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avec elle; mais qu'il la suppliait de considérer qu'ayant été uni si longtemps avec madame de Chevreuse, dans tout ce qui regardait le service de la reine, il ne pouvait avec justice cesser d'être son ami tant qu'elle n'aurait d'autre crime que celui de déplaire au cardinal. « Je connus, dit-il dans son récit, par une longue suite de mauvais traitemens, que ce que je lui avais dit m'avait entièrement ruiné auprès d'elle; j'observai toutefois la conduite qu'elle m'avait prescrite vers madame de Chevreuse, après lui en avoir rendu compte exactement. Je ne trouvai dans la suite guère plus de reconnaissance de son côté pour m'être perdu cette seconde fois afin de demeurer son ami, que je venais d'en trouver dans la reine; et madame de Chevreuse oublia dans son exil aussi facilemeut tout ce que j'avais fait pour elle, que la reine oublia mes services quand elle fut en état de les récompenser. >>

Négligé par la reine, et rebuté par le cardinal, M. de La Rochefoucauld n'essuya que des désagrémens à la cour. Le dégoût pour cette manière de vivre le fit entrer dans le parti que madame de Longueville venait de former contre la reine et le cardinal. Il eut bientôt toute la confiance de cette femme active et hardie, et la servit avec plus de zèle encore qu'il n'avait servi la reine. L'esprit de parti était alors une chose si commune et si ordinaire, qu'on servait le gouvernement tout en appartenant à une faction qui lui était opposée. Quoique rangé sous les bannières de madame de Longueville, M. de La Rochefoucauld obtint le gouvernement de Poitou, et fit la campagne de Flandre sous les ordres de Monsieur. Ayant été blessé, il revint à Paris, et alla ensuite pacifier les troubles de la province, dont le gouvernement lui était confié; le cardinal lui avait promis des lettres de duc et tous les avantages dont jouissaient les maisons de Rohan et de La Trémouille, mais il ne tint pas sa parole. Le gouverneur du Poitou était dans le premier mouvement de son indignation contre le ministre, lorsqu'il apprit par madame de Longueville que tout le plan de la guerre civile avait été arrêté à Noisy, entre le prince de Conti et le duc de Longueville, le coadjuteur de Paris, et les plus considérables du parlement. « Cette nouvelle, ajoute-t-il naïvement, me consola de mon chagrin, et je me vis en état de faire sentir à la reine et au cardinal, qu'il leur eût été utile de m'avoir ménagé........... J'arrivai à Paris avec tout le ressentiment que je devais avoir.... et je sentis un grand plaisir de voir qu'en quelque état que la dureté de la reine et la haine du cardinal eussent pu me réduire, il me restait encore des moyens de me venger d'eux. »

Le cardinal voyant l'orage qui se formait contre lui, et ne se croyant plus en sûreté à Paris, partit inopinément avec toute la cour pour Saint-Germain. Ce coup inattendu consterna les ligueurs; M. de La Rochefoucauld avoue qu'il fit tout ce qu'il put pour raffermir ses partisans dans leurs résolutions. Telle fut son ardeur dans cette entreprise que pour arracher le prince de Conti et le duc de Longueville de Saint-Germain, et les ramener au sein du parti dans la capitale, il leur tint leurs chevaux pendant la nuit de la fuite, dans une cour du château. Le duc de Beaufort s'étant échappé du donjon de Vincennes, vint encore augmenter le courage et l'espoir du parti. On en

rôla des troupes, et l'on se mit en état de se défendre dans Paris contre
les troupes du roi que commandait le prince de Condé. C'est alors que
commença la guerre de la Fronde, que M. de La Rochefoucauld a dé-
crite amplement dans ses œuvres, et qui est si connue par le grand
nombre de mémoires que nous avons de cette époque turbulente;
guerre où le ridicule et le burlesque se mêlaient au sérieux des factions
et des dissensions civiles, et faisaient des agitations de Paris tantôt une
occasion de plaisanteries, et tantôt un spectacle affligeant. On sait
que
les femmes n'étaient pas moins actives dans ce mouvement général
que les hommes. M. de La Rochefoucauld était aux ordres de la
duchesse de Longueville : il écrivit sous son portrait ces deux vers d'une
tragédie de Du Ryer:

Pour mériter son cœur, pour plaire à ses beaux yeux,
J'ai fait la guerre aux rois, je l'aurais faite aux dieux.

Cependant détrompé dans la suite sur les sentimens de la duchesse,
après le combat de la porte St.-Antoine, il parodia ainsi ces vers:
Pour mériter son cœur, qu'enfin je connais mieux,
J'ai fait la guerre aux rois j'en ai perdu les yeux.

Quand Louis XIV monta sur le trône, M. de La Rochefoucauld n'ayant, comme partisan signalé des frondeurs, point de titre à ses grâces, vécut dans la retraite jusqu'à la fin de ses jours: cependant ce fut l'époque la mieux employée de sa vie. Il la passa à méditer sur les hommes qu'il avait vus sous tant d'aspects divers pendant les troubles civils, et à jouir des douceurs de l'amitié. Il fit alors le livre des Maximes auquel il doit sa célébrité; il rédigea les mémoires des événemens dans lesquels il avait eu une part assez active. Madame de Sévigné, madame de La Fayette, madame de Sablé et autres femmes aimables et spirituelles composaient sa société ; la première nous a laissé des détails touchans sur les derniers jours de La Rochefoucauld, qui ne furent pas sans amertume pour lui. Il avait perdu sa mère en 1672; madame de Sévigné dit à ce sujet : « M. de La Rochefoucauld est toujours accablé de goutte: il a perdu sa vraie mère, dont il est véritablement affligé ; je l'en ai vu pleurer avec une tendresse qui me le ferait adorer: c'était une femme d'an extrême mérite, et enfin, dit-il, c'était la seule qu'il n'a jamais cessé d'aimer. Le cœur de M. de La Rochefoucauld pour sa famille est une chose incomparable. » Sa femme André de Vivonne, dame de La Chateigneraie, qui lui avait donné plusieurs enfans, était morte deux ans auparavant. De ses deux fils qui servaient dans l'armée de Louis XIV, l'un fut tué et l'autre blessé en 1672, au passage du Rhin. « J'ai vu, dit madame de Sévigné, son cœur à découvert, dans cette cruelle aventure; il est au premier rang de ce que j'ai jamais vu de courage de mérite, de tendresse et de raison; je compte pour rien son esprit et son agrément. » Il lui resta un fils, M. de Marsillac, et des amis qui lui étaient sincèrement attachés. Ils consolèrent ce père accablé à la fois des maux de l'âme et du corps, qui hâtèrent la fin de sa vie. Le 13 mars 1680 madame de Sévigné écrivit à sa fille : « M. de La Rochefoucauld a été et est encore considérablement malade : il est mieux aujour

d'hui; mais enfin c'était toute l'apparence de la mort; une grosse fièvre, une oppression, une goutte remontée. Il était question de l'Anglais, du médecin et du frère Ange; il a choisi son parrain; c'est frère Ange qui le tuera, si Dieu l'a ainsi ordonné........ » Le surlendemain elle annonce qu'il y a peu d'espoir, et que M. de La Rochefoucauld toujours calme, et indifférent sur sa mort prochaine, a reçu les sacremens; puis elle continué : « Il ne voyait point hier matin madame de La Fayette, parce qu'elle pleurait, et qu'il recevait notre Seigneur; il envoya savoir à midi de ses nouvelles. Croyez-moi, ma fille, ce n'est pas inutilement qu'il a fait des réflexions toute sa vie; il s'est approché de telle sorte ces derniers momens qu'ils n'ont rien de nouveau ni d'étranger pour lui. M. de Marsillac arriva avant-hier à minuit, si comblé de douleur amère, que vous ne seriez pas autrement pour moi. Il fut long-temps à se faire un visage et une contenance; il entre enfin, et trouve M. de La Rochefoucauld dans cette chaise, peu différent de ce qu'il est toujours. Comme c'est M. de Marsillac qui est son ami, de tous ses enfans, on fut persuadé que le dedans était trouble; mais il n'en parut rien, et il oublia de lui parler de sa maladie. Ce fils ressortit pour crever; et après plusieurs agitations, plusieurs cabales, Gourville contre l'Anglais, Langlade pour l'Anglais, chacun suivi de plusieurs de la famille, et les deux chefs conservant toute l'aigreur qu'ils ont l'un pour l'autre, M. de Marsillac décida pour l'Anglais; et hier à cinq heures du soir, M. de La Rochefoucauld prit le remède de l'Anglais.... » Quelques jours après, il avait cessé de vivre. Madame de Sévigné écrivit le 17 mars à sa fille : « Hier, samedi, le remède de l'Anglais avait fait des merveilles; toutes les espérances de vendredi que je vous écrivais, étaient augmentées; on chantait victoire; la poitrine était dégagée, la tête libre, la fièvre moindre, des évacuations salutaires ; dans cet état, hier à six heures, il tourne à la mort tout d'un coup les redoublemens de fièvre, l'oppression, des rêveries; en un mot, la goutte l'étrangle traîtreusement; et quoiqu'il eût beaucoup de force, et qu'il ne fût point abattu de saignées, il n'a fallu que quatre ou cinq heures pour l'emporter ; et à minuit il a rendu l'âme entre les mains de M. de Condom (Bossuet). M. de Marsillac ne l'a pas quitté d'un moment, et il est dans une affliction qui ne peut se représenter cependant il retrouvera le roi et la cour; toute sa famille se retrouvera à sa place : mais où madame de La Fayette retrouvera-t-elle un tel ami, une telle société, une pareille douceur, un agrément, une confiance, une considération pour elle et son fils! Elle est infirme, elle est toujours dans sa chambre, elle ne court point les rues M. de La Rochefoucauld était sédentaire aussi; cet état les rendait nécessaires l'un à l'autre, et rien ne pouvait être comparé à la confiance et aux charmes de leur amitié. » Elle revient encore sur la mort de M. de La Rochefoucauld dans les lettres qu'elle écrivit à sa fille les jours suivans; tant elle avait été émue par la douleur qu'en ressentaient plusieurs de ses amis, et qu'elle en éprouvait elle-même. Ce ne sont pas les seuls hommages rendus par les contemporains au caractère de La Rochefoucauld. La Fontaine en lui adressant un apologue, dit de lui:

:

Vous qui m'avez donné ce qu'il a de solide,
Et dont la modestie égale la grandeur,
Qui ne pûtes jamais écouter sans pudeur
La louange la plus permise,

La plus juste et la mieux acquise, etc.

Nous rappellerons à ce sujet, comme une singularité du caractère de La Rochefoucauld, que le même homme qui avait voulu enlever la reine de France, et qui, sous les bannières de la duchesse de Longueville, aurait fait la guerre aux Dieux, n'entra pas dans l'Académie Française, parce qu'il était trop timide pour prononcer une harangue. Avec tout le courage qu'il avait montré, dit l'historien de l'Académie,dans les occasions les plus vives, avec toute la supériorité que sa naissance et son esprit lui donnaient sur des hommes pour la plupart ordinaires du côté de l'extraction, il ne se croyait pas capable de soutenir la vue d'un auditoire, et de prononcer seulement quatre lignes en public, sans éprouver une sorte de défaillance. M. de La Rochefoucauld s'est peint lui-même, sinon avec toute la fidélité possible, du moins avec beaucoup de naïveté. On trouvera ce portrait parmi ses œuvres. Ses ennemis l'ont peint aussi, mais avec plus de sévérité. Le cardinal de Retz que M. de La Rochefoucauld n'a guère ménagé dans ses Mémoires, ne ménage pas non plus son adversaire dans ceux qu'il a écrits de son côté. Voici ce portrait fait par une main ennemie, mais en général assez exact quant aux défauts; il n'y a que les bonnes qualités, sur lesquelles l'ancien coadjuteur passe légèrement. « Il y a toujours eu, dit-il, du je ne sais quoi en M. de La Rochefoucauld. Il a voulu se mêler d'intrigues dès son enfance, et en un temps où il ne sentait pas les petits intérêts qui n'ont jamais été son faible, et où il ne connaissait pas les grands qui d'un autre sens n'ont pas été son fort. Il n'a jamais été capable d'aucunes affaires, et je ne sais pourquoi; car il avait des qualités qui eussent suppléé en tout autre celles qu'il n'avait pas. Sa vue n'était pas assez étendue, et il ne voyait pas même tout ensemble ce qui était à sa portée; mais son bon sens, très-bon dans la spéculation, joint à sa douceur, à son insinuation et à sa facilité de mœurs qui est admirable, devait récompenser plus qu'il n'a fait, le défaut de sa pénétration. Il a toujours eu une irrésolution habituelle; mais je ne sais même à quoi attribuer cette irrésolution. Elle n'a pu venir en lui de la fécondité de son imagination, qui n'est rien moins que vive. Jenela puisdonner à la stérilité de son jugement; carquoiqu'il ne l'ait pas exquis dans l'action, il a un bon fonds de raison. Nous voyons les effets de cette irrésolution, quoique nous n'en connaissions pas la cause. Il n'a jamais été guerrier quoiqu'il fût très-soldat. Il n'a jamais été par lui-même bon courtisan, quoiqu'il ait eu bonne intention de l'être. Il n'a jamais été bon homme de parti, quoique toute sa vie il y ait été engagé. Cet air de honte et de timidité que vous lui voyez dans la vie civile, s'était tourné dans les affaires en air d'apologie. Il croyait toujours en avoir besoin; ce qui, joint à ses maximes qui ne marquent pas assez de foi à la vertu et à sa pratique qui a toujours été à sortir des affaires avec autant d'impatience qu'il y était' entré, me fait conclure qu'il cût beaucoup mieux fait de se connaître et de se réduire à

passer, comme il eût pu, pour le courtisan le plus poli et le plus honnête homme, à l'égard de la vie commune, qui eût paru dans son siècle. » D'autres personnes du même parti, madame de Motteville, Joly, etc. sont encore moins justes dans leurs Mémoires envers M. de La Rochefoucauld que le coadjuteur. Ils le peignent comme un homme qui mettait en pratique le fond de ses maximes, l'égoïsme, et qui en servant le parti de la duchesse de Longueville, ne songeait qu'à ses propres intérêts. Mais à cet égard ils n'ont pas connu, ou ils ont feint de ne pas connaître son caractère. Il avait cherché son avancement à la cour; mais ne l'ayant pas obtenu, il paraît n'y avoir plus songé; sa conduite dans la guerre de la fronde était guidée par la haine que tout son parti portait au cardinal-ministre, et son attachement personnel à la duchesse de Longueville, qu'il servit avec le même zèle qu'il avait manifesté auparavant pour la reine.

Mais nous avons assez parlé de son caractère; occupons-nous maintenant de ses écrits.

I. MÉMOIRES.

On a comparé le duc de La Rochefoucauld, écrivant dans les loisirs de sa retraite les Mémoires des troubles de la Fronde, à César racontant la guerre civile: mais quand on supposerait le talent des deux écrivains égal, il y a une si grande différence entre les événemens dont ils font le récit, que leurs narrations ne peuvent guère se ressembler. Le récit de César conserve toujours cette gravité imposante que devait avoir un capitaine qui avait conduit des affaires d'où dépendait le sort du monde connu alors; M. de La Rochefoucauld racontant sérieusement que dans une certaine occasion il a tenu le coadjuteur dans le milieu d'une porte, et se faisant une sorte de mérite auprès de la postérité de ne l'avoir pas tué, avant que les Mazarins pussent venir au secours d'un chef presque mort de peur, semble nous faire le récit d'un guet-à-pens, plutôt que celui d'un épisode de la guerre civile. Qu'on se figure ensuite le prince de Condé et le duc de La Rochefoucauld traversant les rues de Paris avec une troupe de leurs gens, rencontrant la procession de Notre-Dame avec le coadjuteur; les gens du prince voulant fondre sur la procession et mettre l'archevêque en pièces; le prince de Condé et le duc de La Rochefoucauld descendant par politique de leur carrosse, et se mettant à genoux pour recevoir la bénédiction de leur mortel ennemi, tandis que le coadjuteur lève les bras pour bénir deux chefs qu'il maudissait dans le fond de son cœur ; et qu'on dise, si de pareilles aventures peuvent perdre par la narration la plus habile, ce qu'elles ont de burlesque! Cependant Bayle veut qu'on trouve les Mémoires de La Rochefoucauld supérieurs à ceux de César, et Amelot de La Houssaie, enchérissant sur Bayle, y découvre presque la profondeur de Tacite; il est vrai qu'il est le seul qui ait fait cette découverte. Mais quoique M. de La Rochefoucauld, comme historien, ne puisse être comparé ni à Tacite ni à César, ses Mémoires seront toujours lus avec intérêt, puisqu'il raconte d'une manière fort détaillée les événemens d'une époque très-remarquable de l'histoire de France, et que ces Mémoires servent à rectifier ou à

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