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ligion, ce n'est pas assez qu'une chose, par exemple un dogme, ou une maxime, pour être vraie, ait été crue de tout temps, même dès l'établissement de la religion : qu'elle ait été crue de tous ceux qui jusqu'à présent ont professé la religion?

DIRECT. Non vraiment, ce n'est pas assez.

DOCT. Je l'ai jugé ainsi, et qu'il fallait encore pour être vraie, qu'elle fût vraie en soi.

DIRECT. Vous y êtes, et il y a du plaisir à parler à des gens

comme vous.

DOCT. Je vous suis obligé; mais il faudrait pourtant que vous eussiez la bonté de me dire à quelle autre marque du moins vous connaissiez qu'une maxime de religion est vraie par exemple, ce que l'Église jusqu'à ce jour, a appelé la joie du Saint-Esprit, la paix d'une bonne conscience, est selon vous quelque chose d'humain, et d'abominable devant Dieu : par où êtesyous persuadé que cette doctrine est véritable? et dans cette persuasion, évitez-vous cette union céleste? vous refusez-vous à cette tranquillité de l'âme, suite si naturelle de la pratique de la vertu ?

que

DIRECT. Je le sens mieux, monsieur, que je ne le puis dire; ce n'est pas par entêtement, comme on pourrait se l'imaginer, que cela arrive, mais par impuissance de se mêler de soi, parce l'on est dans un état où l'on ne se connaît plus, où l'on ne se sent plus (1). Vous demanderez à une âme : qui vous porte à faire ou à éviter telle chose? C'est donc que Dieu vous l'a dit? qui vous a fait connaître ou entendre ce qu'il voulait? je n'entends rien, je ne pense à rien connaître, tout est Dieu et volonté de Dieu (2).

DocT. Vous savez donc, mon père, ce que c'est du moins que la volonté de Dieu?

(1) L'âme ne se sent plus, ne se voit plus, ne se connaît plus, elle ne voit rien de Dieu, n'en comprend rien, n'en distingue rien; il n'y a plus d'amour, de lumières, ni de connaissance. Livre des Torrens.

Cette âme ne se sentant pas, n'est pas en peine de chercher, ni de rien faire : elle demeure comme elle est, cela lui suffit. Mais que fait-elle? Rien, rien, et toujours rien. Ibid.

(2) Toutes les créatures la condamneraient, que ce lui serait moins qu'un moucheron, non par entêtement et fermeté de volonté comme on se l'imagine, mais par impuissance de se mêler de soi; parce qu'elle ne se voit plus. Vous demandez à cette âme, mais qui vous porte à faire telle ou telle chose? C'est donc que Dieu vous l'a dit, vous a fait connaître et entendre ce qu'il voulait? Je ne connais rien, n'entends rien; je ne pense à rien connaître, tout est Dieu et volonté de Dieu. Je ne sais ce que c'est que volonté de Dieu; aussi ne suisje pas capable d'en rendre nulle raison, ni d'en rendre aucune de ma conduite. J'agis cependant infailliblement, et ne puis douter depuis que je n'ai point d'autre principe que le principe infaillible. Livre des Torrens.

La Bruyère.

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DIRECT. Point du tout, monsieur; aussi ne suis-je pas capable d'entendre nulle raison, ni d'en rendre aucune de ma conduite.

DOCT. Que vous soutenez pourtant excellente lorsque vous fuyez la paix de la bonne conscience, comme une chose abominable aux yeux de Dieu.

DIRECT. Cela est vrai; j'agis en cela infailliblement, et je ne puis en douter depuis que je n'ai pas d'autre principe que le principe infaillible.

DOCT. Qui est la volonté de Dieu?
DIRECT. Cela s'entend.

volonté

DOCT. Que vous ne connaissez néanmoins en aucune manière? DIRECT. Je vous l'ai dit je ne sais ce que de Dieu.

c'est que

DOCT. C'est trop le répéter, je l'ai bien retenu. Mais, mon père, si les prélats de l'Église et les docteurs de la religion osaient vous apprendre cette volonté de Dieu que vous ignorez, vous enseigner la vérité, et vous détromper du mensonge?

DIRECT. Vous n'y êtes pas, monsieur, toutes les créatures me condamneraient, que ce me serait moins qu'un moucheron (1). Docт. Je vous entends, vous ne connaissez sur le fait de la religion nulle autorité sur la terre. Mais êtes-vous tous de ce sentiment? j'ai de la peine à le croire.

DIRECT. Tous sans exception, vous pouvez vous fier à moi.

DocT. C'est-à-dire, mon père, que vous faites tous dans l'Église un schisme secret et intérieur avec le moins de scandale qu'il vous est possible. Comprenez-vous, ma sœur, la doctrine du père? peut-être qu'il ne s'était pas encore ouvert à vous jusque-là.

Mais, mon révérend père, le moyen de raisonner avec un homme qui n'a pour règle dans ses sentimens et dans sa conduite, que le principe infaillible de la volonté de Dieu, dont il n'a nulle connaissance, et qu'il ne veut apprendre de personne! Vous en rapporteriez-vous aux décisions de la Sorbonne, dont je pourrais peut-être vous rendre compte sur quelque article que ce pût être ?

DIRECT. Demandez à madame votre belle-sœur.

Docт. Hé bien, inadame, vous me dites que non, je le vois bien. En croiriez-vous, mon père, la doctrine des pères, celle des conciles, celle des apôtres?

DIRECT. Volonté de Dieu, mon cher monsieur, Dieu même, principe infaillible, règle infaillible; voilà où je m'en tiens.

1) Voyez la note ci-dessus.

Docr. Mais, mon père, vous en croyez donc la parole de Dieu, l'Évangile de Jésus-Christ?

DIRECT. L'Evangile, monsieur, n'est pas Dieu, c'est seulement ce qu'il a dit.

pas, mon

DOCT. En effet, mon père, pour connaître la volonté de Dieu que vous ignorez, dites-vous, quoiqu'elle soit votre règle infaillible, c'est peu de lire le livre de la parole de Dieu, où il nous révèle ses mystères, nous donne sa loi et ses commandemens, où il nous prescrit expressément tout ce que nous devons croire, et tout ce que nous devons faire. Ce n'est donc père, dans l'Évangile, que vous avez trouvé le plan de cette nouvelle doctrine, qui met aujourd'hui tant de différence entre vous et moi. Comment, mon père, entre autres rapports, dont vous conviendrez, n'avons-nous pas cela de commun ensemble, que par le chemin des peines et par la voie des souffrances nous tâchons d'arriver à Dieu, dont la connaissance doit être notre souveraine félicité?

Mon père, parlons clairement, je vous prie, et sans équivoque pour approuver ou pour réfuter votre doctrine, il est nécessaire de la bien entendre. Voulez-vous que je vous parle franchement? Si l'on me demandait ce que c'est que le Quiétisme, je répondrais C'est une imitation telle quelle du Christianisme, c'est un enchérissement, un mauvais raffinement sur la religion de Jésus-Christ. Quand il ne serait pas Dieu, ce qu'on ne peut penser sans blasphème, et que sa loi ne serait pas divine, il est le premier en date, sa religion est en possession de tous les cœurs et de tous les esprits, elle est celle de l'État.

Les esprits outrés, subtils, ambitieux, viennent trop tard pour se faire valoir, et s'attirer de la suite par une doctrine entièrement opposée à la chrétienne; ils ont été obligés de retenir ses mystères, une partie de sa créance, ses termes, et son style, les mêmes apparences dans la morale et dans la pratique. Il faut vous tâter et vous examiner de bien près pour vous connaître; par exemple, vous ne niez pas le purgatoire?

DIRECT. Non.

DocT. Ni la nécessité de la pénitence en cette vie ou en l'autre, pour faire son salut et posséder la gloire de Dieu? DIRECT. Nous ne prêchons autre chose.

DOCT. Nous de même. Écoutez cependant nous plaçons, mon père, le purgatoire et l'autre vie dans l'autre vie. Vous autres, vous placez le purgatoire et l'autre vie dans la vie présente. Dites-moi, mon père, par l'oraison éminente et le fidèle abandon, n'acquérez-vous pas l'impeccabilité, l'inamissibilité de la grâce?

DIRECT. Cela est vrai.

DOCT. Ne vous trouvez-vous pas dans la même innocence qu'Ève avait en sortant des mains de Dieu avant de s'être laissée séduire (1)?

DIRECT. Ce sont nos propres termes.

DOCT. Ce qui serait péché dans les autres, ne l'est plus pour vous?

DIRECT. Vous avez vu cela dans nos livres.

DOCT. Vous voyez que je ne vous impose point. Car c'est au Cantique des Cantiques, que vous égalez cet état sublime à la gloire des bienheureux, avec cette seule différence, que le Quiétiste possède sans voir, et que les Saints voient ce qu'ils possèdent; et vous ajoutez que la vue de Dieu n'est pas l'essentielle béatitude (2).

DIRECT. Tout cela est vrai.

DOCT. Vous êtes, mon père, de si bonne foi, que nous aurons un extrême plaisir, ma sœur et moi, d'entendre de votre bouche le purgatoire du Quiétisme, et de vous en croire sur votre parole.

DIRECT. Nous sommes persuadés, monsieur, qu'une dévotion sensible et une vie animale (3) est la même chose. Qu'une âme, au contraire, ne se purifie entièrement que par les sécheresses,

(1) L'âme ne peut être unie à Dieu, qu'elle ne soit dans un repos central, et dans la pureté de sa création. Moyen court. p. 125.

C'est une chose étrange, que, n'ignorant pas que l'on n'est créé que pour cela, et que toute âme qui ne parviendra pas dès cette vie à l'union divine et à la pureté de sa création, doit brûler long-temps dans le purgatoire pour acquérir cette pureté, l'on ne puisse néanmoins souffrir que Dieu y conduise dès cette vie. Ibid. p. 134.

(2) Il y a des personnes qui disent que cette union ne se peut faire que dans l'autre vie, mais je tiens qu'elle se peut faire en celle-ci, avec cette difference, qu'en cette vie l'on possède sans voir, et que dans l'autre on voit ce que l'on possède. Or je dis, que quoique la vue de Dieu soit un avantage de la gloire Jequel est nécessaire pour la consommation, elle n'est pas néanmoins l'essentielle beatitude, puisque l'on est heureux dès que l'on possède le bien souverain, et que l'on peut en jouir et le posséder sans le voir. L'on en jouit ici dans la nuit de la foi, où l'on a le bonheur de la jouissance, sans avoir le plaisir de la vue.... Mais cet aveuglement n'empêche ni la vraie jouissance, ni la très-réelle possession de l'objet, ni la consommation du mariage divin. Explicat. du Cant. des Cant., p. 5.

(3) Vous devez savoir qu'il y a de deux sortes d'oraisons, l'une tendre, amoureuse et pleine de sentimens de douceur, l'autre obscure, sèche, solitaire et remplie de tentations et de ténèbres.......... On peut appeler le premier chemin, la vie des animaux, qui est celui de ceux qui suivent la dévotion sensible.... La seconde voie peut être justement appelée la vie de l'homme.... Soyez certain que la sécheresse vous est un bien.... Tenez pour indubitable, que, pour marcher dans la voie intérieure, il faut étouffer toute sensibilité, et que le moyen dont Dieu se sert pour cela, est la sécheresse. Molinos, Guide Spirit. liv. 1, ch. 4, n. 25, 26, 27, 28 et 29.

que par l'abandonnement de Dieu, par les tentations, par les ténèbres, par les angoisses mortelles, par les chagrins, par les afflictions, par les transes de la mort, par une privation de toute consolation, par de cruelles douleurs, par un martyre continuel; enfin par une agonie qui se renouvelle incessamment.

par

DOCT. Mon père, vous en oubliez la moitié, car je vois bien qu'il ne s'agit que de trouver des termes, et surtout qui soient équivalens. Dites encore, mon cher père, que l'âme se purifie par des doutes, par des scrupules, par des craintes et des défiances, par des rongemens d'entrailles, par des sécheresses passives, par des contradictions, par une répugnance continuelle au bien, des abandonnemens intérieurs, par des désolations horribles, par des suggestions importunes, par des resserremens amers et perpétuels, par être en proie à la colère, à l'impatience, à la rage, aux blasphèmes, au désespoir, aux appétits désordonnés, par être dénuée de toutes les vertus, exposée à tous les crimes, et à des tourmens égaux aux peines infernales. N'ai-je rien oublié de tous les sentimens qui sont couchés dans vos livres comme sur une longue liste ? dites-le moi franchement ; car il est difficile que la mémoire rappelle tout d'un coup un si grand nombre de termes, qui signifient presque la même chose, et qui ont peutêtre coûté un jour entier à son auteur, pour les chercher dans le creux de son imagination, et les mettre ensuite dans un ordre qui puisse contribuer à la beauté et à l'énergie du style.

DIRECT. Vous badinez, mon cher monsieur, de ce qui nous tire à tous les larmes des yeux.

DOCT. En vérité, mon père, je ne crois point qu'il y ait au monde des gens si malheureux que vous le dites; il serait sans mentir curieux d'en voir, et j'aime mieux présumer un peu de la bonté infinie de Dieu, que de penser sans un meilleur fondement, qu'il mette les âmes à une si terrible épreuve. Chez nous on y va plus rondement, et on parle avec moins d'exagération. Nul ne possédera Dieu, tant qu'il sera vivant; c'est le langage de l'Ecriture et le nôtre. Pour le posséder dans la vie future, il faut vivre dans celle-ci d'une vie très-pénitente et imitée de Jésus-Christ; et à cette vie crucifiée, nous ne laissons pas d'accorder les consolations du Saint-Esprit encore selon l'Ecriture, qui nous invite de goûter et d'expérimenter combien le Seigneur est doux ; qui nous exhorte à nous réjouir au Seigneur ou avec le Seigneur; qui nous proteste que son joug est doux, qu'il est léger. Enfin, monsieur, s'il manque encore quelque chose à expier par cette vie pénitente et crucifiée, nous croyons un lieu destiné à cette dernière expiation, et dans lequel l'âme achève de se rendre digue de la vue de Dieu. Voilà, mon père,

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