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leur faveur, ou par leurs dignités, ces têtes si fortes et si habiles, ces femmes si polies et si spirituelles, tous méprisent le peuple, et ils sont peuple.

Qui dit le peuple dit plus d'une chose; c'est une vaste expression, et l'on s'étonnerait de voir ce qu'elle embrasse, et jusques où elle s'étend. Il y a le peuple qui est opposé aux grands, c'est la populace et la multitude : il y a le peuple qui est opposé aux sages, aux habiles et aux vertueux, ce sont les grands comme les petits.

Les grands se gouvernent par sentiment: âmes oisives sur lesquelles tout fait d'abord une vive impression. Une chose arrive, ils en parlent trop, bientôt ils en parlent peu, ensuite ils n'en parlent plus, et ils n'en parleront plus: action, conduite, ouvrage, événement, tout est oublié : ne leur demandez ni correction, ni prévoyance, ni réflexion, ni reconnaissance, ni récompense.

L'on se porte aux extrémités opposées à l'égard de certains personnages. La satire, après leur mort, court parmi le peuple, pendant que les voûtes des temples retentissent de leurs éloges. Ils ne méritent quelquefois ni libelles ni discours funèbres : quelquefois aussi ils sont dignes de tous les deux.

L'on doit se taire sur les puissans: il y a presque toujours de la flatterie à en dire du bien : il y a du péril à en dire du mal pendant qu'ils vivent, et de la lâcheté quand ils sont morts.

CHAPITRE X.

DU SOUVER AIN OU DE LA REPUBLIQUE.

QUAND l'on parcourt sans la prévention de son pays toutes les

formes de gouvernement, l'on ne sait à laquelle se tenir; il y a dans toutes le moins bon et le moins mauvais. Ce qu'il y a de plus raisonnable et de plus sûr, c'est d'estimer celle où l'on est né la meilleure de toutes, et de s'y soumettre.

Il ne faut ni art ni science pour exercer la tyrannie; et la politique qui ne consiste qu'à répandre le sang est fort bornée et de nul raffinement : elle inspire de tuer ceux dont la vie est un obstacle à notre ambition: un homme né cruel fait cela sans peine. C'est la manière la plus horrible et la plus grossière de se maintenir ou de s'agrandir.

C'est une politique sûre et ancienne dans les républiques, que d'y laisser le peuple s'endormir dans les fêtes, dans les spectacles, dans le luxe, dans le faste, dans les plaisirs, dans la vanité et la mollesse; le laisser se remplir de vide, et savourer la baga

telle quelles grandes démarches ne fait-on pas au despotique par cette indulgence!

Il n'y a point de patrie dans le despotique; d'autres choses y suppléent, l'intérêt, la gloire, le service du prince.

Quand on veut changer et innover dans une république, c'est moins les choses que le temps que l'on considère. Il y a des conjonctures où l'on sent bien qu'on ne saurait trop attenter contre le peuple; et il y en a d'autres où il est clair qu'on ne peut trop le ménager. Vous pouvez aujourd'hui ôter à cette ville ses franchises, ses droits, ses priviléges: mais demain ne songez pas même à réformer ses enseignes.

Quand le peuple est en mouvement, on ne comprend pas par où le calme peut y rentrer; et quand il est paisible, on ne voit pas par où le calme peut en sortir.

Il y a de certains maux dans la république qui y sont soufferts, parce qu'ils préviennent ou empêchent de plus grands maux. 11 y a d'autres maux qui sont tels seulement par leur établissement, et qui étant dans leur origine un abus ou un mauvais usage, sont moins pernicieux dans leurs suites et dans la pratique, qu'une loi plus juste, ou une coutume plus raisonnable. L'on voit une espèce de maux que l'on peut corriger par le changement ou la nouveauté, qui est un mal, et fort dangereux. Il y en a d'autres cachés et enfoncés comme des ordures dans un cloaque, je veux dire ensevelis sous la honte, sous le secret et dans l'obscurité: on ne peut les fouiller et les remuer, qu'ils n'exhalent le poison et l'infamie: les plus sages doutent quelquefois s'il est mieux de connaître ces maux que de les ignorer. L'on tolère quelquefois dans un état un assez grand mal, mais qui détourne un million de petits maux, ou d'inconvéniens qui tous seraient inévitables et irremediables. Il se trouve des maux dont chaque particulier gémit, et qui deviennent néanmoins un bien public, quoique le public ne soit autre chose que tous les particuliers. Il y a des maux personnels qui concourent au bien et à l'avantage de chaque famille. Il y en a qui affligent, ruinent ou déshonorent les familles, mais qui tendent au bien et à la conservation de la machine de l'état et du gouvernement. D'autres maux renversent des états, et sur leurs ruines en élèvent de nouveaux. On en a vu enfin qui ont sapé par les fondemens de grands empires, et qui les ont fait évanouir de dessus la terre, pour varier et renouveler la face de l'univers.

Qu'importe à l'état qu'Ergaste soit riche, qu'il ait des chiens qui arrêtent bien, qu'il crée les modes sur les équipages et sur les habits, qu'il abonde en superfluités? Où il s'agit de l'intérêt et des commodités de tout le public, le particulier est-il compté?

La consolation des peuples dans les choses qui lui pèsent un peu, est de savoir qu'ils soulagent le prince, ou qu'ils n'enrichissent que lui: ils ne se croient point redevables à Ergaste de l'embellissement de sa fortune.

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La guerre a pour elle l'antiquité, elle a été dans tous les siècles: on l'a toujours vue remplir le monde de veuves et d'orphelins, épuiser les familles d'héritiers, et faire périr les frères à une même bataille. Jeune Soyecourt (1)! je regrette ta vertu, ta pudeur, ton esprit déjà mûr, pénétrant, élevé, sociable: je plains cette mort prématurée qui te joint à ton intrépide frère, et t'enlève à une cour où tu n'as fait que te montrer malheur déplorable, mais ordinaire! De tout temps les hommes, pour quelque morceau de terre de plus ou de moins, sont convenus entre eux de se dépouiller, se brûler, se tuer, s'égorger les uns les autres ; et pour le faire plus ingénieusement et avec plus de sûreté, ils ont inventé de belles règles qu'on appelle l'art militaire: ils ont attaché à la pratique de ces règles la gloire, ou la plus solide réputation; et ils ont depuis enchéri de siècle en siècle sur la manière de se détruire réciproquement. De l'injustice des premiers hommes comme de son unique source est venue la guerre, ainsi que la nécessité où ils se sont trouvés de se donner des maîtres qui fixassent leurs droits et leurs prétentions: si, content du sien, on eût pu s'abstenir du bien de ses voisins, on avait pour toujours la paix et la liberté.

Le peuple paisible (2) dans ses foyers, au milieu des siens, et dans le sein d'une grande ville où il n'a rien à craindre ni pour ses biens ni pour sa vie, respire le feu et le sang, s'occupe de guerres, de ruines, d'embrasemens et de massacres, souffre impatiemment que des armées qui tiennent la campagne ne viennent point à se rencontrer, ou si elles sont une fois en présence, qu'elles ne combattent point, ou si elles se mêlent, que le combat ne soit pas sanglant, et qu'il y ait moins de dix mille hommes sur la place. Il va même souvent jusqu'à oublier ses intérêts les plus chers, le repos et la sûreté, par l'amour qu'il a pour le changement, et par le goût de la nouveauté ou des choses extraordinaires. Quelques uns consentiraient à voir une autre fois les ennemis aux portes de Dijon ou de Corbie, à voir tendre des chaînes, et faire des barricades, pour le seul plaisir d'en dire ou d'en apprendre la nouvelle.

Démophile (3) à ma droite se lamente et s'écrie: Tout est perdu, c'est fait de l'état, il est du moins sur le penchant de sa ruine. Comment résister à une si forte et si générale conjuration? Quel moyen, je ne dis pas d'être supérieur, mais de suffire seul à tant et de si puissans ennemis? Cela est sans exemple

dans la monarchie. Un héros, un Achille y succomberait. Ou a fait, ajoute-t-il, de lourdes fautes je sais bien ce que je dis, je suis du métier, j'ai vu la guerre, et l'histoire m'en a beaucoup appris. Il parle là-dessus avec admiration d'Olivier Le Daim et de Jacques Cour: c'étaient là des hommes, dit-il, c'étaient des ministres. Il débite ses nouvelles, qui sont toutes les plus tristes et les plus désavantageuses que l'on pourrait feindre: tantot un parti des nôtres a été attiré dans une embuscade, et taillé en pièces : tantôt quelques troupes renfermées dans un château se sont rendues aux ennemis à discrétion et ont passé par le fil de l'épée. Et si vous lui dites que ce bruit est faux et qu'il ne se confirme point, il ne vous écoute pas: il ajoute qu'un tel général a été tué; et bien qu'il soit vrai qu'il n'a reçu qu'une légère blessure, et que vous l'en assuriez, il déplore sa mort, il plaint sa veuve, ses enfans, l'état, il se plaint lui-même, « il

a perdu un bon ami et une grande protection » Il dit que la cavalerie allemande est invincible: il pâlit au seul nom des cuirassiers de l'empereur. Si l'on attaque cette place, continue-t-il, on levera le siége, ou l'on demeurera sur la défensive sans livrer de combat, ou si on le livre, on le doit perdre ; et si on le perd, voilà l'ennemi sur la frontière. Et comme Démophile le fait voler, le voilà dans le cœur du royaume : il entend déjà sonner le beffroi des villes, et crier à l'alarme: il songe à son bien et à ses terres: où conduira-t-il son argent, ses meubles, sa famille? où se réfugiera-t-il? en Suisse, ou à Venise?

Mais à ma gauche Basilide (4) met tout d'un coup sur pied une armée de trois cent mille hommes, il n'en rabattrait pas une seule brigade: il a la liste des escadrons et des bataillons, des généraux et des officiers; il n'oublie pas l'artillerie ni le bagage. Il dispose absolument de toutes ces troupes : il en envoie tant en Allemagne et tant en Flandres : il réserve un certain nombre pour les Alpes, un peu moins pour les Pyrénées, et il fait passer la mer à ce qui lui reste. Il connaît les marches de ces armées, il sait ce qu'elles feront et ce qu'elles ne feront pas; vous diriez qu'il ait l'oreille du prince, ou le secret du ministre. Si les ennemis viennent de perdre une bataille où il soit demeuré sur la place quelque neuf à dix mille hommes des leurs, il en compte jusqu'à trente mille, ni plus ni moins, car ses nombres sont toujours fixes et certains, comme de celui qui est bien informé. S'il apprend le matin que nous avons perdu une bicoque, non-seulement il envoie s'excuser à ses amis, qu'il a la veille conviés à dîner, mais même ce jour-là il ne dine point; et s'il soupe, c'est sans appétit. Si les nôtres assiégent une place très-forte, très-régulière, pourvue de vivres

et de munitions, qui a une bonne garnison, commandée par un homme d'un grand courage, il dit que la ville a des endroits faibles et mal fortifiés, qu'elle manque de poudre, que son gouverneur manque d'expérience, et qu'elle capitulera après huit jours de tranchée ouverte. Une autre fois il accourt tout hors d'haleine, et après avoir respiré un peu : Voilà, s'écrie-t-il, une grande nouvelle, ils sont défaits à plate-couture, le général, les chefs, du moins une bonne partie, tout est tué, tout a péri: voilà, continue-t-il, un grand massacre, et il faut convenir que nous jouons d'un grand bonheur. Il s'assied, il souffle après avoir débité sa nouvelle, à laquelle il ne manque qu'une circonstance, qui est qu'il y ait eu une bataille. Il assure d'ailleurs qu'un tel prince renonce à la ligue et quitte ses confédérés, qu'un autre se dispose à prendre le même parti: il croit fermement (5) avec la populace qu'un troisième est mort, il nomme le lieu où il est enterré; et quand on est détrompé aux halles et aux faubourgs, il parie encore pour l'affirmative. Il sait, par une voie indubitable, que Tekeli fait de grands progrès contre l'empereur, que le grand-seigneur arme puissamment, ne veut point de paix, et que son visir va se montrer une autre fois aux portes de Vienne : il frappe des mains, et il tressaille sur cet événement dont il ne doute plus. La triple alliance chez lui est un Cerbère, et les ennemis autant de monstres à assommer. Il ne parle que de lauriers, que de palmes, que de triomphes, et que de trophées. Il dit dans le discours familier, « Notre auguste héros, »notre grand potentat, notre invincible monarque.» Réduisez-le si vous pouvez à dire simplement: « Le roi a beaucoup d'en» nemis, ils sont puissans, ils sont unis, ils sont aigris, il les » a vaincus, j'espère toujours qu'il les pourra vaincre. » Ce style, trop ferme et trop décisif pour Démophile, n'est pour Basilide ni assez pompeux, ni assez exagéré : il a bien d'autres expressions en tête : il travaille aux inscriptions des arcs et des pyramides qui doivent orner la ville capitale un jour d'entrée ; et des qu'il entend dire que les armées sont en présence, ou qu'une place est investie, il fait déplier sa robe et la mettre à l'air, afin qu'elle soit toute prête pour la cérémonie de la cathédrale.

Il faut que le capital d'une affaire qui assemble dans une ville les plénipotentiaires ou les agens des couronnes et des républiques soit d'une longue et extraordinaire discussion, si elle leur coûte plus de temps, je ne dis pas que les seuls préliminaires, mais que le simple réglement des rangs, des préséances et des autres cérémonies.

Le ministre ou le plénipotentiaire est un caméléon, est un La Bruyère.

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