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les laisser aller au cours de l'eau ;'de sorte que les gens du comte d'Harcourt les ayant repris, refirent le pont dans une heure ; et à l'instant même il fit passer trois cents chevaux, et quelque infanterie pour garder la tête du pont. Cette nouvelle fut portée à M. le Prince à la Bergerie; et il crut d'autant plus que le comte d'Harcourt marcherait au milieu de ses quartiers pour les tailler en pièces l'un après l'autre, qu'il jugeait que c'était le parti qu'il avait à prendre. Cela l'obligea de mander à ses troupes de quitter leurs quartiers pour revenir en diligence à la Bergerie; et à l'instant même il marcha vers Tonnay-Charente avec les ducs de Nemours et de La Rochefoucauld, ses gardes, les leurs, et ce qui se trouva d'officiers et de volontaires auprès de lui, pour voir le dessein des ennemis, et essayer de les amuser pour donner temps à ce qui était le plus éloigné de le venir joindre. Il trouva que l'avis qu'on lui avait donné était véritable, et que ces trois cents chevaux étaient en bataille dans la prairie qui borde la rivière; mais il vit bien que les ennemis n'avaient pas eu le dessein qu'il avait appréhendé, ou qu'ils avaient perdu le temps de l'exécuter; puis que n'étant pas passés lorsqu'ils le pouvaient sans empêchement, il n'y avait pas d'apparence qu'ils le fissent en sa présence, et ses troupes commençant déjà de le joindre. On escarmoucha quelque temps sans perte considérable de part ni d'autre ; et l'infanterie de M. le Prince étant arrivée, il fit faire un long retranchement vis-à-vis du pont de bateaux, laissant la prairie et la rivière entre le comte d'Harcourt et lui. Les deux armées demeurèrent plus de trois semaines dans les mêmes logemens sans rien entreprendre, et se contentèrent l'une et l'autre de vivre dans un pays fertile, et où toutes choses étaient en abondance. Cependant les longueurs et la conduite du duc de Bouillon firent assez juger à M. le Prince qu'il n'avait plus rien à ménager avec lui, et qu'il essayait de traiter avec la cour, pour lui et pour M. de Turenne : de sorte que, perdant également l'espérance d'engager l'un et l'autre dans son parti, il s'emporta contre eux avec une pareille aigreur, quoique leurs engagemens eussent été différens; car il est vrai que le duc de Bouillon était convenu avec le duc de La Rochefoucauld, et ensuite avec M. Lenet de toutes les conditions que j'ai dites, et qu'il crut s'en pouvoir dégager par les raisons dont j'ai parlé. M. de Turenne au contraire qui s'était entièrement séparé des intérêts de M. le Prince, dès qu'il fut sorti de prison, ignorait même, à ce qu'il a dit depuis, les traités et les engagemens du duc de Bouillon son frère.

M. le Prince se voyant donc dans la nécessité d'envoyer promptement un chef pour soutenir le poste qu'il avait destiné

à M. de Turenne, jeta les yeux sur le duc de Nemours, dont la naissance et les agréables qualités de la personne jointes à une extrême valeur, pouvaient suppléer en quelque sorte à la capacité de M. de Turenne. M. de Nemours partit avec toute la diligence possible pour aller en Flandre par mer; mais n'ayant pu en supporter les incommodités, il fut contraint d'aller par terre avec beaucoup de temps et de péril, à cause des troupes qui ramenaient le cardinal en France. M. le Prince renvoya aussi le duc de La Rochefoucauld à Bordeaux pour disposer M. de Conti à s'en aller à Agen affermir les esprits des peuples, qui commençaient à changer de sentiment sur les nouveaux progrès des armes du roi. Il le chargea aussi de proposer au parlement de Bordeaux de consentir que le baron de Bateville et les Espagnols fussent mis en possession de la ville et du château de Bourg qu'ils offraient de fortifier.

Fontrailles vint alors trouver M. le Prince de la part de M. le duc d'Orléans, pour voir l'état de ses affaires, et pour l'informer aussi que le parlement de Paris était sur le point de se joindre à M. le duc d'Orléans pour chercher toute sorte de voies afin d'empêcher le retour du cardinal Mazarin; et que M. le duc d'Orléans se disposait à agir de concert avec M. le Prince dans ce même dessein. Fontrailles lui proposa aussi une réconciliation avec le coadjuteur, et lui témoigna que M. le duc d'Orléans la désirait ardemment; M. le Prince ne répondit rien de positif à cet article, soit qu'il ne crût pas pouvoir prendre des mesures certaines avec le coadjuteur, ou soit qu'il crût que celles qu'il prendrait ne seraient pas approuvées de madame de Longueville et du duc de La Rochefoucauld, à qui il était engagé de ne se réconcilier point avec le coadjuteur, sans leur participation et leur consentement. Il promit néanmoins à Fontrailles de suivre le sentiment de M. le duc d'Orléans, quand les choses seraient plus avancées, et lorsque cette réconciliation pourrait être utile au bien commun du parti.

En ce même temps, le comte de Marchin joignit M. le Prince à la Bergerie, et lui amena mille hommes de pied et trois cents chevaux des meilleures troupes de l'armée de Catalogne qu'il commandait. Beaucoup de gens ont blamé cette action, comme si c'eût été une trahison. Pour moi, je n'entreprendrai point ni de la condamner ni de la défendre. Je dirai seulement, pour la vérité, que M. de Marchin s'étant attaché depuis longtemps à M. le Prince, il avait reçu de lui le gouvernement de Bellegarde qui était une de ses places, et qu'ensuite, non-seulement il avait été maintenu dans le service, mais qu'il avait même La Rochefoucauld.

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par son crédit eu la charge de vice-roi de Catalogne et le gouvernement de Tortose, où il servit le roi avec beaucoup de fidélité et de bonheur. Cependant M. le Prince ayant été arrêté prisonnier, on fit arrêter aussi M. de Marchin, sans qu'il fût chargé d'autre crime que d'être sa créature. On donna même son gouvernement de Tortose à Launay-Gringuenière, qui le laissa perdre bientôt après. La prison de M. de Marchin dura autant que celle de M. le Prince; et lorsqu'il en fut sorti, il demeura sans charge et sans emploi. Depuis, les affaires de Catalogne dépérissant, et la cour étant incertaine du choix qu'elle ferait d'un homme capable de les soutenir, le comte de Marchin fut proposé une seconde fois par M. le Prince; et le duc de La Rochefoucauld en fit l'ouverture, de sa part, à M. Le Tellier, sans que Marchin fit aucune diligence de son chef. Il ne lui fut pas possible de retarder son voyage de Catalogne ni d'attendre l'événement des choses douteuses qui se passaient alors à la cour, et qui devaient plus probablement se terminer par un accommodement que par une guerre civile de sorte qu'il partit pour son nouvel emploi, le devant tout entier à M. le Prince, et étant encore plus étroitement lié à ses intérêts par le gouvernement de Stenay qu'il lui avait donné nouvellement après la mort de La Moussaie. Ainsi l'on peut dire que l'action du comte de Marchin peut avoir deux faces bien différentes. Ceux qui le regarderont comme abandonnant et exposant une province que le roi lui avait confiée, le trouveront infidèle ; ceux qui le considéreront comme courant à ses pressantes et presque indispensables obligations, le trouveront un honnête homme. Peu de gens de bon sens oseront dire qu'il est coupable: peu de gens de bon sens oseront le déclarer innocent ; et enfin ceux qui lui sont contraires et ceux qui lui sont favorables, s'accorderont à le plaindre, les uns d'une faute qu'il a faite par une inévitable nécessité; les autres, de ce qu'il a dégagé ses devoirs par une faute.

La cour, comme je l'ai dit, était alors à Poitiers, et M. de Châteauneuf occupait, en apparence, la première place dans les affaires, bien que le cardinal en fût en effet toujours le maître. Néanmoins la manière d'agir de ce ministre, ferme, décisive, familière, et directement opposée à celle du cardinal, commençait à faire approuver son ministère, et gaguer même quelque créance dans l'esprit de la reine. Le cardinal était trop bien averti pour lui laisser prendre de profondes racines; et il y a grande apparence qu'il jugea que son retour était le seul remède au mal qu'il appréhendait pour son particulier, puisque dans tout le reste il s'accordait mal aux intérêts de l'État ; et qu'en

effet il acheva de fournir de prétexte à M. le duc d'Orléans et au parlement de Paris de se déclarer contre la cour.

Le maréchal d'Hocquincourt eut ordre d'aller recevoir le cardinal Mazarin sur la frontière du Luxembourg avec deux mille chevaux, et de l'escorter jusqu'où serait le roi. Il traversa le royaume sans trouver d'empêchement, et arriva à Poitiers aussi maître de la cour qu'il l'avait jamais été. On affecta de donner peu de part de ce retour à M. de Châteauneuf, sans toutefois rien changer aux apparences dans tout le reste, ni lui donner de marque particulière de défaveur : le cardinal même lui fit quelques avances. Mais lui, craignant de se commettre, et jugeant bien qu'il ne pouvait être ni sûr ni honnête à un homme de son âge et de son expérience de demeurer dans les affaires sous son ennemi, et qu'il serait sans cesse exposé à tout ce qu'il lui voudrait faire souffrir de dégoût et de disgrâce, il prit prétexte de se retirer, sur ce que la résolution ayant été prise par son avis de faire marcher le roi à Angoulême, on avait changé ce dessein sans le lui communiquer, et résolu en même temps d'aller faire le siége d'Angers, bien qu'il fût d'un sentiment contraire. Ainsi, ayant pris congé du roi, il se retira à Tours.

La cour partit bientôt après pour aller à Angers où le duc de Rohan avait fait soulever le peuple; et cette ville et la province s'étaient déclarées pour M. le Prince, dans le même temps que M. le duc d'Orléans et le parlement de Paris se joignirent à lui contre les intérêts de la cour. Il semblait que toute la France était en suspens pour attendre l'événement de ce siège qui pouvait avoir de grandes suites, si sa défense eût été assez vigoureuse ou assez longue pour arrêter le roi. Car, outre que M. le Prince eût pu s'assurer des meilleures places des provinces voisines, il est certain que l'exemple de M. le duc d'Orléans et du parlement aurait été suivi par les plus considérables corps du royaume ; et si la cour eût été contrainte de lever ce siége, on peut dire qu'elle se serait trouvée dans de grandes extrémités; et que la personne du roi eût été bien exposée, si ce mauvais succès fût arrivé dans le temps que le duc de Nemours entra en France avec l'armée de Flandre et les vieilles troupes de M. le Prince, sans trouver de résistance.

Cette armée passa la Seine à Mantes; le duc de Beaufort avec les troupes de M. le duc d'Orléans, se joignit au duc de Nemours, et tous deux ensemble marchèrent avec un corps de sept mille hommes de pied et trois mille chevaux, vers la rivière de Loire, où ils étaient assurés des villes de Blois et d'Orléans : mais, soit que, par la division des bourgeois, Angers ne fût pas en état de se défendre, ou que le duc de Rohan ne voulût

pas hasarder sa vie et sa fortune sur la foi chancelante d'un peuple étonné, il remit la place entre les mains du roi sans beaucoup de résistance, et eut permission de se retirer à Paris auprès de M. le duc d'Orléans.

Les choses étaient en ces termes, lorsque M. le Prince partit de la Bergerie, après y avoir, comme je l'ai dit, demeuré plus de trois semaines sans que le comte d'Harcourt, qui était de l'autre côté de la rivière à Tonnay-Charente, et maître du pont de bateaux, entreprît rien contre lui: néanmoins, comme il était de beaucoup inférieur à l'armée du roi, en nombre et en bonté de troupes, il voulut éviter les occasions d'être contraint de venir à un combat si inégal. De sorte qu'il alla à Romette, éloigné de trois lieues des troupes du roi, afin d'avoir plus de temps pour prendre son parti, si elles marchaient à lui : il y demeura quelque temps, et dans des quartiers près de là, sans qu'il se passât rien de considérable. Mais, voyant que, bien loin de faire des progrès dans le pays où il était, il ne se trouvait pas seulement en état d'y demeurer en présence du comte d'Harcourt, il tourna ses pensées à conserver la Guienne et à fortifier les villes qui tenaient son parti. Il résolut donc d'y marcher avec son armée, et crut pouvoir maintenir quelque temps la Saintonge, en laissant, d'un côté, le comte de Doignon dans ses places, les Espagnols à Talmont et le prince de Tarente dans Saintes et Taillebourg pour les pourvoir et pour en hâter les fortifications. Ayant ainsi donné ses ordres, il fit marcher son infanterie et ses bagages à Talmont pour aller par mer à Bordeaux ; et après avoir fait la première journée une fort grande traite avec toute sa cavalerie, il s'arrêta la seconde à SaintAndras, à cinq lieues de Bordeaux, croyant être hors de la portée des ennemis ; mais le comte d'Harcourt, qui l'avait suivi avec une diligence extrême, arriva à la vue de son quartier lorsqu'il y songeait le moins, et l'aurait forcé sans doute si les premières troupes eussent entré dedans sans marchander: mais elles se mirent en bataille vis-à-vis de Saint-Andras, pendant que d'autres attaquèrent le quartier de Balthazar qui les repoussa avec vigueur, et vint joindre M. le Prince qui était monté à cheval au premier bruit. Ils furent quelque temps en présence, mais la nuit étant obscure, il n'y eut point de combat ; et M. le Prince se retira sans rien perdre, étant plus redevable de son salut à la trop grande précaution de ses ennemis qu'à la sienne propre.

Le comte d'Harcourt ne le suivit pas plus avant; et M. le Prince continuant le dessein qu'il avait d'aller à Bergerac et de le faire fortifier, passa à Libourne, dont le comte de More était gou

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