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traits que Moliere employe pour crayonner fon Misantrope, ne font pas également heureux, mais les uns ajoutent aux autres; & pris tous ensemble, ils forment le caractere le mieux deffiné & le portrait le plus parfait qui jamais ait été mis fur le théâtre. Il n'en eft pas de même du Peintre, qui ne peint qu'une feule fois chacun de fes perfonnages, & qui ne fçauroit employer qu'un trait pour exprimer une paffion fur chacune des parties du vifage où cette paffion doit être rendue fenfible. S'il ne forme pas bien le trait qui doit exprimer la paffion; fi, par exemple, lorfqu'il peint un mouvement de la bouche, fon contour n'eft point précisément la ligne qu'il falloit tirer, l'idée du Peintre avorte ; & le perfonnage, au lieu d'exprimer une paffion, ne fait plus qu'une grimace, Ce que le Peintre fait de mieux dans les autres parties du vifage, peut bien engager d'excufer ce qu'il a fait de mal en deffinant la bouche, mais il ne fupplée pas Je trait manqué, C'eft même souvent en vain qu'il tente de corriger fa faute; jl recommence fans faire mieux; & semblable à ceux qui cherchent dans

leur mémoire un nom propre oublié, il trouve tout hormis le trait qui pourroit feul former l'expreffion qu'il veut imiter. Ainfi quoiqu'il foit des caracteres qu'un Peintre ne puiffe pas exprimer, moralement parlant, il n'en eft pas qu'un Poëte ne puiffe copier. Nous allons voir auffi qu'il eft bien des beautés dans la nature que le Peintre copie plus facilement, & dont il fait des imitations beaucoup plus touchantes que le Poëte..

Tous les hommes s'affligent, pleurent & rient; tous les hommes reffentent les paffions: mais les mêmes paffions font marquées en eux à des caracteres différens. Les paffions font variées, même dans les personnes qui, fuivant la fuppofition de l'Artisan, doivent prendre un égal intérêt à l'action principale du tableau. L'âge, la patrie, le tempérament, le fexe & la profeffion mettent de la différence entre les fymptomes d'une paffion produite par le même fentiment. L'affliction de ceux qui regardent le facrifice d'Iphigénie, vient du même sentiment de compaffion; & cependant cette affliction doit fe manifefter différemment en chaque

fpectateur, fuivant l'obfervation que nous venons de faire. Or le Poëte ne fçauroit rendre cette diverfité sensible dans fes vers. S'il le fait fur la fcène c'eft à l'aide de la déclamation, c'eft par le fecours du jeu muet des Ac

teurs.

On conçoit facilement comment un Peintre varie par l'âge, le fexe, la patrie, la profeffion & le tempérament, la douleur de ceux qui voient mourir Germanicus; mais on ne conçoit point comment un Poëte Epique, par exemple, viendroit à bout d'orner fon poëme par cette variété, fans s'embarraffer dans des descriptions qui rendroient fon ouvrage ennuyeux. Il faudroit qu'il commençât par un détail fatiguant de l'âge, du tempérament, & même du vêtement des perfonnages qu'il veut introduire à fon action principale. On ne lui pardonneroit jamais une énumé ration pareille s'il fait cette énumération dans fes premiers livres, le Lecteur ne s'en fouviendra plus, & il ne fentira pas les beautés dont l'intelligence dépend de ce qu'il aura oublié; s'il fait cette énumération immédiatement avant la catastrophe, elle de

viendra un retardement infupportable. D'ailleurs la Poëfie manque d'expreffions propres à nous inftruire de la plus grande partie de ces circonftances. A peine la Phyfique viendroit-elle à bout avec le fecours des termes qui lui font propres, de bien expliquer le tempérament plus ou moins compofé, & le caractere de chaque fpectateur. Pour faire concevoir fans peine & distinctement tous ces détails, il faut les expofer aux yeux.

Au contraire rien n'eft plus facile au Peintre intelligent que de nous faire connoître l'âge, le tempérament, le fexe, la profeffion, & même la patrie de fes perfonnages, en fe fervant des habillemens, de la couleur des chairs, de celle de la barbe & des cheveux, de leur longueur & de leur épaiffeur, comme de leur tournure naturelle, de l'habitude du corps, de la contenance, de la figure de la tête, de la physionomie, du feu, du mouvement & de la couleur des yeux, & de plufieurs autres chofes qui rendent le caractere d'un perfonnage reconnoiffable par fentiment. La nature a mis en nous un inftinct, pour faire le difcernement du

caractere

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caractere des hommes, qui va plus vite & plus loin que ne peuvent aller nos réflexions fur les indices & fur les fignes fenfibles de ces caracteres. Or cette diversité d'expreffion imite merveilleufement la nature qui, nonobftant fon uniformité, eft toujours marquée dans chaque fujet à un coin particulier. Où je ne trouve pas cette diverfité, je ne vois plus la nature & je reconnois l'art. Le tableau dans lequel plufieurs têtes & plufieurs expreffions font les mêmes, ne fut jamais fait d'as près la nature.

Le Peintre ne trouve donc aucune oppofition du côté de la mécanique de fon Art à mettre dans fon expreffion un caractere particulier. Il arrive même fouvent que le Peintre en opérant comme Poëte, fe fuggere à luimême comme coloriffe & comme aeffinateur des beautés qu'il n'auroit point rencontrées s'il n'avoit point eu des idées Poctiques à exprimer. Une invention en fait éclore une autre. Des exemples rendront encore notre réflexion plus facile à concevoir.

Tout le monde connoît le tableau de Raphaël, où Jefus Chrift confirme à Tome I.

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