer l'escadron le plus près du défilé, il fut reconnu de M. le Prince, qui lui envoya dire qu'il serait bien aise de le voir, et qu'il pouvait avancer sur sa parole. Il le fit, et s'avançant avec quelques officiers, il trouva M. le Prince avec les ducs de Beaufort et de La Rochefoucauld, et deux ou trois autres : la conversation se passa en civilités et en railleries du côté de M. le Prince, et en justifications de celui du maréchal d'Hocquincourt sur ce qui lui venait d'arriver, se plaignant de M. de Turenne, bien qu'on puisse dire avec vérité qu'il fit ce jour-là deux actions belles et hardies, dont le succès fut cause du salut de son armée et de celui de la cour; car dès qu'il sut que les troupes du maréchal d'Hocquincourt qui le devaient venir joindre le lendemain étaient attaquées, il marcha avec trèspeu de gens dans le lieu où on le trouva en bataille, et y attendit tout le jour le reste de ses troupes, s'exposant par là à être inévitablement défait, si M. le Prince eût été droit à lui au lieu de suivre deux ou trois lieues comme il fit les troupes du maréchal d'Hocquincourt qu'il avait défaites la nuit; et il sauva encore ce même jour les restes de l'armée du roi avec beaucoup de valeur et de conduite, lorsqu'il retourna sur les six escadrons de M. le Prince qui avaient passé le défilé, et arrêta par cette action une armée, qui, sans doute, l'aurait taillé en pièces, si elle avait pu se mettre en bataille dans la plaine où il était.

L'armée du roi s'étant retirée, M. le Prince fit prendre à la sienne le chemin de Châtillon, et alla cette nuit loger dans des quartiers sur le canal de Briare près de La Brûlerie. Il se rendit le lendemain à Châtillon avec toutes ses troupes dont il laissa deux jours après le commandement à Clinchant et au comte de Tavanes pour aller à Paris avec les ducs de Beaufort et de La Rochefoucauld.

Ce voyage méritait d'être plus considéré qu'il ne le fut. L'envie d'aller à Paris pour recevoir l'applaudissement général que méritait le succès d'un si périlleux voyage et de cette victoire, fit

vraisemblablement approuver à M. le Prince les raisons de M. de Chavigny qui étaient toujours les mêmes, c'est-à-dire pour être appuyé de sa présence et de son autorité, afin d'occuper la place que le cardinal de Retz tenait auprès de M. le duc d'Orléans, et pour profiter de la bonne disposition du parlement qui avait donné un arrêt qui mettait à prix la tête du cardinal Mazarin. Outre cela M. de Chavigny espérait de se rendre également considérable à ces deux princes, en persuadant à l'un et à l'autre qu'il était le véritable moyen de leur union. Il se flattait aussi de l'espérance de réussir dans le projet qu'il avait fait avec Fabert. Mais, quelque jugement que M. le Prince fit de l'avis qu'il lui avait donné, il ne laissa pas de le suivre, et il fut reçu à Paris avec tant de démonstrations d'une joie publique, qu'il ne crut pas avoir sujet de se repentir de son voyage.

roi,

Les affaires demeurèrent quelque temps en ces termes; mais comme l'armée manquait de fourrage vers Châtillon et Montargis, et qu'on n'osait ni l'éloigner ni l'approcher de Paris, on la fit marcher à Étampes, où l'on crut qu'elle pourrait séjourner un temps considérable avec sûreté et abondance de toutes choses. Le duc de Nemours n'était pas encore guéri de sa blessure, lorsqu'on vint donner avis à M. le Prince que quelques troupes du commandées par le comte de Miossens et le marquis de Saint-Mesgrin, lieutenans-généraux, marchaient de Saint-Germain à Saint-Cloud avec du canon, à dessein de chasser cent hommes du régiment de Condé qui s'étaient retranchés sur le pont, et qui en avaient rompu une arche. Cette nouvelle fit aussitôt monter à cheval M. le Prince avec ce qu'il rencontra auprès de lui mais le bruit s'en étant répandu par la ville, tout ce qu'il y avait de personnes de qualité le vinrent trouver au bois de Boulogne, et furent suivis de huit ou dix mille bourgeois en armes. Les troupes du roi se contentèrent de tirer quelques coups de canon, et se retirerent sans avoir tenté de se rendre maîtres du pont. Mais M. le Prince, pour profiter de la bonne disposition des bourgeois, leur donna des officiers, et les fit marcher vers SaintDenis, où il avait appris qu'il y avait une garnison de deux cents Suisses. Ses troupes y arrivèrent à l'entrée de la nuit, et ceux de dedans en ayant pris l'alarme, on peut dire aussi qu'ils la donnèrent bien chaude aux assiégeans; car M. le Prince étant au milieu de trois cents chevaux, composés de tout ce qu'il y avait de personnes de qualité dans le parti, s'en vit abandonné dès qu'on eut tiré trois mousquetades; et il demeura, lui septième, le reste s'étant renversé en désordre sur l'infanterie des bourgeois qui s'ébranla, et qui eût sans doute suivi cet exemple, si M. le Prince et ce qui était demeuré auprès de lui ne les cussent arrêtés, et

fait entrer dans Saint-Denis par de vieilles brêches qui n'étaient point défendues. Alors tout ce qui l'avait abandonné le vint retrouver, chacun alléguant une raison particulière pour s'excuser, bien que la honte dût leur être commune. Les Suisses youlurent défendre quelques barricades dans la ville; mais étant pressés, ils se retirèrent dans l'Abbaye, où deux heures après ils se rendirent prisonniers de guerre. On ne fit aucun désordre aux habitans ni au couvent, et M. le Prince se retira à Paris, laissant Deslandes, capitaine de Condé, avec deux cents hommes dans Saint-Denis. La ville fut reprise dès le soir même par les troupes du roi ; mais Deslandes se retira dans l'église, où il tint trois jours. Quoique cette action ne fût considérable par aucune circonstance, elle ne laissa pas de disposer les bourgeois en faveur de M. le Prince; et ils lui donnaient d'autant plus volontiers des louanges, que chacun le prenait pour témoin de son courage, et du péril que personne n'avait couru dans cette occasion.

Cependant le duc de Rohan et M. de Chavigny voulurent suivre leur premier dessein, et profiter d'une conjoncture si favorable pour faire des propositions d'accommodement. Ils croyaient que la cour accomplirait de bonne foi tout ce dont M. de Fabert ne leur avait peut-être fait des ouvertures que pour les engager avec le cardinal, qui se voulait servir d'eux pour entraîner M. le duc d'Orléans et M. le Prince dans cet abîme de négociations dont on n'a jamais vu le fond, et qui a toujours été son salut, et la perte de ses ennemis. En effet, des que les premiers jours de l'arrivée de M. le Prince furent passés, les intrigues et les cabales se renouvelerent de tous côtés ; et soit qu'il fût las de soutenir une guerre si pénible, ou que le séjour de Paris lui donnât l'envie et l'espérance de la paix, il quitta enfin pour un temps toute autre pensée pour chercher les moyens de la faire aussi avantageuse qu'il l'avait projetée. M. de Rohan et M. de Chavigny lui en donnèrent de grandes espérances, pour l'obliger à se reposer sur eux du soin de cette négociation, et à les laisser aller seuls avec Goulas, secrétaire des commandemens de monseigneur le duc d'Orléans, à Saint-Germain, chargés des intérêts de ces deux princes. On proposa aussi d'y envoyer le duc de La Rochefoucauld, et M. le Prince le souhaitait pour beaucoup de raisons; mais il s'en excusa, croyant de deux choses l'une, ou que la paix était déjà conclue entre Monsieur et la cour par l'entremise secrète de M. de Chavigny, sans la participation de M. le Prince, ou si cela n'était pas, qu'elle ne se conclurait point alors, non-seulement parce que les prétentions de M. le Prince étaient trop grandes, mais encore parce que M. de Rohan et M. de Chavigny voulaient préférablement à tout assurer les leurs

propres. Ainsi ces messieurs allèrent avec Goulas à Saint-Germain, avec charge expresse, en apparence, de ne point voir le cardinal Mazarin, et de ne rien traiter avec lui. Les demandes de Monsieur consistaient principalement en l'éloignement du cardinal; mais celles de M. le Prince étaient plus étendues, parce qu'ayant engagé dans son parti la ville et le parlement de Bordeaux, et un grand nombre de personnes de qualité, il avait fait des traités particuliers avec chacun d'eux, où il s'engageait de n'en point faire avec la cour sans les y comprendre en la manière que je dirai ci-après. Peu de gens doutaient du succès du voyage de ces messieurs, parce qu'il n'y avait point d'apparence qu'un homme habile comme M. de Chavigny, et qui connaissait la cour et le cardinal Mazarin par tant d'expériences, se fût engagé à une négociation d'un tel poids après l'avoir ménagée trois mois, sans être assuré de l'événement. Cette opinion ne dura pas long-temps: on apprit par le retour de ces députés, que non-seulement ils avaient traité avec le cardinal contre les ordres publics qu'ils en avaient, mais même qu'au lieu de demander pour M. le Prince ce qui était porté dans leur instruction, ils n'avaient insisté principalement que sur l'établissement d'un conseil nécessaire, presque en la même forme de celui que le feu roi avait ordonné en mourant, moyennant quoi ils devaient porter M. le Prince à consentir que le cardinal Mazarin, suivi de M. de Chavigny, allât traiter de la paix générale au lieu de M. le Prince, et qu'il pût revenir en France après sa conclusion. Comme ces propositions étaient fort éloignées des intérêts et des sentimens de M. le Prince, il les reçut avec aigreur contre M. de Chavigny, et se resolut de ne lui donner plus aucune connaissance de ce qu'il traiterait secrètement avec la cour.

Pour cet effet, M. le Prince chargea Gourville, qui était au duc de La Rochefoucauld, d'une instruction dressée en présence de madame la duchesse de Châtillon et des ducs de Nemours et de La Rochefoucauld, dont voici la copie :

Premièrement, qu'on ne veut plus de négociation passé aujourd'hui, et qu'on veut une réponse positive de oui ou de non sur tous les points, n'étant pas possible de se relâcher sur aucun: on veut agir sincèrement; et comme cela, on ne veut promettre que ce qu'on veut exécuter, et aussi on veut être assuré des choses promises.

2. On souhaite que M. le cardinal Mazarin sorte présentement du royaume, et qu'il aille à Bouillon.

3. Qu'on donne pouvoir à Monsieur et à M. le Prince de faire la paix générale, et qu'ils y puissent travailler présentement. 4. Qu'à cet effet on tombe d'accord des conditions justes et

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